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Dossier
#30
L’indispensable noeud ferroviaire rennais
RÉSUMÉ > À la fois interface fonctionnelle entre le front et l’arrière, espace social, lieu de transgression ponctuellement, la gare a pris, au cours de la Grande Guerre, une importance qu’elle n’avait sans doute jamais eu depuis l’arrivée du chemin de fer à Rennes en 1857. Départ des régiments, arrivée des trains de blessés, centre névralgique du ravitaillement industriel pour l’effort de guerre : la gare connecte directement la capitale bretonne au fracas des tranchées.

     « La 6e section de munitions embarque à la gare de Rennes (quai de Saint-Hélier) à 2 heures du matin » : c’est par ces mots que débute, à la date du dimanche 9 août 1914, le journal des marches et opérations (JMO) de cette unité qui dépend du 7e régiment d’artillerie de campagne (RAC), l’un des deux régiments d’artillerie cantonnés à Rennes avant-guerre. C’est par cette même gare que transitent, par ailleurs, les trois régiments d’infanterie et celui de cavalerie que compte la ville – de l’ordre de 10 000 hommes. L’on imagine mieux, dès lors, « de quelle activité, de quelle énergie incessante le personnel des chemins de fer a dû faire preuve depuis le premier jour de la mobilisation », ainsi que l’écrit L’Ouest-Éclair dans son édition du 16 août 1914.
    En l’espace de quelques jours en effet, la gare de Rennes est devenue le coeur et les poumons de la ville en guerre. Durant cinq années, jusqu’à la fin de l’été 1919, elle est une sorte de sas entre l’arrière et le front : le lieu par excellence des échanges entre une ville au destin certes tourmenté mais somme toute protégée des affres de la guerre et de ses destructions d’une part, d’autre part cet inconnu mortifère que constitue la zone dite « des armées ».

     Le départ des régiments, à compter du 4 août, n’est que l’ultime étape d’un processus qui, préparé de longue date, a dans un premier temps conduit à la concentration à Rennes ou au transit par la ville de dizaines de milliers de réservistes et territoriaux – 30 000 à 40 000 selon L’Ouest-Éclair, de l’ordre de la moitié des mobilisés du département –, appelés à rejoindre leurs unités dès le 2 août, premier jour de la mobilisation.
    Des voies « noires de monde », des « wagons bondés », dans lesquels l’on monte « indistinctement en première, deuxième, ou troisième classe », « jusqu’à douze et quinze personnes » dans chaque compartiment, des fourgons « envahis » : le grand quotidien rennais rend assez bien compte de l’ambiance qui put prévaloir dans les trois premiers jours d’août, alors que, dans le même temps, « les Rennais tenaient à saluer ceux de leurs concitoyens qui regagnaient leurs corps. À chaque départ de train, c’étaient des ovations patriotiques », rapporte le journaliste dont les propos ne peuvent malheureusement être illustrés d’aucun cliché.
   Avec le départ pour les frontières des différents régiments rennais à compter du 4 août, les flux qui, jusqu’alors, pour l’essentiel, convergeaient vers Rennes, s’inversent. Le 24e Dragons est le premier à partir, au matin du 4 août : « l’embarquement était prévu à 4 h 30 et à 4 h 30, suivant l’exactitude militaire, nous avons tous “nos places, nos billets pour Berlin” », rapporte un cavalier. « Et je vous garantis que c’est un train de plaisir. Personne ne pense aux pruneaux que quelquesuns devront digérer », précise-t-il. Suivent le 41e RI le 5 août, le 241e, son régiment de réserve, le 8 août, les 7e et 50e RAC, les états-majors du 10e corps d’armée, de la 19e division, de la 87e division territoriale, enfin les « pépères » du 75e régiment d’infanterie territorial, les derniers à partir le 13.

