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Dossier
#07
L’intercommunalité en réformes : la « commune du 21e siècle » se fait attendre…
RÉSUMÉ > Deux réformes vont affecter dans le proche avenir la manière dont les communes et les intercommunalités se partagent la conduite de l’action publique territoriale de proximité. L’une, présentée comme suppression de la taxe professionnelle a déjà eu lieu, et les effets prévisibles commencent à en être discernables. L’autre, volet de la réforme territoriale concernant le « bloc communal », peut être tenue pour probable en dépit du cheminement plutôt chaotique du projet au Parlement.

     Pour introduire à la manière de Woody Allen la présentation des réformes des collectivités territoriales, la question de départ pourrait être la suivante: la réponse est la réforme, mais rappelons-nous quand même la question: que s’agit-il de transformer, et pourquoi?

    Le problème auquel les chantiers ouverts par ces ré- formes vont tenter d’apporte réponse trouve son origine il y a plus de deux siècles, dans une décision fondatrice dont on ne cesse de découvrir à quel point elle a structuré pour longtemps le jeu des acteurs publics locaux. C’est dans les premiers mois de la Révolution de 1789 que fut planté un décor dont aucune pièce essentielle n’a vraiment changé depuis. Il y eut à l’époque un débat que l’on retrouve, à chaque fois que se pose la question de notre organisation territoriale: fallait-il retenir un maillage large – grandes communes à une échelle de type cantonal – propice à une rationalisation de l’administration locale? C’était l’option défendue par les modernisateurs de l’époque (Condorcet, Thouret). Ils n’eurent pas gain de cause; ce furent les traditionalistes, menés par Mirabeau, qui l’emportèrent et firent prévaloir la trame que l’on connaît, calquée pour l’essentiel sur les paroisses et les diocèses. Et ce qui fut alors créé – ce fameux émiettement communal qui singularise la France par rapport au reste de l’Europe – n’a jamais pu être remis en question.

     Ce serait, bien sûr, trop forcer le trait que de soutenir que rien n’a changé depuis: la commune, support au début d’une très timide décentralisation, a gagné le droit à la libre administration. Le département et, plus tard, la région ont pris rang de collectivités territoriales de plein exercice, mais cette qualité leur est aujourd’hui contestée. L’intercommunalité apparaît quant à elle, avec le recul que permettent maintenant les deux décennies pendant lesquelles elle est montée en puissance, comme relevant de ces changements bien connus, effectués pour que, sur le fond, rien ne change.  

Des syndicats intercommunaux aux communautés d’aujourd’hui

     L’intercommunalité d’aujourd’hui s’est introduite en deux temps dans notre paysage local. La première génération de ce que notre langage juridique appelle EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) remonte à la fin du 19e siècle, quand il fallut faire face à des problèmes nouveaux – les réseaux: eau, déchets, électricité… – que les communes, pour la plupart trop petites, ne pouvaient traiter qu’en se groupant. Ainsi furent créés au fil du temps les 16 133 syndicats intercommunaux dénombrés en 2008.
     La seconde génération est beaucoup plus récente. A la différence de la première qui avait donné lieu à la création d’organismes à caractère technique, celle-ci consiste en la création de nouvelles structures à caractère territorial, exerçant dans un périmètre intercommunal, un ensemble de compétences diversifiées, et habilitées pour ce faire à lever l’impôt (d’où leur appellation d’EPCI à fiscalité propre). Depuis la création des communautés urbaines en 1966 et surtout les lois d’administration territoriale de la République de 1992 (lois ATR) et Chevènement de 1999, cette forme de coopération a connu un large et rapide essor. Les trois familles de communautés qu’elle comporte aujourd’hui (urbaines, d’agglomération et de communes) sont au nombre d’environ 2500 et regroupent 91 % des communes.
     C’est une réussite spectaculaire, et une nouveauté de première importance pour l’administration de nos territerritoires. La trame en a-t-elle pour autant été modifiée en profondeur? Non, il est manifeste que la coopération intercommunale mise en oeuvre jusqu’ici a tout du long obéi à une claire logique, qui consiste, pour permettre la pérennisation du système communal en place, à pallier au mieux ses carences. Jacques Caillosse notamment l’a maintes fois montré: « On se gardera de lire dans le succès, bien réel, de l’intercommunalité, l’effacement des intérêts spécifiquement communaux. […] Sous l’innovation institutionnelle qu’offrent les formes intercommunales, la vieille tradition communale peut continuer de prospérer ».

