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Rennes des écrivains
#28
RÉSUMÉ > Gaëtan Lecoq, né à Alençon, est arrivé à Rennes dès l’âge de 4 ans en 1965. Il a passé son enfance dans le quartier Jeanned’Arc, plus précisément dans un immeuble de la rue Beaugeard-Lancelot avec ses parents et ses quatre frères et soeurs. Son père, artisan menuisier, avait son atelier rue de La Fontaine. Gaëtan commença sa scolarité primaire à l’Assomption, mais ensuite la famille s’installa dans la campagne de Saint-Grégoire. C’est là que le jeune Lecoq vécu jusqu’à la fin de ses études de médecine après une scolarité à l’Immaculée puis à Saint-Martin.

     C’est en rédigeant sa thèse de médecine, obtenue en 1990, qu’il prend goût à l’écriture même si l’exercice semble bien éloigné des auteurs qu’il affectionne : Dumas, Verne, Rimbaud, Char ou Éluard. Installé comme généraliste à Betton où il exerce toujours, il prend le temps d’écrire et remporte un concours de nouvelles. Cette nouvelle deviendra un livre, son premier roman, intitulé Les Guetteurs de l’aube qui paraîtra en 2006 aux éditions Cheminements. Ce récit intéresse Rennes et sa région puisque Gaëtan Lecoq bâtit l’histoire à partir d’épisodes de la Résistance vécus à Rennes. Au coeur du livre, il insère le journal de la Débâcle écrit par son propre grand-père gendarme. Les Guetteurs se taillent un beau petit succès, sans parler de l’hommage que lui rendent les anciens combattants et résistants d’Ille-et-Vilaine. Il fait encore éditer quelques nouvelles, puis en 2011 envoie à La Part Commune, le manuscrit d’un nouveau roman, Les pieds nus de Zadkine, une histoire très « cubiste » à partir de la vie d’un sculpteur qui a rééellement existé. L’éditeur Yves Landrein est séduit et publie le livre. Gaëtan Lecoq appartient désormais à la « famille » Part Commune qui a survécu à la mort de son créateur en 2012. Depuis, Gaëtan Lecoq poursuit son oeuvre, imaginant un roman autour de la personne de Xavier Grall.
    Dans le texte écrit ci-dessous à l’intention de Place Publique, il revient sur son enfance dans le quartier Jeanne-d’Arc. L’histoire imaginée autant que vécue se situe dans les années soixante, plus précisément à l’heure où Rennes vit les secousses de Mai 68. Le « Champ Milou », ce terrain vague évoqué par Gaëtan Lecoq et où se déroulent des joutes enfantines, a bel et bien existé. Aujourd’hui c’est un lotissement

     « Regarde, regarde ! C’est Grand-Didier ! » Mon frère me tire par la manche. C’est à la sortie de la messe à l’église Jeanne d’Arc. Sur les marches de la porte latérale, devant la grande bâtisse de schiste rouge, Grand-Didier regarde la foule de ses petits fidèles. Il porte son éternelle veste cintrée, usée jusqu’à la corde, autour du cou une écharpe rouge et noire tricotée par sa grandmère aux couleurs du stade Rennais, un bermuda de toile bleu marine et de grandes chaussettes blanches. Il a les cheveux tirés en arrière, parfaitement fixés à la brillantine et ses petites lunettes cerclées d’écaille lui donnent un visage sérieux de « grand ». Il a dix ans et demi. Mais ce n’est pas n’importe qui Grand-Didier ! C’est le plus capé des enfants de choeur et un sacré fortiche aux billes parmi les grands de 7e à l’école. Moi, je ne suis qu’en 10e et mon frère apprend à lire chez Mme Salmon en 11e. À droite de Grand-Didier qui harangue les enfants, il y a Roger Morel, son regard noir et ses grandes oreilles, à qui personne ne chercherait à donner un surnom de peur de se prendre une baffe qu’il distribue sans réfléchir. À gauche du champion, c’est François Hamon que tout le monde appelle Fanch, il a une grande tignasse rousse mal coiffée mais personne non plus n’oserait lui faire une réflexion.