     En l’espace de quelques jours, la gare de Rennes, à elle seule, aura eu à constituer plus de 131 trains dits de concentration, partis suivant des dates et des horaires fixés à l’avance dans le cadre du plan de mobilisation, afin d’éviter accidents et embouteillages ferroviaires à proximité des frontières. Des dizaines d’autres trains y auront transité, en provenance de Brest, de Guingamp, de Saint- Brieuc, de Dinan notamment où d’autres régiments des 10e et 11e corps d’armée ont embarqué.
    Parmi les artisans de cette prouesse, figure Jean Janvier, le maire de Rennes. Officier de réserve, il a été nommé commissaire militaire de la gare de la ville par décret du 3 juin précédent – au lendemain de la visite de Poincaré à Rennes : sans doute n’est-ce pas tout à fait un hasard. Il a depuis, du 15 au 17 juin, participé à un exercice avec des officiers du 4e bureau de l’étatmajor de l’Armée en gare de Rennes. C’est donc tout naturellement que, dès le 1er août, il rejoint son poste, « sans délai », écrit-il dans ses mémoires. « Cinq officiers, capitaines et lieutenants, [lui] étaient adjoints, ainsi que trois sergents-secrétaires et six soldats plantons, plus un poste de police commandé par un officier », précise-t-il.
    Aux côtés des employés civils de la gare, ce sont ces militaires qui gèrent les flux ferroviaires, limités ou presque aux seuls convois au profit des armées. Jusqu’en fin de journée le 2 août, on accepte encore dans les trains « toutes les personnes munies de coupons de retour et regagnant leur domicile. Mais à partir de ce moment, le chemin de fer a été exclusivement utilisé par l’autorité militaire », rappelle L’Ouest-Éclair dans son édition du 3. Ce n’est qu’à partir du 10 que « les trains prennent des civils », ainsi que le titre le quotidien : quatre trains partent alors chaque jour vers Paris, autant vers Saint-Malo ou Brest, deux vers Redon ou Châteaubriant, mais « les voyageurs doivent se faire inscrire d’avance aux guichets ». Au même moment, la Compagnie des tramways à vapeur d’Ille-et-Vilaine dont les lignes, convergeant vers Rennes pour la plupart, ont joué un grand rôle dans les opérations de mobilisation, peut annoncer la reprise d’un trafic largement diminué par le départ d’une bonne partie de son personnel.
    Durant toute cette période, les barrières des passages à niveau ont été maintenues baissées, afin de ne pas entraver les mouvements des trains militaires. La plupart de ces points de passages sont surveillés par des gardes-voies relevant de la garde civile mise sur pied, avec un inégal succès dans le département, à compter de la mi-août. Les autorités militaires peuvent dès lors se consacrer aux nouveaux problèmes qui se présentent à elles.

     À compter du 13 août en effet, alors que la guerre reste à distance, la gare est le lieu par lequel les Rennais vont pouvoir découvrir un certain nombre de ses réalités les plus dures. C’est ici que débarquent les blessés des combats des premiers jours, une trentaine d’hommes dont les quelques déclarations sont savamment reprises par la presse locale afin de rappeler combien la victoire est proche avec des combattants aussi valeureux… Après quelques semaines, l’on ne prendra plus guère la peine de signaler l’arrivée de ces convois : c’est par dizaines de milliers probablement que transiteront les blessés en gare de Rennes, justifiant la mise en place d’une Société de secours aux blessés militaires, à l’initiative de la Croix-Rouge locale. OEuvrant dans une équipe de brancardiers des Hospitaliers sauveteurs bretons, le jeune René Patay – maire de Rennes en 1944 –, encore adolescent, y découvre la guerre et ses horreurs : « comme je suis le plus souple et le plus mince », se souvient-il dans ses mémoires, « je dois ramper sous les brancards, mettant les mains dans le sang répandu, pour les décrocher des crochets du fond […]. Lorsqu’il s’agit de fractures du fémur avec plaie ouverte remplie d’asticots, c’est un travail vraiment pénible pour tous ».
    L’oeuvre du ravitaillement gratuit en gare de Rennes est quant à elle fondée après l’arrivée des premiers convois de réfugiés belges en gare de Rennes, le 26 août 1914. Chargée de recevoir les dons en denrées et vêtements des Rennais, elle s’installe dès le premier jour dans une des halles de la petite vitesse, bénéficiant de l’aide matérielle de la municipalité : Jean Janvier fait apporter par les services de la ville bancs, tables et vaisselle pour accueillir et nourrir les milliers de réfugiés qui vont y transiter au cours de l’automne 1914, en provenance de Belgique ou du nord de la France.
    Les premiers prisonniers allemands qui y arrivent au même moment ou presque ne sont pas l’objet des mêmes attentions. Ils sont, il est vrai, proportionnellement assez peu nombreux à s’arrêter à Rennes : la plupart sont des blessés, soignés dans l’un des hôpitaux militaires de la ville. Les autres sont transférés vers les principaux camps des environs : Coëtquidan dont l’administration dépend du commandant de la 10e région militaire, installé à Rennes, Vitré, Fougères ou Châteauneuf d’Ille-et-Vilaine pour les officiers.