Quelques verrous de grand importance pour protéger les communes

     Dans cette logique, malgré un transfert de compétences de grande ampleur des communes vers les communautés, quelques verrous institutionnels de grande importance sont, jusqu’ici, restés bien place : la commune reste seule détentrice des attributs inhérents au statut de collectivité territoriale – élection au suffrage universel direct; compétence générale – et le sacro-saint principe de non-tutelle d’un niveau sur l’autre la protège, dans les champs restés de sa compétence, de toute subordination à la communauté dont elle fait partie. Récemment, Philippe Laurent, maire de Sceaux, et par ailleurs actif défenseur de la décentralisation, a dit ce qu’il en était, plus franchement qu’il n’est d’usage en la matière: « La clé de la réussite de l’intercommunalité a toujours été le volontarisme et la prééminence de la commune. Les communautés procèdent des communes et non l’inverse ».
     Voilà donc comment s’est construit ce qu’il est convenu d’appeler, depuis le rapport Balladur, le « bloc communal », superposition d’ancien et de nouveau qui représente une part essentielle de notre fameux millefeuille. Cette entreprise fut conduite dans une certaine euphorie jusqu’au milieu environ de la décennie en cours, jusqu’à ce que, de rapports en rapports, le doute s’installe sur le bien fondé de la démarche engagée. La question fut posée sous plusieurs angles : le modèle en cours de déploiement était-il propice à la conduite d’une action publique de qualité, qui exige intégration et transversalité des politiques sectorielles plutôt que séparation des responsabilités en des domaines forcément très liés les uns aux autres ? Les périmètres retenus pour les communautés étaient-ils à la bonne échelle au regard de la réalité des territoires vécus? La distribution des rôles entre communes et communautés, laissant par exemple aux autorités communales la maîtrise de l’utilisation des sols, était-elle adaptée aux lourds enjeux qui s’attachent à la montées des périls en matière d’énergie et de climat ? Etait-il judicieux de créer partout une double administration locale, l’administration communautaire venant se superposer, dans une articulation souvent laborieuse, aux administrations municipales? Et quid, dans l’affaire, de la relation au citoyen, privé de lien direct avec des autorités communautaires pourtant en charge de l’essentiel de la décision publique locale et habilitées à lever l’impôt ?
      Chacune de ces questions fournissait en réalité une forte raison de remettre en cause la manière dont le remaniement de nos administrations locale est en train de se faire. Mais, dans notre tradition politique, les bonnes raisons suffisent rarement à déclencher le passage à l’acte. Il fallait que s’y ajoutent des impératifs plus contraignants: la montée des tensions financières les apporta; ce fut le discours du président de la République à Toulon le 25 septembre 2008 – « Trop de niveaux, trop d’impôts » – qui ouvrit la tentative de grand aggiornamento des institutions locales proche aujourd’hui de son épilogue.

La métropole, version Balladur édulcorée jusqu’à la quasi-insignifiance

     Ce que proposa la commission Balladur en réponse à la commande de simplification et modernisation qu’elle avait reçue était d’un grand intérêt en ce qui concerne l’évolution de l’intercommunalité: pour la première fois, un rapport officiel proposait la création à l’échelle supracommunale d’une institution à statut de collectivité territoriale à part entière. La métropole version Balladur était en effet une collectivité territoriale de plein exercice, et les communes en son sein changeaient de nature, devenant des « personnes morales de droit public »: qualification à préciser, mais marquant clairement une subordination à la nouvelle entité. Certes ce statut n’était proposé que pour les plus grandes agglomérations, mais le rapport ouvrait clairement la perspective de sa diffusion sur le mode du volontariat. Ainsi se concrétisait l’idée ambitieuse et novatrice de la « commune du 21e siècle », adaptée dans son périmètre et ses agencement internes à la réalité des villes d’aujourd’hui.
     Ce qu’il est advenu de cette proposition révèle mieux que jamais la capacité de résistance du système en place. La dynamique que laissait espérer le rapport Balladur a été deux fois étouffée: d’abord dans l’élaboration du projet de loi par le gouvernement, puis dans l’examen du texte au Sénat et à l’Assemblée. Ce qui reste de la métropole à l’issue de ce processus est particulièrement révélateur : abandonné, le statut de collectivité territoriale; aux oubliettes tout ce qui pouvait ressembler à une subordination des communes membres à la nouvelle institution (les décisions délicates comme la mise en commun de la DGF ou de l’impôt ménage demandent l’unanimité des conseils municipaux); plus question de création des communautés par la loi : le volontariat des communes reprend ses doits; quant aux compétences, ce sont à peu de choses près celles des communautés urbaines (elles sont mêmes moins étendues en matière d’urbanisme !), et elles ne pourront inclure les domaines importants actuellement de la responsabilité des régions et départements qu’avec l’accord préalable de ceux-ci. Il ne restera du coup aux agglomérations de plus de 500 000 habitants auxquelles est ouvert ce statut qu’une raison de l’adopter : l’effet de label, qui suffira sans doute, malgré tout, à assurer un certain succès à cette métropole édulcorée jusqu’à la quasi-insignifiance.

