de la capitale régionale
Capitale déchue, Rennes n’est plus au sortir de la Révolution française et de l’Empire qu’un chef-lieu de département et c’est peu dire que la cité et ses édiles se sont sentis, en conséquence, tout au long du 19e siècle, menacés par un déclin irrévocable. Réaffirmer la prééminence rennaise sur la Bretagne a ainsi été une dimension récurrente des politiques municipales dans une opposition toujours sous-jacente à Nantes. La prépondérance économique de cette dernière étant difficilement contestable, c’est en termes de prestige que l’enjeu est posé. C’est donc sur sa primatie intellectuelle et notamment universitaire que les édiles rennais vont s’appuyer, cherchant avec obstination à la renforcer afin de reconquérir sa réputation de capitale bretonne. Le consensus des élites rennaises est sur ce point quasi-général même s’il ne produit pas toujours des effets immédiats. C’est surtout à la fin du siècle, dans le contexte d’une République attachée à développer l’enseignement supérieur, que les efforts précédents sont consacrés. Si l’État joue un rôle important dans ce processus, les sacrifices financiers de la ville sont également déterminants. Aussi, lorsque la loi de 1896 restaure le titre d’Université, Rennes peut s’en parer avec éclat et son leadership régional en matière d’enseignement supérieur est indéniable. Longtemps établi sur la place reconnue de sa faculté de Droit et de son École de Médecine, il s’appuie, à la veille de la Grande Guerre, sur une multiplicité d’institutions à l’exemple des Écoles régionales des Beaux-Arts et d’Architecture. Rennes peut alors se représenter en capitale intellectuelle de la Bretagne telle que la donne à voir la fresque du grand escalier de l’Hôtel de ville réalisée en 1913.
Dans cette volonté de reconquête d’une primauté régionale, il est frappant de voir que la cité a su jouer au gré des contextes et des enjeux sur une identité fluctuant, en fonction de ses intérêts, entre son statut de ville bretonne et celui de ville française. C’est que désireux de réaffirmer la primatie de la ville sur la région et donc de donner des gages de sa bretonnité, les édiles rennais savent aussi combien les décisions du pouvoir central sont décisives pour asseoir son prestige. Les grandes fêtes historiques de 1911, organisées par la municipalité Janvier, sont symptomatiques de ces ambiguïtés identitaires. Commémorant le 420e anniversaire de l’Union de la Bretagne à la France, elles sont marquées par l’inauguration du monument statuaire de Jean Boucher, installé dans la niche de l’Hôtel de ville, et par l’inauguration du nouveau bâtiment des facultés. En liant « l’université, la ville et la province », ces fêtes consacrent Rennes comme ville capitale et centre intellectuel tout en célé- brant l’union à la France.
La Grande Guerre modifie sensiblement la donne, réactivant l’enjeu de la fonction de capitale dans le cadre des découpages régionaux qui s’élaborent alors. Parallè- lement, elle donne aux considérations économiques une importance accrue, relativisant les héritages de l’histoire jugés souvent passéistes. La constitution des régions économiques, en avril 1919, fruit de réflexions menées pendant la guerre, souligne ces évolutions. Rennes devient le centre d’une VIe région économique singulièrement restreinte, regroupant l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère, tandis que le département du Morbihan est rattaché à la Ve région, axée sur Nantes. La rivalité entre les deux villes est patente et Rennes n’est pas la mieux armée. En témoigne la réforme de 1922 qui retire à la VIe région économique la partie sud du Finistère, autour de la Chambre de commerce de Quimper, rattachée à la Ve région. Tout l’entre-deux-guerres est marqué par cette rivalité qui se joue essentiellement autour des équipes municipales et des Chambres de commerce. Si Rennes peut compter sur l’engagement des milieux régionalistes bretons, aux conceptions traditionalistes, qui voient en elle la capitale naturelle et historique de la Bretagne, ses édiles sont bien conscients qu’ils ne peuvent en rester à cette argumentation. À l’instigation de Lucien Bahon-Rault, président de la Chambre de commerce de la ville, ils œuvrent à faire exister en pratique et sur le plan symbolique la Bretagne comme une réalité économique croissante afin de conforter le cadre territorial où la primauté rennaise semble aller de soi. Ainsi sont créés la Fédération des syndicats d’initiative de Bretagne et un Comité régional de propagande touristique.
