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Dossier
#30
RÉSUMÉ > Massivement diffusées durant toute la durée du conflit, les cartes postales deviennent un vecteur essentiel de la propagande militariste durant la Grande guerre. Même si elles n’occupent à cette époque qu’une place secondaire par rapport à la presse, il s’en est échangé entre 4 et 5 milliards en France en quatre ans. Les Rennais ont contribué, au même titre que les grands éditeurs nationaux, à leur impression et à leur distribution. Les messages de ces cartes postales exaltent tout à la fois les valeurs patriotiques et les principes hygiénistes de l’époque.

     Militaires en uniforme, régiments défilant au pas, caricatures de l’ennemi, chansons patriotiques, photos des tranchées mises en scène, ou des hopitaux de l’arrière… Le recours massif aux cartes postales durant la première guerre mondiale fournit un bon indicateur du climat militaire et politique de l’époque, en fonction des thèmes retenus pour les illustrer. Ainsi, à Rennes, les premiers mois du conflit voient se multiplier les cartes de propagande extérieures à la ville, stigmatisant l’ennemi, ainsi que quelques séries locales idéalisant la guerre et l’héroïsme du soldat pour mobiliser les esprits. Il s’agit d’occulter l’horreur, mais d’afficher les chefs, comme le général commandant de la 10e Région militaire lors de son entrée dans Rennes (le plus souvent des clichés réutilisés d’année en année), et surtout d’exalter la Patrie, y compris en flattant le particularisme breton. Dans le style revanchard, les librairies rennaises, parmi lesquelles le Comptoir de la Carte Postale 17 rue de la Monnaie, proposent dès novembre 1914 des cartes des chansons de Théodore Botrel, notamment celles dédiées au 41e régiment d’infanterie de la caserne Saint-Georges. Parmi les plus connues, En chantant, carte illustrée d’un portrait de fantassin en uniforme de 1870 et Rosalie, l’hymne à la baïonnette française devenue rose et vermeille « du sang impur des Boches1 ». À leur manière, ces chansons illustrées entendent contribuer à la mobilisation des troupes, mais dans les faits, elles touchent surtout l’arrière. En effet, confrontés à l’épreuve du feu puis des tranchées, les combattants dénoncent bientôt le « bourrage de crânes ». D’après Émile Morin, celui qui l’éleva « à des hauteurs insoupçonnées jusqu’alors fut Théodore Botrel ; celui-ci s’honorait de l’amitié et de l’admiration de Maurice Barrès, qui avait écrit pour son livre Les Chants des bivouacs une préface où il notait avec satisfaction : « Millerand (Ministre de la Guerre, N.D.L.R.) a fait une jolie chose : il a chargé Botrel de se rendre dans tous les cantonnements, casernes, ambulances, hôpitaux pour y dire et chanter aux troupes des poèmes patriotiques. » En réalité, les Poilus « commandés de corvée de Botrel » auraient tout fait pour y échapper2.

     Progressivement, ces cartes postales se transforment en illustrations aussi déconnectées des réalités du front que des préoccupations de l’arrière. La mobilisation des hommes, en s’inscrivant dans la durée, attise la quête d’informations des familles. Désormais, ce n’est plus le destin des « Grands de ce monde » qui passionne les foules, mais l’actualité du front sur lequel des proches sont mobilisés depuis de longs mois. Dès la fin de l’année 1915, au moment où l’opinion publique commence à éprouver l’installation dans la durée de la guerre, et où les lignes des tranchées rendent obsolètes les représentations traditionnelles du combat, les cartes de type « portrait de fantassin idéalisé » se raréfient, sans disparaître pourtant complètement. De nouveaux thèmes font leur apparition : le sort des blessés, les campagnes en faveur de la souscription des bons de guerre et des emprunts de la Défense Nationale ou la mobilisation de l’arrière. Les cartes postales rennaises, notamment celles du libraire papetier Edmond Mary-Rousselière du 2 rue de Berlin (actuelle rue Edith-Cavell), enregistrent le déroulement des événements en les détaillant comme des reportages-souvenirs. Le message patriotique s’affiche clairement dans les légendes, mais aussi dans le choix des prises de vue comme dans leurs détails. Ces clichés donnent à voir l’effort de guerre rennais, tant par le développement de l’industrie d’armement que par la mise en place d’hôpitaux militaires auxiliaires. Le caractère total de la guerre est souligné par la puissance de l’artillerie française et le nombre important des saisies d’armes de guerre allemandes.