     Sur un autre point-clé de notre affaire – le mode d’élection des conseils communautaires –, la commission Balladur s’était d’elle-même autocensurée en retenant, parmi les formules possibles d’évolution, la plus minimaliste. C’est beaucoup dire en effet qu’avec le système de fléchage sur listes communales qui s’appliquera à partir de 2014, les conseillers communautaires seront élus au suffrage universel direct. C’est ignorer que l’élection reste du coup strictement communale: les candidats fléchés pour être en cas de succès conseillers communautaires sollicitent les suffrages des électeurs de leur commune, et seront enclins à mettre en avant le parti que pourrait tirer celle-ci de la communauté, plutôt qu’un projet communautaire.
     On aurait pu s’attendre à ce que, au moins dans le cas de la métropole ou des formes les plus avancées de coopération comme les communautés urbaines ou les communautés d’agglomération le pas soit franchi de vraies élections communautaires, avec liste, scrutin, présentation de bilan et programme à cette échelle. Ce ne sera pas pour cette fois: le déficit démocratique pourtant reconnu comme défaut majeur du système actuel perdurera pour l’essentiel, à ceci près peut-être que la présence des oppositions municipales dans les conseils communautaires pourrait les faire gagner en vitalité et en visibilité.
     Il est tentant, et presque trop facile, de poursuivre l’inventaire des renoncements et incohérences qui caractérisent cette réforme, dans l’état où elle est avant son deuxième examen par l’Assemblée. Il faut pourtant ajouter aux deux grandes déceptions déjà évoquées des dispositions pour le moins surprenantes comme la formule des « communes nouvelles », censée offrir aux communautés qui voudraient aller au terme d’une intégration une solution intéressante. Reprenant quasiment à l’identique l’idée des fusions de communes de la loi Marcellin de 1971, dont on sait qu’elle fut un complet fiasco, son adoption au Parlement s’est accompagnée de commentaires plus que pessimistes sur ses chances de succès.
     De même, la suppression du pays, assortie de réserves et précautions qui pourraient cependant lui autoriser des formes de survie, ne laisse pas d’étonner quand on sait que dans nombre de cas c’est cet outil qui permet aujourd’hui de pallier l’inadéquation des périmètres intercommunaux trop restreints à la prise en compte des bassins de vie et aires urbaines. Beaucoup de schémas de cohérence territoriale (Scot), notamment, dont la loi Grenelle 2 accroît la portée, sont aujourd’hui adossés à des pays : quelle structure en assurera demain le portage politique?

Géographie intercommunale: les préfets aux commandes

     Tout cela permet de comprendre les commentaires en général sévères et désabusés qui accompagnent l’élaboration de la réforme. Il faut pourtant se garder d’un jugement trop sommaire qui conclurait à son insignifiance pure et simple. Il est probable, au contraire que les lignes vont de nouveau bouger au sein de ce « bloc communal ». Il ne peut rester durablement en l’état pour des raisons de fond qui sont là même si la réforme peine à les saisir.
     Il y a d’abord un aspect sur lequel la réforme pourrait avoir un impact significatif, c’est celui des périmètres et de la carte communale et intercommunale. La réforme attribue aux préfets une feuille de route ambitieuse qui devrait les conduire à prendre la main pour achever et rationaliser la couverture du territoire par les intercommunalités. Ils pourront à ce titre proposer, voire – moyennant le respect d’un processus complexe de consultation des élus dans le cadre de la Commission départementale de coopération intercommunale – imposer des créations, extensions, fusions de communautés ou suppressions de syndicats. À l’issue du travail qu’ils doivent mener en ce domaine, il ne devrait plus, par exemple, subsister de communautés de moins de 5 000 habitants.
     On peut bien sûr s’interroger sur leur capacité à mener le jeu de manière plus directive qu’avant, dans un domaine ou l’obtention du consensus parmi les élus locaux a été jusqu’ici le point de passage obligé de toute évolution. Il faut toutefois tenir compte de ce que le contexte financier dans lequel ces chantiers vont être conduits va probablement fortement inciter les élus euxmêmes à rechercher par eux-mêmes cette optimisation du bloc communal que vise la réforme. Les communes et les intercommunalités ne semblent pas devoir craindre d’effets trop dévastateurs de la réforme de la taxe professionnelle. Elles vont devoir assumer, en revanche, le gel annoncé des dotations de l’état, et le probable désengagement de la région et surtout du département dans des domaines où ceux-ci vont certes garder leur capacité juridique à intervenir – puisque la tentative de les priver de la compétence générale a tourné court – mais vont se trouver dépourvus des moyens financiers de participer aux co-financements qu’ils assuraient jusqu’ici. Elles vont être également amenées, puisque la réforme de la taxe professionnelle créée pour les communautés une quasi-obligation de recourir, comme les communes, à la fiscalité sur les ménages, à redéfinir le pacte financier actuellement en vigueur entre elles. Ce sera souvent le point d’entrée vers des chantiers importants de nouveaux transferts de compétences et de mutualisation de services qui dans certains cas conduiront à un modèle proche de cette « commune du 21e siècle » que le rapport Balladur appelait de ses voeux.

