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Entretien
#07
Bernard Jégou (Inserm): la liberté du chercheur garantit la découverte
RÉSUMÉ > Bernard Jégou, directeur de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale dont il préside le Conseil scientifique, dirige aussi à Rennes l’Institut de recherche sur la santé, l’environnement et le travail (Irset). Un Institut unique en France formé de près de deux cents chercheurs venus de l’Inserm, de l’université, du CNRS, de l’Ecole des hautes études en santé publique, et des centres hospitaliers de Rennes et de Pointe-à-Pitre. A 59 ans, Bernard Jégou est un chercheur de renommée internationale, parti d’un brevet de technicien obtenu au lycée de Bréquigny, qui travaille dans un petit bureau équipé d’un vieux mobilier en bois. Originaire de Saint-Brieuc (le berceau de sa famille est à Kergrist-Moëlou), Bernard Jégou a été très marqué par les combats de son père, résistant, déporté à Auschwitz et Buchenwald, puis adjoint au maire de Plérin. Il en a retenu quelques valeurs qui le guident toujours : la liberté, la justice, l’universalité. Il nous parle ici de sa scolarité – atypique – de ses débuts aux Etats-Unis, à l’Inra puis en Australie et en Norvège, de son métier, de la recherche et de ce à quoi il croit.

BERNARD JÉGOU > C’est une illusion de penser qu’on puisse programmer la recherche sur le long et même le moyen terme. Il faut l’organiser, il faut faire le point étape par étape, se projeter autant que faire se peut. Mais la programmation… Donc, si on ne sait pas précisément où l’on va, que l’on sache au moins d’où l’on vient. C’est Condorcet, c’est Claude Bernard, c’est Pasteur, c’est Joliot-Curie… c’est important pour moi, de plus en plus, à mesure que je prends de l’âge d’approfondir les filiations scientifiques et des idées. Vous me demandiez d’où je viens… Commençons par le début. Je viens des Côtesd’Armor, je suis né à Saint-Brieuc. Je suis radicalement attaché à ma terre du centre-Bretagne, d’où est originaire ma famille. Une famille modeste, des parents engagés. Mon père, 90 ans aujourd’hui, à l’origine ouvrier agricole, s’est engagé très tôt dans la Résistance. Arrêté, il a connu Auschwitz et Buchenwald . Il est clair que mon activité personnelle est profondément ancrée en Bretagne, dans cette histoire et dans les leçons que j’ai retenues de mes parents. L’universalité, la liberté, la justice. Le métier que je pratique est un métier de liberté. Il n’y a pas de recherche sans liberté de pensée, mais c’est un métier aussi de responsabilité où le résultat de la pensée doit être universellement partagé.  

PLACE PUBLIQUE > D’où est originaire votre famille ?

BERNARD JÉGOU >
De Kergrist-Moëlou, au nord de Rostrenen. J’y vais toujours même si, le temps filant, j’y connais de moins en moins de monde. C’est un pays beau et courageux qui a toujours dû se battre contre une nature ingrate. J’ai passé mon certificat d’études et j’ai encore en mémoire l’écho des paroles de ma mère : « Au moins, s’il ne continue pas après, il aura quelque chose ». Cela aussi a pesé sur mon parcours. J’étais dans un collège d’enseignement général à Saint-Brieuc, pas au lycée. En sortant du CEG, la plupart de mes copains sont allés en apprentissage. Moi, j’avais quelques difficultés scolaires. En tout cas, j’ai eu mon BEPC. A la sortie, la voie classique, passer son bac, m’était « statistiquement » fermée. La seule issue, c’était l’enseignement technique. Donc, je suis rentré sur concours au Lycée de Bréquigny, en internat, et j’ai eu un brevet de technicien puis l’équivalence du bac et la chance de ma trajectoire, ça été la création des IUT. J’ai pu entrer à Caen à l’IUT, et entre les deux années d’étude je suis allé travailler à New York comme serveur mais aussi comme chercheur débutant en microbiologie. En fin d’IUT j’ai été autorisé à m’inscrire en licence scientifique à Poitiers. C’est un parcours atypique.

PLACE PUBLIQUE > Déjà, la biologie ?