    Grand-Didier raconte à tous que son frère était à la manif le 7 mai avec les étudiants contre la fermeture de la fac de Nanterre et que son père irait à celle du 13 où on verrait côte à côte les étudiants et les ouvriers. Là, personne ne bronche dans l’auditoire, je ne suis pas sûr qu’ils sachent ce qu’est une « fac » ni une « manif », même si beaucoup dans la paroisse sont fils d’employés et d’ouvriers. Roger et Fanch, eux, font juste oui avec la tête.
    « C’est vrai qui y’en a marre, renchérit Grand-Didier, c’est toujours les pauvres et les p’tits qui trinquent : à l’usine, au bureau, à la fac et même au Champ Milou !... » Il laisse planer un silence pour voir son petit effet. Ben oui, qu’il ajoute, c’est comme pour le Champ Milou, c’est toujours ceux de la Communale qui vont y jouer le soir, le jeudi et même le dimanche. On en peut plus de la bande à Maxence Lebret qui nous empêche de traverser.
    À ce moment, des petits de 11e jusqu’aux grands de 7e, tout le monde est d’accord pour râler. Avec Arnaud mon frère, on s’est rapprochés, nos parents ne sont pas ouvriers mais on est de la même école, de la même paroisse, et le Champ Milou est juste sous les fenêtres de notre immeuble, rue Beaugeard-Lancelot. Pouvoir traverser le Champ Milou au lieu de faire le grand tour pour aller à l’Assomption, c’est aussi notre problème.
    « On va faire not’manif à nous ! qu’il crie Grand- Didier. On va leur montrer qui c’est les plus forts, on va reprendre le Champ Milou à ceux des HLM… » Un hourra anime la petite foule des gamins devant les marches de l’église, au nez des parents surpris de cet attroupement. Décidément, dit l’un d’eux, le printemps 68 va être chaud si les mouflets s’y mettent.

     « Tu sais lancer des pétards ? » Grand-Didier me toise du haut de son mètre trente-cinq. De près, il a des joues rouges, le nez droit et les yeux d’un bleu perçant qui doit ajouter à sa force de persuasion. Je dis oui sans hésitation même si Arnaud me tire par la manche en marmonnant : « maman voudra pas, elle voudra pas… »
    « Très bien, dit Grand-Didier, tu t’appelles comment ?
    – Jean-Louis, je lui réponds. » Il réfléchit deux secondes et, en regardant Roger et Fanch qui acquiescent avant même qu’il ait parlé, il me dit : « on t’appellera p’tit-Louis » et il me pose la main sur la tête, ce qui fait rire bêtement ce cheval de Roger-les-grandes-oreilles. J’ai 7 ans et demi et je ne dépasse sûrement pas le mètre vingt-cinq, c’est un peu facile de se moquer. « Et mon frère ? » j’ajoute. « On l’appellera le frère-à-P’tit-Louis. » Et là, c’est cette grande perche de Fanch Hamon qui se met à rire aux éclats. Le Champ Milou est devant nous, tout au bout de la rue Beaugeard-Lancelot. C’est un grand terrain vague, un peu herbeux, encadré d’arbres sur les côtés, coupé en diagonale par un minuscule chemin, une rigole de boue où passent tous ceux des HLM qui par là vont à l’école Jeanne-Jugan. Vers le milieu du champ, il y a une sorte de monticule de terre où les grands frères de la bande à Lebret font des sauts avec leurs mobylettes le dimanche après-midi. Même que maman est obligée de sortir sur le balcon pour leur crier d’arrêter parce que papa fait sa sieste et que le dimanche c’est sacré. Mais eux ils s’en foutent bien du dimanche sacré car ils vont jamais à la messe vu qu’ils sont de la Communale. D’un côté du Champ Milou, le boulevard Alexis-Carrel conduit vers le parc de Maurepas et le boulevard Painlevé. De l’autre côté, on trouve le boulevard Albert-Burloud où sont les HLM qui surplombent le stade de Courtemanche. Papa nous y emmène parfois voir les meeting d’athlétisme depuis que Michel Jazy a battu le record du monde du mile en 1965.
    Nous sommes une bonne dizaine ce jeudi après-midi autour de Grand-Didier. Il a décidé qu’on allait attaquer la butte du Champ Milou. On s’entraîne d’abord dans un petit pré d’herbes hautes qu’on appelle le petit Champ Milou où il y a deux puits bouchés. Grand-Didier nous dit que les puits donnent sur des souterrains qui partent d’ici pour aller espionner les caves dans le quartier Sévigné et jusqu’au centre-ville. « Même que des Allemands sont enfermés là-dedans depuis la guerre, ajoute Fanch, enterrés vivants par les résistants !