La suppression des pays : une autre occasion de se regrouper

     Pour d’autres raisons encore, un changement plus affirmé pourrait trouver son chemin. L’attrait du label métropolitain pourrait ainsi pousser nombre d’agglomérations actuellement sous la barre des 500000 habitants. à s’étendre pour franchir le seuil, et entrer ainsi dans la cour des grands. De même, la suppression du pays amènera sans doute des communautés qui agissent aujourd’hui ensemble dans ce cadre à envisager une fusion qui leur apparaîtra comme le seul moyen sûr et clair de fournir un socle solide à des démarches aussi importantes que l’élaboration d’un Scot ou d’une politique commune de développement durable.
    Ainsi peut-on prévoir que, malgré les faiblesses et incohérences qui font de cette réforme, à bien des égards, un rendez-vous manqué, la dynamique des territoires se trouvera néanmoins un chemin, tant le besoin de raccorder enfin le vécu territorial et les agencements institutionnels qui l’organisent est impérieux.
     Reste que tout cela est bien compliqué et certainement trop lent au regard du besoin pressant de redonner à nos institutions locales la pertinence, l’efficience et la lisibilité indispensables à leur légitimité. Au terme de cet épisode largement décevant, on ne peut manquer de s’interroger: où sont les blocages? Comment comprendre que des changements reconnus depuis si longtemps comme nécessaires soient si difficiles à concrétiser ? Il y a bien sûr une explication toute trouvée du côté des résistances au changement des élus intéressés à conserver les positions qu’ils ont dans le système actuel : le lobby des maires, fort bien représenté au Parlement grâce au cumul des mandats, a été à cet égard d’une remarquable efficacité. Mais cette explication ne dit rien des raisons pour lesquelles la victoire des conservateurs a été si ample et facile.

     C’est peut-être davantage en profondeur qu’il faut chercher : si la réforme s’est ainsi enlisée, c’est peut-être qu’il lui manquait une dimension essentielle pour susciter l’adhésion du corps social, et s’adosser à un mouvement d’opinion qui aurait obligé les tenants du statu quo à bouger. Car, ainsi que l’a mis en évidence Rémy Lefebvre4, le citoyen est le grand absent dans cette réforme. Rien en ce qui concerne le bloc communal, pas même la pseudo-élection des conseillers communautaires au suffrage universel direct, n’apporte de réponse digne de ce nom au fameux déficit démocratique pourtant au coeur des problèmes à traiter. Sur ce point, le débat reste entièrement à reprendre, sans doute d’une autre manière que celle qui n’a jusqu’ici donné que de maigres résultats.     
     Il faudrait imaginer autre chose, qui donne davantage d’attrait au changement, que la simple transposition un niveau au-dessus d’une démocratie communale trop souvent mythifiée. La citoyenneté d’agglomération à construire devrait être plurielle, articulant subtilement représentation et participation directe des citoyens (en faisant monter en puissance les bonnes pratiques qu’ont pu initier certains conseils de développement dans le cadre des pays). Elle devrait être aussi multi-niveaux, associant affirmation des instances d’agglomération pour les décisions stratégiques et maillage démocratique de proximité pour la gestion du quotidien, lequel maillage pourrait trouver ses bases dans les actuelles communes des périphéries et, plutôt que dans la commune centre qui est en passe de perdre sa raison d’être, dans les quartiers dotés des instances démocratiques en préfiguration aujourd’hui. Ainsi peut-être prendrait consistance un « imaginaire métropolitain positif » assez fort pour l’emporter sur les pesanteurs dont on vient de prendre une fois encore toute la mesure.