     À compter des mois de septembre octobre 1914, la gare de Rennes entre ainsi dans une nouvelle normalité, celle de la guerre. Son quotidien est dès lors rythmé par la juxtaposition de ses activités militaires et civiles.
    Blessés et prisonniers y débarquent très régulièrement. Les renforts à destination des régiments au front, fort éprouvés au cours de l’année 1914, y convergent régulièrement, jeunes conscrits dont l’instruction vient de se terminer à l’arrière ou convalescents devant rejoindre leur unité après une blessure. Armandine Le Douarec, femme d’un avocat rennais mobilisé, écrit à son mari en janvier 1917 avoir vu en gare de Rennes « des pauvres gosses de vingt ans prêts à se diriger vers le front ». « On les empêchait de sortir de la gare », précise-t-elle. Et d’expliquer : « L’un d’eux désirait voir sa mère à Rennes. Pour lui rendre service, je file au 27 avenue de la Gare. Je tombe sur un vrai bordel. Je trouve à la première porte une citoyenne en peignoir élégant, en cheveux sur le dos et décolletée jusqu’au milieu de la poitrine de façon à faire voir ses seins » : la proximité de la gare engendre aussi la création ou le développement d’activités, des activités en tous genres.
    La présence de l’arsenal génère quant à lui d’importants flux de marchandises : matières premières dans un sens, armes et surtout munitions dans l’autre. C’est aussi vers la gare ou ses dépendances que convergent une bonne part des denrées réquisitionnées par l’Armée, céréales ou animaux tout particulièrement. Et ce n’est pas un hasard, bien évidemment, si c’est à proximité des voies que la ville de Rennes constitue, à l’initiative de son maire, un « parc à charbon » – d’ailleurs placé sous la garde des employés des chemins de fer – destiné à offrir à la population un combustible à moindre prix en municipalisant pour une part sa vente et en limitant ainsi les risques de spéculation.
    Située sur la voie majeure Brest-Paris et, au-delà, le front, la gare de Rennes voit aussi le passage de nombreuses troupes débarquant dans le grand port du Ponant. C’est par là que transitent des divisions portugaises ou russes en 1916 par exemple, mais aussi et surtout la plus grande partie des troupes américaines à compter de l’été 1917. Ce n’est sans doute pas un hasard d’ailleurs si la plupart des dépôts américains du département se situent à proximité de Rennes, justement sur cet axe ferroviaire majeur : à Rennes même, où stationnent des unités du 314th infantry regiment, à Cesson, à Châteaubourg. Quant aux Sammies cantonnés à Coëtquidan, le curé de Chartres-de-Bretagne nous apprend qu’ils convergent en nombre vers Rennes et ses animations chaque fin de semaine, profitant de permissions de quelques heures.