BERNARD JÉGOU >
Déjà… Mais en même temps, dès l’âge de 14 ans, j’ai travaillé tous les étés, j’ai été maraîcher, livreur, marin-pêcheur… et aussi, à la fin, laborantin. Ça m’a été très utile de rencontrer des gens et des situations très différentes. Après ma maîtrise, je suis rentré à l’Inra pour travailler sur les animaux, sur les moutons… Après ma thèse de 3e cycle à Paris et mon stage de recherches à l’Inra de Tours, ville de naissance de notre première fille, j’ai eu un poste de « post-doctorant » dans un labo très connu, avec un patron très connu, Pierre-Émile Beaulieu, le « monsieur Hormones » de l’époque, une personnalité toujours très innovatrice, avec qui j’ai gardé d’excellentes relations. Puis je suis parti avec ma famille en Australie où j’ai repris mes études doctorales. J’ai passé une thèse australienne à Melbourne. J’ai ensuite travaillé en Norvège où notre deuxième fille est née. Puis j’ai été contacté par Rennes 1 et j’ai passé avec succès le concours du CNRS. J’ai choisi l’enseignement parce que ça me permettait de revenir plus vite en Bretagne et offrait plus de perspectives de travail à ma femme, elle aussi chercheuse.

PLACE PUBLIQUE > Que vous a apporté l’enseignement ?

BERNARD JÉGOU >
J’ai été sept ans maître de conférences. Ça été en quelque sorte des années de rattrapage par rapport à mon arrivée tardive à l’université. J’ai beaucoup appris dans une institution certes compliquée mais qui m’a épaté en dépit d’un certain nombre de lourdeurs. Elle est capable d’évoluer malgré des moyens très limités.

PLACE PUBLIQUE > Et puis, vous êtes revenu à la recherche…

BERNARD JÉGOU >
À un moment donné, je ne pouvais plus porter en même des engagements d’enseignement très lourds et le développement de mon équipe de recherche. Donc, j’ai demandé à l’Inserm s’il voulait de moi. J’ai été recruté jeune sur concours comme directeur de recherches et, depuis ce recrutement, je suis sur une trajectoire très ancrée sur la volonté, à ma modeste échelle, de développer la région et dans une configuration où on essaie d’unir dans l’institut que nous venons de créer3 à Rennes, ce n’est pas toujours facile, aussi bien des forces de l’université, de l’Inserm et du CNRS et aujourd’hui celles de l’école des bautes études en santé publique et du Centre hospitalier. Cet Institut qui associe aussi la Guadeloupe, son université et son CHU.

PLACE PUBLIQUE > Cet institut a une configuration un peu exceptionnelle…

BERNARD JÉGOU >
On peut dire unique. Pour revenir un peu en arrière, l’Inserm labellise en 91 mon petit « groupe d’études de la reproduction chez le mâle » qui deviendra en 1995 unité de recherche à part entière. Depuis l’année dernière, elle a été rejointe et elle a rejoint, c’est un mouvement mutuel, d’autres équipes rennaises et guadeloupéennes et nous avons créé cet institut, l’un des rares en santé-environnement au niveau européen et mondial. Il a pour vocation de travailler sur la recherche médicale avec une très forte composante « environnementale ». Comment des éléments de l’environnement qu’ils soient chimiques, qu’ils soient physiques, qu’ils relèvent des modes de vie, combinés ou non avec des agents infectieux, ont-ils une influence sur la santé ? Tel est le coeur de la question qui nous rassemble au sein de l’Irset.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez des réponses à cette question ?

BERNARD JÉGOU >
Tout le monde parle environnement. Mais la recherche a très peu de réponses : en quoi une exposition au travail, en quoi le fait d’habiter sous la fumée d’un centre d’incinération, ou dans une zone à forte activité agricole, en quoi cela, en conjonction quelques fois avec un virus, peut-il être à l’origine d’un cancer ou du développement anormal d’un enfant ? On a une chance historique à Rennes d’avoir des compétences qui vont de l’étude du génome, de la cellule à l’urologie, l’infectiologie, l’hépatologie, la biologie moléculaire, l’épidémiologie, l’évaluation du risque, la chimie, le dosage des polluants et j’en passe.

PLACE PUBLIQUE > Comment arrivez-vous à dirigez cette équipe de près de deux cents personnes ?