     La série Guerre européenne 1914 vendue par Mary- Rousselière montre, entre autres, le matériel allemand déposé à l’Arsenal de Rennes. Une autre de ses séries, composée de vues prises dans les Casernes de Guines et du Colombier exhibe la pièce d’artillerie de campagne alors la plus plébiscitée par la propagande : le fameux canon 75 mm modèle 1897. Emblème de la puissance française, objet d’un culte des militaires et des patriotes qui voyaient en lui une solution miracle à tous les problèmes du front, le « 75 » est présenté localement, comme le « joujou si détesté des Allemands3 ».
    Hôpitaux auxiliaires, saisies de guerre : ces images classent Rennes parmi les principales villes de l’arrière. Ce qui ne devait sans doute pas déplaire à la municipalité de Jean Janvier, qui se singularise en Bretagne par une politique volontariste, qu’elle voulait exemplaire, qualifiée par Yann Lagadec de « municipalisme » ou de « dirigisme municipal4 ». Elle repose sur la création de multiples institutions, tel que le Comité central des secours de guerre, oeuvre des secours hebdomadaires aux soldats convalescents, dont l’image est placée sous le contrôle de l’administration municipale : une série de cartes postales est mise en vente, chaque section posant devant le monument de l’Union de la Bretagne à la France inauguré par Janvier en 1911. Monsieur le Maire lui-même s’y fait photographier le 10 mars 1918, en compagnie du préfet Juilliard, du général d’Amade et des membres de la Mission américaine Rockefeller et de la Croix-Rouge Américaine5. Créée en 1913, la Fondation Rockefeller « pour le bien-être de l’humanité » avait proposé un plan antituberculeux à la France, accepté par le gouvernement en janvier 1917.

Conférences Rockfeller contre la tuberculose

     Arrivée en mars 1918 à Rennes grâce aux efforts d’un proche de Janvier, le docteur Athanase Follet, président du Comité d’Ille-et-Vilaine d’assistance aux militaires réformés blessés de la tuberculose, l’équipe ambulante de la Rockefeller multiplie dans tous les quartiers de la ville, jusqu’au 1er avril, conférences, projections cinématographiques, expositions, affichages et distributions de cartes postales, pour lutter contre trois fléaux : l’alcoolisme, la tuberculose et la syphilis6. Un journaliste du journal Le Matin témoigne : « Il y a de tout dans le spectacle : des films d’art et des films enfantins, […] Vous riez ? Tant mieux. Ils riaient aussi les spectateurs des grandes conférences et des quarante petites causeries que, dans une seule ville, comme Rennes, la commission Rockefeller a portées de l’école à l’atelier, de l’atelier à l’usine. Mais pendant que ces braves gens se réjouissaient, la conviction, qu’une parole persuasive venait d’éduquer en eux, se cristallisait dans une image. À cet égard, l’homme est pareil à l’enfant : il croit à ce qu’il a vu. Les directeurs du « département international d’hygiène » de la fondation Rockefeller ont remarqué que la meilleure denrée ne se vendait qu’à la condition « de vous enfoncer ce clou dans la tête7 ». Les cartes postales distribuées, illustrées de dessins simples, mettent en scène des actes d’hygiène où les enfants servent d’exemples aux adultes. Certaines cartes rappellent les films projetés : ainsi, « Va-ten ! Sale mouche » permet à chacun de se remémorer les préceptes inculqués dans le court-métrage de propagande contre les animaux transmetteurs de maladies « Craignez la mouche8 ». La presse avait annoncé que les habitants comprendraient « toute la noblesse et tout le désintéressement de cette assistance qui nous vient d’outre-mer, et qui n’a d’autre objectif que de sauver la race9 ». Les conférences types destinées aux adultes, après une ultime récapitulation hygiéniste, s’achèvent souvent sur des accents patriotiques : « Les batailles les plus décisives pour l’avenir d’une Race se livrent autour de ses berceaux. Et leur sort est entre les mains des mères. Il serait criminel et stupide que cette terre de France, si largement ensemencée par vos souffrances, vos sacrifices et vos deuils demeure stérile par votre Faute10 », quand elles ne sont pas introduites par : « Aux armes ! Pas seulement contre les Boches, mais aussi contre la Tuberculose11 ! ». L’adhésion au discours patriotique fait alors partie intégrante de l’effort de guerre rennais.

Mary-Rousselière, un éditeur prolifique

     Si les sources sont peu nombreuses sur la propagande par l’image à Rennes entre 1914 et 1918, l’étude de quelques collections de cartes postales nous permet de saisir son ampleur. La liste des cartes postales éditées par E. Mary-Rousselière réunit au bas mot quatorze séries différentes portant sur la Guerre Européenne et ce, sur toute la durée du conflit. À noter qu’avec l’allongement de la durée des hostilités, les millésimes des légendes en caractères gras de Mary-Rousselière s’étalent de plus en plus : de la série Guerre Européenne 1914 à celle de Guerre Européenne 1914-15-16-17, il est possible de sentir le désenchantement de l’éditeur, qui depuis 1916 freinait son activité et recyclait ses clichés de 1914 et de 1915, désillusion peut-être accentuée sur le plan personnel par l’échec des recherches pour retrouver son frère René, disparu à Bièvre, dans le Luxembourg belge, le 23 août 1916.
    Edmond Mary-Rousselière est reconnu aujourd’hui comme le plus productif des éditeurs de cartes postales de Rennes et d’Ille-et-Vilaine, de la Belle époque à la Grande Guerre. Difficile de dire si les conséquences du conflit hâtèrent la fin de sa carrière, mais elles le furent, de fait, pour nombre d’éditeurs et de photographes rennais déclarés « Morts pour la France », comme l’éditeur René Warnet, libraire-antiquaire 7, rue Nationale ; d’autres abandonnèrent toute activité liée à la photographie et aux cartes postales après leur démobilisation, comme le photographe Charles Bailly. La guerre a mis fin à l’âge d’or de la carte postale photographique rennaise, celui des beaux phototypes et des séries documentaires de qualité ; en revanche, elle a offert d’heureux jours aux cartes postales illustrées satiriques et de propagande nationale…