Désormais intimement associée à la question du découpage régional, la place de Rennes en Bretagne devient un enjeu majeur dans le cadre du régime de Vichy lorsque le maréchal Pétain envisage la reconstitution des provinces conformément aux principes réactionnaires de la Révolution Nationale. La perspective de la reconstitution d’une province bretonne pose en effet au premier plan celle de sa future capitale, réactivant fortement la rivalité avec Nantes. Face à cette dernière qui valorise sa dimension économique pour revendiquer la tête d’une province élargie à son hinterland, les partisans de Rennes, autour de la municipalité, de la Chambre de commerce et des journaux comme L’Ouest-Éclair, entendent replacer les aspirations de la cité dans le cadre d’un régionalisme traditionnel a priori plus en phase avec les convictions régionalistes du régime. C’est du reste le cas, comme l’attestent les assurances que donnent le maréchal Pétain au maire de Rennes, François Chateau, à la fin du mois de juin 1941. Mais le décret gouvernemental du 30 juin qui délimite les préfectures régionales relativise ce succès. Alors que la reconstitution des provinces n’aura finalement jamais lieu, il fixe le cadre géographique de la préfecture régionale de Bretagne en la réduisant à quatre départements. Si la primauté rennaise apparaît renforcée au détriment de Nantes, elle s’inscrit néanmoins dans un espace régional restreint. Les polémiques passionnées ayant marqué ces débats confirment, en tout cas, le rôle des bricolages identitaires qui s’effectuent autour d’une instrumentalisation de l’histoire dans le cadre d’une utilisation concurrentielle du passé appelée d’ailleurs à se pérenniser.
La Libération n’a nullement remis en cause ce découpage et force est de constater qu’en ce qui concerne la Bretagne, c’est bien le cadre géographique de l’ancienne préfecture régionale de Vichy qui est repris lors de la définition en 1956 des « régions de programme ». Pour autant, le discrédit du mouvement breton consécutivement à son attitude durant l’Occupation ne pousse guère à relancer le débat tandis que la dynamique des Trente Glorieuses impulse d’autres préoccupations. La primatie rennaise en Bretagne se construit toujours sur sa prédominance intellectuelle à laquelle le maire Henri Fréville est attaché tout comme une grande partie des élites rennaises. Néanmoins, la constitution de l’Université de Brest, en 1969, pointe une concurrence qui met à mal l’identité entre la ville et la région autour de son université et semble restreindre l’influence de Rennes dans les zones bretonnantes de la région qui ont parfois regardé avec circonspection son double statut de ville française et de ville bretonne.
Le renouvellement des enjeux s’effectue, pour l’essentiel, avec les lois Defferre de 1982 sur la décentralisation qui dessinent une nouvelle configuration donnant à la fonction de capitale régionale une dimension institutionnelle et politique bien plus forte. Siège de l’assemblée régionale, Rennes semble consacrée dans ce statut. Pour autant, l’élection au suffrage universel du Conseil régional oblige les édiles rennais à prendre en compte l’opinion publique de la région et à projeter une image de la cité qui légitime ce statut. Capitale de la Bretagne, Rennes se doit donc à nouveau de donner des gages de sa bretonnité.