BERNARD JÉGOU >
J’ai le privilège, si je puis dire, d’être dans la situation d’un chef d’orchestre, l’orchestre symphonique de la recherche en santé-environnement. A moi de faire jouer le mieux possible tous les musiciens au service du citoyen et de la santé. C’est un pari difficile parce que si on dit aux citoyens que leurs impôts vont servir à faire progresser les connaissances dans ce domaine, il faut vraiment qu’on le fasse ! Ce qui rend aussi notre entreprise très particulière, c’est que l’on a un laboratoire en Guadeloupe où la pollution par les pesticides est très importante4. Voilà donc l’entreprise multiculturelle, aussi bien au niveau humain que médical, ou scientifique, dans laquelle on se lance et qui donne à ce projet un caractère tout à fait unique. Bien sûr, il y a d’autres centres excellents dans le monde, certains plus grands que le nôtre mais c’est la mixité à tous les niveaux qui nous caractérise.

PLACE PUBLIQUE > Votre équipe s’est fait connaître au début par des recherches sur la reproduction.

BERNARD JÉGOU >
Personnellement, je suis biologiste de la reproduction. On n’est pas très nombreux en France et des disciplines comme celles-là sont fragiles. Dans le rapport que nous venons de produire au conseil scientifique de l’Inserm, nous attirons l’attention sur le fait que dans les cinq ans 15 000 personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche vont partir à la retraite. Ça doit correspondre au quart des effectifs français ! On n’a pas anticipé ces départs.

PLACE PUBLIQUE > Cinq ans, c’est très court !

BERNARD JÉGOU >
L’autre grand problème, c’est que 20 à 30 % des personnels actuels – une proportion en croissance forte – sont sous statut précaire. Le risque, c’est que les postes statutaires des gens partis à la retraite ne soient pas pourvus ou soient remplacés par des CDD. Alors, nous irions très certainement vers une perte de savoir- faire, une non transmission des connaissances et une crise sociale. Ce serait un gâchis irréversible.

PLACE PUBLIQUE > Je suppose que certaines disciplines vont être davantage touchées ?

BERNARD JÉGOU >
L’exacerbation des recherches sur contrats de courte durée modifie la nature même des recherches et hypothèque la prise de risque scientifique à moyen et long terme. Elle est pourtant indispensable pour augmenter les chances de découverte. Cette évolution compromet aussi le soutien à des disciplines « minoritaires » en terme de masse critique mais essentielles au profit des grandes tendances certes importantes mais souvent portées par l’air du temps… et les campagnes électorales.

PLACE PUBLIQUE > La recherche sur la reproduction est minoritaire ?

BERNARD JÉGOU >
Elle a été longtemps portée par les progrès de l’élevage. La reproduction humaine a une dette importante envers les progrès réalisés depuis 50 ans dans le secteur agronomique où les besoins économiques ont concentré beaucoup d’investissements sur la compréhension de l’hormonologie et de la reproduction chez l’animal. D’ailleurs, les plus grands biologistes de la reproduction humaine ont tous, peu ou prou en France, été formés auprès de l’Inra. Maintenant, on investit moins. On se repose sur les connaissances acquises. Ça reste évidemment un très lourd secteur, avec la procréation assistée, la contraception, les inquiétudes sur l’évolution de la fertilité humaine… Il faut poursuivre les efforts, développer de nouvelles recherches. L’Irset, que j’ai l’honneur de diriger aujourd’hui, s’occupe toujours de biologie de la reproduction – c’est la plus grosse unité en France et elle attire de jeunes chercheurs – mais nous travaillons aussi sur le cancer et l’infectiologie, sur le poumon, le foie et tous les organes qui sont en première ligne de la préoccupation environnementale. Le foie, par exemple, est le dépollueur de l’organisme. Mieux comprendre comment il désactive les polluants, c’est quelque chose de très important. Ce qu’il faut savoir, c’est que l’individu exposé à un agent très toxique qui touche les reins peut voir ses reins détruits. Il sera pris en charge médicalement, ça va être une tragédie individuelle, mais ça n’aura pas de conséquences sur sa capacité à générer une descendance. Mais, si sa fonction de reproduction est atteinte, ce n’est pas seulement la santé de l’individu lui-même mais sa capacité à procréer et la santé même de l’enfant à naître voire la santé de sa descendance qui sont en jeu. Donc, la biologie de la reproduction est l’une des composantes d’un dispositif plus large. J’y travaille toujours personnellement malgré d’autres lourdes responsabilités. C’est absolument indispensable de garder le cap de la découverte. Je ne veux pas et je ne voudrais jamais être un « manager » au sens strict ; bien sûr, il faut savoir faire travailler les gens ensemble, mais la première légitimité du responsable d’une équipe de recherche se trouve sur le terrain de la recherche. J’ai mes propres contrats, mes propres doctorants et mes propres recherches que je signe, comme responsable du travail et ça c’est très important, très équilibrant.