    – Tu peux pas la fermer devant les petits ? lui ordonne Grand-Didier, ils vont avoir la trouille pour rien. » Puis Roger, en tirant la langue pendant qu’il compte dans sa tête, distribue des pétards et des allumettes à chacun, sauf à Arnaud qui n’est qu’en 11e quand même. Le frèreà- p’tit-Louis fera le guet, décrète Grand-Didier. Et mon frère se met à pleurer parce qu’il veut pas me lâcher la manche et que maman voudra pas comme il dit. Alors Grand-Didier me prend par l’épaule : « P’tit-Louis je compte sur toi, débrouille-toi avec ton frère… »
    Après avoir lancé des pétards dans les puits, que même ça résonne tellement qu’on a les oreilles qui bourdonnent longtemps après, on part à l’attaque. « Hauts les coeurs ! » qu’il crie Grand-Didier en nous poussant devant lui. Ceux des HLM sont de l’autre côté de la butte, il y en a même qui se sont cachés dans les arbres sur les côtés du champ. Grand-Didier n’avait pas prévu cette pluie de cailloux et de boue. Alors on se protège comme on peut. Mon petit frère pleure, des mottes de terre nous atterrissent sur le dos et nos jambes sont flagellées par les orties qu’ils brandissent avec des gants. Personne ne réussit à jeter un seul pétard sauf Fanch mais le pétard lui explose dans la main et maintenant il appelle sa maman en geignant. En parlant de maman, c’est la nôtre qui apparaît à son balcon et qui invective tous ceux du camp d’en face. « Vous allez laisser mes enfants tranquilles, vous allez arrêter où j’appelle la police ! » Et comme ceux des HLM rient tous devant cette grande femme à la voix tonitruante, elle ajoute : « puisque c’est ça, je descends ! » Et là, plus personne ne rit. Grand-Didier profite de cette diversion pour donner le signal du repli. On reviendra dimanche qu’il nous dit en courant vers le boulevard Alexis-Carrel. Et pour courir vite, Grand-Didier, il court vite. Il arrive au boulevard avant tous les garçons de la bande. Mon frère et moi on s’éclipse alors discrètement avant que maman n’arrive au Champ Milou.

     Le dimanche, je ne peux pas rejoindre la bande à Grand-Didier. Je suis au lit avec une grosse fièvre. Maman me dit que tout ça, c’est la faute à notre bataille du Champ Milou, qu’il ne faut pas imiter les adultes qui font la guerre ou des manifestations, que c’est très dangereux pour des enfants et qu’en plus on peut tomber malade. « La preuve ! » ajoute-t-elle. « D’ailleurs, c’est la grève générale », déclare papa en rentrant de la boulangerie. Tout le monde le dit. Les cheminots ont commencé, puis ceux d’Eternit, d’Oberthur, maintenant les ouvriers de Renault et Citroën bloquent les portes des usines. On dit qu’ils vont rationner l’essence – Antar est occupé à Vern – et bientôt il n’y aura plus de provisions dans les épiceries. C’est la chienlit, qu’il ajoute, lui qui ne dit jamais de gros mots…
    Je regarde par la fenêtre de la chambre où j’ai été mis en quarantaine. Grand-Didier et sa bande s’avancent vers le Champ Milou, sûrs d’eux. Je tape au carreau mais ils ne me voient pas et ne m’entendent pas. Cette fois-ci, Grand-Didier choisit une autre stratégie. Il envoie des équipes des deux côtés du champ, ils portent de longues cannes à pêche auxquelles sont accrochés des chardons et des ronces. Les plus costaux s’avancent derrière Fanch et Roger. Grand-Didier est, comme Napoléon, en arrière de la bataille pour donner ses ordres. Il allume lui-même les pétards qu’il donne aux autres.