À la tête de la municipalité depuis 1977, les socialistes tardent pourtant à réactiver l’identité bretonne de la ville, il est vrai jamais facile à mettre en scène du fait de sa position géographique excentrée et de sa large extériorité à une identité qui continue de se définir, de manière restrictive, autour de la langue bretonne et des expressions culturelles qui l’accompagnent. Les évolutions décisives se produisent à partir des années 1990 sous l’effet de la pression politique, parfois vindicative, des milieux régionalistes, dont certains acteurs se pensent comme les « éveilleurs » d’une « nation bretonne » endormie, et d’un « revival » culturel indéniable porteur de dynamiques économiques que les édiles et les acteurs de la cité cherchent à valoriser.
L’incendie dramatique du Parlement de Bretagne, en 1994, vient donner une forte impulsion à cette réaffirmation de l’identité bretonne de la ville. L’intense émotion qui l’accompagne resserre les liens de la population rennaise et de ses édiles avec le monument patrimonial le plus emblématique de son identité urbaine tandis que la solidarité qui se développe dans toute la région permet d’afficher les liens de Rennes et de la Bretagne. C’est, du reste, significativement, peu de temps après, en 1996, que la municipalité crée, à l’instigation d’Edmond Hervé, un Comité consultatif à l’identité bretonne. Rennes (Roazhon) se redécouvre alors une identité bretonne depuis longtemps assoupie. Les panneaux bilingues de signalisation se multiplient dans une ville qui n’a jamais véritablement parlé breton même si le nombre de locuteurs n’a cessé de s’accroître, tout en restant très modeste, sous l’effet de la multiplication de l’offre scolaire en langue bretonne à laquelle la municipalité apporte son soutien.
Cet engagement est d’autant plus prononcé qu’il s’insère aussi dans un cadre institutionnel régional qui n’est pas sans l’influencer. Nombre d’institutions culturelles rennaises affichent ainsi, le plus souvent dans leur dénomination, leur référence à la Bretagne. Par ailleurs, l’élection de Jean-Yves Le Drian à la tête de la région, en 2004, tisse un cadre d’action et de réflexion sur la question de l’identité bretonne qui s’impose peu ou prou aux acteurs socialistes de la cité. Ce mouvement profond, relayé et amplifié par la presse locale, n’est pas sans porter ses fruits dans l’opinion comme l’atteste la toute récente dénomination du stade de football de la route de Lorient, désormais appelé Roazhon Park à l’issue d’une consultation d’internautes.
Cette dynamique ne doit cependant pas masquer d’autres réalités et, comme par le passé, Rennes et ses édiles savent jouer sur les ressorts d’une identité protéiforme. La récente redéfinition des circonscriptions régionales par le gouvernement Valls l’a montré dans le cadre des questionnements et des polémiques particulièrement intenses qui l’ont accompagnée. Si le débat a semblé réactiver les querelles du passé entre les partisans d’une « Bretagne historique », posant en principe la dimension essentialiste de la Bretagne d’Ancien Régime, et les partisans d’une circonscription régionale élargie au nom des réalités économiques, il a néanmoins montré de sensibles inflexions. En affirmant son engagement en faveur de cette seconde solution, dans le cadre d’une circonscription réunissant la Bretagne et les Pays de la Loire, la nouvelle maire de Rennes, Nathalie Appéré, a témoigné d’une approche singulière au regard des positions défendues traditionnellement par les édiles rennais dans ce débat. La volonté de dépasser la vieille rivalité avec Nantes est patente, mettant en évidence les liens établis entre les deux villes à l’initiative de Daniel Delaveau, son prédécesseur, et de Jean-Marc Ayrault. Par la voix de sa maire, Rennes affiche une nouvelle fois sa capacité à jouer sur des statuts différents. Ville bretonne, bien plus qu’elle ne l’a jamais été au cours de la période contemporaine, Rennes entend aussi se présenter, à l’instigation de bon nombre de ses acteurs économiques et politiques, comme une métropole de l’Ouest, attentive à s’inscrire dans un cadre territorial qui lui semble correspondre aux défis actuels qui structurent l’espace européen. En ce sens, les édiles rennais font une nouvelle fois la preuve d’un attachement privilégié et prépondérant à la défense des intérêts de la cité.