PLACE PUBLIQUE > Quand vous avez pris, il y a deux ans, la direction du Conseil scientifique de l’Inserm, vous vous attendiez à porter une charge aussi lourde ?

BERNARD JÉGOU >
C’est très lourd, en effet. Le Conseil scientifique a une mission de prospective, d’évaluation, d’élaboration de propositions et d’avis. L’Inserm se targue à juste titre d’avoir une culture extrêmement intègre de l’évaluation. Fermer ou créer une unité de recherche… Il faut être juste, équitable. Le Conseil scientifique est la dernière instance, l’ultime filtre avant la direction générale de l’Inserm. Au Conseil scientifique nous sommes à l’interface de la science, de l’organisation de la science, de son fonctionnement, avec une composante politique, au sens général, très forte. Quand cette mission s’exerce dans une période de très profondes mutations, on est exposé évidemment à beaucoup d’états d’âme. On est témoins de l’expression de contradictions. Dans l’intérêt supérieur de l’établissement pour lequel on travaille, il s’agit de ne jamais oublier les enjeux fondamentaux, les missions premières. Le travail que j’essaie de mener au Conseil scientifique, c’est certes de discuter de l’organisation de la recherche, mais c’est surtout en amont de réfléchir de la façon la plus approfondie sur nos missions et leurs évolutions. Après, seulement on peut contribuer à mettre en place la meilleure organisation possible de la recherche. Et, une fois qu’on aura avancé sur les missions, sur l’organisation, on doit parler des moyens incluant ceux relatifs à la relève démographique. On n’a jamais vu une amélioration de la qualité et de la productivité de la recherche qui serait générée par la simple vertu de la mise en place de nouveaux organigrammes !

PLACE PUBLIQUE > C’est de l’autogestion ?

BERNARD JÉGOU >
On est l’une des rares sinon la seule profession autogérée, c’est-à-dire qui s’autorecrute, s’autocrée, s’autoforme. Il n’y a pas moyen de faire autrement : qui mieux que les chercheurs eux-mêmes peuvent juger de la qualité de ceux qui font de la recherche ? En même temps, c’est une responsabilité très lourde. Si nous commettons des erreurs importantes, nous décrédibilisons la noblesse de cette délégation que nous donne la société.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez été en première ligne ces derniers mois. La recherche a été sérieusement malmenée…

BERNARD JÉGOU >
Comment faire comprendre au citoyen que la meilleure garantie de la découverte c’est la liberté de la recherche qui impose naturellement beaucoup de responsabilités ? Comment faire comprendre que la liberté ça n’est pas de dire et de faire n’importe quoi, n’importe comment ? On est dans une époque où des critères issus du monde de la finance deviennent dominants, cette fameuse culture « managériale » dont on connaît aujourd’hui les dérives. Mais ce serait une terrible erreur que le politique en vienne à piloter directement les programmes de recherches.

PLACE PUBLIQUE > Même aux Etats-Unis, la communauté scientifique est moins dépendante du dirigisme politique ?

BERNARD JÉGOU >
Actuellement, la communauté scientifique participe encore plus largement qu’en France à la définition des grandes orientations et aux décisions. Penser qu’on puisse piloter la recherche par oukases est sot et dangereux. Depuis des années, des méthodes de contrôle incroyablement tatillonnes se sont mises en place… C’est inouï, le nombre d’enquêtes, le nombre de rapports qu’un chercheur doit rendre au détriment même de son métier et de sa productivité. Dans la vie quotidienne des chercheurs, c’est devenu absolument hallucinant, on atteint un seuil d’absurdité totale. Naturellement, une majorité politique est élue par le peuple et elle a son mot à dire sur les grandes orientations, c’est ça la démocratie. Mais une fois les grandes orientations données, on ne doit pas dénier toute autorité à la communauté scientifique. Elle sait ce qui se passe dans les laboratoires, dans le pays et dans le monde. C’est idiot parce que tout cela se traduit par une défiance permanente et extrêmement culpabilisante pour le chercheur.