     « Tu veux me surprendre au lit, viens vite ! », écrit Armandine Le Douarec à son époux en mai 1917, alors que celui-ci, officier au 241e RI, doit revenir en permission à Rennes. « De Paris pour Rennes, tu as trois trains : un le matin à 7 h 30 et le soir à 8 h 15 et 8 h 27 », prendelle soin de préciser.
    À compter de juillet 1915, l’adoption de ce système des permissions – 7 jours tous les six mois en moyenne – redonne aux gares, et notamment à celle de Rennes, une place centrale dans l’économie des flux d’hommes mais aussi de nouvelles entre le front et l’arrière : l’on s’attend sur le quai, l’on se raccompagne aussi, au bout d’une semaine trop rapidement passée. Pour ces raisons mêmes, elles deviennent l’un des hauts lieux de la protestation contre la guerre : dès décembre 1916, Julien Chopin, artilleur originaire de Boistrudan, au sud-est de Rennes, décrit le moral des poilus comme « très bas et ils ne se privent pas pour le crier dans les gares. Si vous aviez entendu la séance de Rennes. Jusqu’à “Vive les Boches” qu’on entendait de tous côtés ». « On n’en avait tout de même pas vu autant », conclut-il.
    À la fin du printemps et au début de l’été 1917, alors que les mutineries se développent en arrière du front, dans l’Aisne et en Meuse, le mouvement se répand le long des grandes lignes de chemin de fer. Il revient entre autres au commissaire divisionnaire de Rennes et à ses hommes de surveiller les « graves désordres » qui se produisent dans les trains de permissionnaires qui convergent vers la ville depuis Redon ou Saint-Brieuc. Les incidents les plus graves ont lieu fin juin début juillet 1917 : Julien Chopin, au retour d’une nouvelle permission, décrit des « disputes entre poilus et cognes » – les gendarmes – en gare de Rennes, des « bris de carreaux » par certains qui, « comme ils étaient en première, en ont brisé pour des sous ». Le mouvement perd rapidement de son ampleur cependant, notamment après la fermeture de certaines gares au public. Le 6 juillet, le commissaire rapporte que si « les départs de permissionnaires sont toujours bruyants, on ne constate plus la surexcitation ni l’agitation antérieures ».

     Lieu symbolique de l’entrée en guerre, la gare est aussi celui où vient se clore, à compter de novembre 1918, la douloureuse parenthèse ouverte en août 1914. À partir de début décembre, le retour d’Allemagne des premiers prisonniers de guerre français est l’occasion de modestes cérémonies auxquelles Jean Janvier, maire de Rennes, assiste, ponctuellement, à l’arrivée d’un convoi plus important. La première venue en France de Woodrow Wilson ne permet pas d’organiser les cérémonies que l’on avait envisagées. C’est certes en train que le président américain, qui a débarqué à Brest la veille, quitte le port pour Paris le 14 décembre dans la journée, après deux jours de festivités. Mais, alors qu’il est accueilli triomphalement en gare de Morlaix et de Plouaret par exemple, dans des gares pavoisées où la population locale se masse, son passage par celle de Rennes fait pâle figure : il n’y arrive en effet qu’au milieu de la nuit. Dans une gare surveillée par gendarmes français et policemen américains, les « spectateurs parlent bas en rôdant autour des mystérieux salons » du train présidentiel, rapporte un journaliste de L’Ouest-Éclair, comme déçu de la discrétion de ce passage : « on dirait qu’ils ont peur de réveiller l’hôte illustre », conclut-il.
    L’accueil des trois bataillons du 41e RI, fin août 1919, prend une tout autre dimension. Certes, « les trains arrivent avec un retard déconcertant », note L’OuestÉclair du 30 août, 8 heures pour le premier, près de 24 pour le second, bien loin de la ponctualité soulignée par le journal en août 1914. Mais la réception organisée en gare même de Rennes est « débordante de joie, de gaieté et de cordialité ». Peu après minuit, les poilus regagnent la caserne Mac-Mahon, « tambours battant, clairons sonnant ». La gare retrouve alors son calme. La guerre est bien finie.
    À la fois interface fonctionnelle entre le front et l’arrière, espace social, lieu de transgression ponctuellement, la gare a pris, au cours de la Grande Guerre, une importance qu’elle n’avait sans doute jamais eu depuis l’arrivée du chemin de fer à Rennes en 1857. Le conflit en a fait, notamment pour les jeunes hommes, le coeur d’une nouvelle culture de la mobilité qui en garde durablement la marque. C’est en gare de Rennes que l’on accueille les convois ramenant les corps de soldats rendus à leur famille, à partir de 1921 surtout. C’est aussi de la gare de Rennes que partent nombre de pèlerinages d’anciens combattants, contribuant à conserver au lieu ses rapports singuliers avec les années de guerre.