    Ceux de la Communale jouent paisiblement au vélo en dévalant la butte à toute vitesse. Ils ne s’attendent pas à une attaque de dimanche venant des cathos. La bataille est un assaut dans les règles de l’art. Grand-Didier a dû relire les cours d’histoire sur Austerlitz ou le résumé de La Guerre des Gaules en bibliothèque verte. Il ne faut pas dix minutes à la bande à Grand-Didier pour être maître de la butte. Les cris de victoire montent jusqu’à ma fenêtre, j’applaudis. Ensuite, escorté de ses seconds, Grand-Didier va discuter avec Lebret. Longtemps. Puis une paix des braves s’installe, ils se serrent la main. Quand Grand-Didier revient de son conciliabule, il dit aux autres : « Maintenant on passera par le Champ Milou si on est en retard pour l’école et eux nous croiserons sans nous faire de vacherie. »
    « C’était comme une AG », m’a dit Jean-Marc qui est venu le lundi m’apporter mes devoirs. « C’est quoi une AG ? » je lui ai demandé. Jean-Marc a levé les yeux au ciel : « Mais je sais pas moi, c’est Grand-Didier qui a dit qu’on faisait comme ça partout maintenant ». Et il est parti en criant : « Il est interdit d’interdire »… Là, je me suis dit qu’il n’avait pas tout compris le Jean-Marc.
    Cette après-midi mémorable le stade Rennais perd contre le Red Star, 3-1, malgré un beau but de Taka et les assauts de Rodighiero. « Cédolin en défense est trop seul et Robin dans les buts une vraie catastrophe, il nous faudrait Marcel Aubour ! » dit papa en éteignant la radio.

     On est la veille de l’Ascension. Demain je dois faire ma première communion. Je regarde à la fenêtre le temps de printemps hésiter entre se mettre au beau fixe ou lâcher des bourrasques de grêle. De brutales rafales de vent dévalent pour le moment le boulevard Alexis-Carrel. Je tousse, mon nez n’arrête pas de couler, j’ai chaud et des taches apparaissent sur tout mon corps. Les élèves de ma classe passent sur le boulevard avec Madame Daniel, ils vont à l’église préparer la cérémonie de demain. Accompagné de ses lieutenants, Grand-Didier traverse maintenant le Champ Milou pour aller à l’école, même quand il n’est pas en retard. Il salue toujours Maxence Lebret. Ces deux-là se toisent un peu mais ils pourraient bien s’entendre.
    Devant L’économique du boulevard Burloud, la file d’attente se fait longue. Les gens parlent. Certains élèvent la voix, s’énervent, d’autres essayent de se donner des tuyaux, tous connaissent quelqu’un parmi les étudiants ou les ouvriers qui collectent dans les fermes autour de Rennes. Après L’économique, on ira faire la queue devant les syndicats. La patience s’apprend, comme en temps de guerre, même si on n’en est pas encore là.
    Maman est inquiète parce que je ne pourrai peut-être pas faire ma communion demain et papa en colère parce que son atelier est obligé de s’arrêter faute de livraison

     Je fais quand même ma première communion le jour de l’Ascension, isolé dans une des chapelles latérales de l’église Jeanne d’Arc. On me regarde comme un pestiféré. Grand-Didier est dans le choeur avec l’ostensoir, il paraît plus digne que jamais, et quand il passe près de moi, il me fait des clins d’oeil. Je sais que maintenant je fais vraiment partie de la bande à Grand-Didier, malgré mon absence le jour de la grande victoire et de l’AG.
    La grève va durer encore près d’un mois. Les gaullistes et les opposants au Général vont s’affronter à coup de slogans sur la place de la mairie le 31 mai. Les CRS enverront des gaz lacrymogènes sur les employés des Chèques Postaux le même jour. Puis, peu à peu, tout va rentrer dans l’ordre. De Gaulle gagnera les élections législatives du mois de juin. Des épurations auront lieu à l’ORTF. Pourtant la France ne sera jamais plus comme avant, un vent de liberté a soufflé, des discussions se sont ouvertes un peu partout et sur tous les sujets. Même si elles ont eu une peur bleue, certaines personnes sauront vite s’en remettre. De vieux étudiants, eux, raconteront plus tard qu’ils ont fait une belle révolution.
    Grand-Didier passera désormais chaque jour par le Champ Milou, il deviendra vite ami avec Maxence de la Communale. Et moi, en ce mai 68, j’ai raté ma première AG, failli manquer ma communion et j’ai fait la rougeole. Après tout, on ne peut pas faire maladie plus révolutionnaire pour un enfant de 7 ans.