PLACE PUBLIQUE > Vous en souffrez ?

BERNARD JÉGOU >
Le discours ambiant tend à dire que ce que font les chercheurs n’est jamais assez bien, jamais assez productif… Je m’intéresse pas mal à la vie économique : j’ai participé à la création de deux entreprises de biotechnologie. Dans les entreprises très performantes, l’Association nationale des directeurs des ressources humaines estime néanmoins à environ 2 % la part des salariés en situation de grande difficulté pour différentes raisons. A l’Inserm, j’ai fait les comptes. C’est facile. Tous les deux ans, tous les personnels émargeant à l’organigramme d’une unité Inserm doivent remettre un rapport d’activité (l’image du chercheur qui n’a de compte à rendre à personne, c’est une bonne blague !). Eh bien ! Nous aussi, nous sommes dans ces eaux-là, 2 % au maximum. Tout cela pour dire que notre système de recherche, certes améliorable, est productif, que le statut public des chercheurs et des personnels n’est pas du tout antinomique avec l’excellence et une forte productivité.

PLACE PUBLIQUE > L’un des critères utilisés est celui du nombre d’articles publiés par un chercheur dans des revues spécialisées...

BERNARD JÉGOU >
Le PDG de l’Inserm, André Syrota, a commandé à un organisme indépendant, l’Office scientifique et technique, une étude de la productivité de la recherche française selon les critères internationaux admis, par exemple le nombre de citations de chercheurs français dans un certain nombre de publications. Réponse : pour les sciences du vivant et de la santé, la production scientifique des chercheurs des établissements publics (Inserm, CNRS, Institut Pasteur…) se situe dans les quatre ou cinq premières au niveau mondial. Un autre exemple : la France a obtenu en 2009 plus de contrats de jeunes chercheurs auprès de l’European Research Council, le plus difficile programme de recherche actuellement en Europe, que l’Allemagne et nettement plus que l’Angleterre… Pour un jeune chercheur, c’est l’Everest de la recherche. Tout ça pour dire que cette atmosphère de culpabilisation, de dénigrement dont le CNRS, en particulier, a été victime est absolument injustifiée. Il faut savoir que le CNRS figure dans le top 10 mondial des demandes de dépôts de brevets aux États- Unis, qu’il est l’institution reconnue en Europe comme ayant la plus grande production scientifique.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi tout cela est-il si méconnu ?

BERNARD JÉGOU >
Les attaques dont les chercheurs et les établissements publics ont fait l’objet ont décru depuis quelques temps en raison de la publication des données chiffrées dont j’ai parlé. La communauté s’organise pour faire connaître la vérité. Le danger, encore une fois, ce n’est pas que le suffrage universel s’efforce de contrôler l’utilisation de l’argent public. C’est que l’on gouverne la science à l’émotion. Une éruption en Islande, et tous les moyens, là-bas ou en Europe, devraient être sur le nuage. Une pandémie de grippe et tous les moyens devraient être déviés vers le H1N1. On ne peut pas fonctionner comme ça !

PLACE PUBLIQUE > Que pensez-vous du principe de précaution ?

BERNARD JÉGOU >
C’est un long débat. Depuis la terrible affaire du sang contaminé, le politique a peur. Il met la précaution tellement en avant que l’on peut se demander parfois si c’est pour protéger la population ou pour se protéger lui-même. Dès qu’émerge une préoccupation sanitaire, la tentation est forte de sommer le chercheur de donner une réponse sûre et rapide. Mais le processus à mettre en place doit aussi impliquer le citoyen. Le chercheur n’a pas la vérité tout seul. Son rôle, c’est de donner tous les informations y compris les incertitudes qui permettent ensuite aux politiques et aux citoyens de réfléchir puis de décider.

PLACE PUBLIQUE > Mais ce processus est très long, alors que la politique veut agir vite !

BERNARD JÉGOU >
Pas forcément. Je prends un exemple, celui d’un produit, le bisphénol, qui permet la polymérisation des polycarbonates. On en trouve dans certains biberons. Le débat est très vif dans la communauté scientifique sur la dangerosité potentielle et sur la fiabilité des études qui sont produites actuellement. Le Parlement a néanmoins interdit fin juin la vente de biberons contenant du bisphénol. Et là, on voit très bien que la décision politique n’a rien à voir avec la vérité scientifique puisque les scientifiques eux-mêmes s’affrontent. Il y a d’autres grands débats comme celui sur la vaccination. La vaccination a sorti la médecine de la préhistoire et pourtant de nombreux parents refusent que leurs enfants soient protégés. Le principe de précaution tel qu’il est parfois appliqué est le reflet de beaucoup d’irrationalité. Il ne faut céder ni à la panique, ni à l’émotion. On peut être efficace s’il le faut.

PLACE PUBLIQUE > Certains chercheurs affirment que la recherche ne doit pas se fixer de limites. D’autres pensent que le chercheur a aussi des responsabilités en la matière. Qu’en pensez-vous ?

BERNARD JÉGOU >
La recherche est l’expression d’un besoin de comprendre consubstantiel à l’espèce humaine. On n’empêchera jamais les humains de chercher à comprendre et de laisser leur esprit les guider vers des zones d’ombre dont ils voudront percer les secrets. Cela dit, on ne peut pas faire n’importe quoi, le clonage humain par exemple. Moi-même j’ai consulté quelquefois des spécialistes d’éthique, en me disant qu’il fallait anticiper l’utilisation qui pourrait être faite d’un certain nombre de manipulations. Le chercheur en sait plus que le simple citoyen ; il est payé pour ça. Mais au moment de débats qui engagent la société, il doit informer, répondre à toutes les interrogations. Et, ensuite, le citoyen – et sa représentation politique – doivent prendre la décision. Pour que cela marche, il faut organiser les interfaces, les débats, les conférences citoyennes.

PLACE PUBLIQUE > C’est pour ça que vous vous êtes engagé à l’Espace des sciences dont vous êtes le vice-président?

BERNARD JÉGOU >
Oui, clairement ! D’une part, ça été un honneur que le directeur, Michel Cabaret, me contacte : c’est un magnifique équipement. C’est concrètement un engagement de plus. Faire 400 km pour aller donner une conférence à La Roche-sur-Yon, ou pour animer un café des Sciences sur la fertilité à Plouigneau devant 60 personnes : oui, on doit répondre à cet appétit du public. En plus, c’est gratifiant de voir le sourire des gens qui viennent vous serrer la main et vous dire : « Vous m’avez appris quelque chose. »

PLACE PUBLIQUE > Jacques Lucas, le président de l’Espace des Sciences, a les mêmes mots que vous…

BERNARD JÉGOU >
Ça ne m’étonne pas. Je connais relativement peu Jacques Lucas mais je sais qu’il est à l’origine de découvertes très importantes. J’apprécie la franchise et cette humanité qu’il dégage.

PLACE PUBLIQUE > Dans votre bureau, vous êtes entouré de vieux microscopes et d’appareils que je ne connais pas…

BERNARD JÉGOU >
Ce sont des microtomes anciens, pour couper des couches de tissus très fines avant de les observer au microscope. Cette collection doit être à peu près unique. Je suis fasciné par la beauté de ces objets. Et je ne conçois pas la pratique de mon métier sans connaître ses racines. Je vous aurai beaucoup parlé de mes racines personnelles et professionnelles. Ça compte beaucoup pour moi.

PLACE PUBLIQUE > Vous auriez aimé faire de l’histoire…

BERNARD JÉGOU >
À l’école, j’avais de très grosses difficultés en maths. Mais j’étais le premier de la classe en histoire. C’est ça qui m’a sauvé d’ailleurs parce que, étant très ric-rac dans mes moyennes, j’arrivais à passer la barre grâce à l’histoire. C’est passionnant, je lis beaucoup la nuit. J’ai découvert sur le tard Jean-Pierre Vernant, Lévi-Strauss et d’autres. J’incite mes enfants à faire le plus tôt possible connaissance avec ces gens qui en outre ont une écriture « soigneuse », selon le mot de Lévi-Strauss, des gens de culture portés par beaucoup d’humanité. Quand je les lis, je me rends compte que j’ai été comme amputé de ne pas les connaître plus tôt.