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Entretien
#27
RÉSUMÉ > L’administrateur général de l’Orchestre Symphonique de Bretagne est un new-yorkais de 53 ans, qui a réalisé un parcours international très varié avant de poser ses valises à Rennes en septembre 2011. Pour Place Publique, ce musicien amateur d’art évoque sans faux-semblant ses origines, son métier, ses passions. Il livre un regard sensible et enthousiaste sur la ville et fait le point sur les nombreux projets de l’Orchestre.

PLACE PUBLIQUE : Marc Feldman, d’où venez-vous ?
MARC FELDMAN :
Je suis New-yorkais, né à Brooklyn il y a 53 ans, dans une famille d’enseignants et de professeurs, plutôt progressistes. Mes ancêtres sont des juifs d’Europe centrale. Mes grands-parents se sont installés aux États- Unis pour fuir les pogroms entre 1910 et 1930.

Quel fut votre parcours avant d’arriver à Rennes en septembre 2011 ?
Je suis d’abord un musicien, bassoniste de formation, et je joue toujours du basson. J’ai fait mes études dans une école de musique à New-York, puis j’ai obtenu une bourse pour venir passer un été en France au conservatoire américain de Fontainebleau. En fait, au lieu d’un été, je suis resté cinq ans en France ! Je suis diplômé de l’École normale de musique de Paris. Ensuite, j’ai suivi le parcours classique de musicien de chambre, de « cachetonneur », comme on dit. Puis je suis retourné aux états-Unis de 1985 à 1987. J’ai joué dans un orchestre de jeunes, le New York Symphony Orchestra, puis au célèbre festival de Tanglewood, où j’ai pu rencontrer Leonard Bernstein et des grands de ce métier. Je suis ensuite revenu en France en 1988 et j’ai beaucoup travaillé avec Ars Nova, un ensemble de musique contemporaine. J’ai alors créé avec d’autres artistes, dont le peintre Serge Kantorowicz et des articles circassiens comme Antoine Rigaud, l’association Le grand écart, visant à faire dialoguer la musique, la danse, le cirque, la peinture… Nous avons créé ensemble un premier spectacle qui a très bien marché durant plusieurs années : il s’agissait de la célèbre Histoire du soldat d’Igor Stravinsky, mais présentée en version cirque, avec un chapiteau, des acrobates !

Cette expérience vous a donné le goût du mélange des arts ?
Tout à fait ! J’ai ainsi découvert une autre facette du monde du spectacle vivant. Puis je suis rentré comme premier basson à l’Orchestre national de Lyon, durant une saison, avant de rejoindre l’orchestre Metropolitana de Lisbonne, durant trois ans, jusqu’en 1997. C’est là que j’ai commencé à comprendre que le métier que j’avais appris avec Bernstein et beaucoup de gens très ouverts, ne correspondait pas à l’approche traditionnelle de l’orchestre classique, confronté à un public vieillissant et en baisse. J’ai senti à ce moment-là que quelque chose n’allait pas. J’ai démissionné de l’orchestre de Lisbonne pour me frotter à nouveau au monde de la créativité. J’ai rejoint comme musicien le centre culturel de Banff, à Alberta au Canada. Jusqu’en 2000, j’ai fait le lien entre le centre et la France, avec des échanges entre les musiciens et les compositeurs contemporains des deux côtés de l’Atlantique. Ensuite, je suis de nouveau revenu en France, à Paris, en tant qu’intermittent du spectacle. Et c’est là qu’en août 2002, je reçois un coup de téléphone très important pour la suite de ma carrière.

Qui était au bout du fil ?
Il s’agissait du pianiste argentin Miguel Angel Estrella, qui montait son fameux Orchestre pour la paix avec des musiciens musulmans, juifs et chrétiens. Il allait jouer pour la première commémoration des attentats du 11 septembre. Il me propose, à moi le musicien juif new-yorkais, d’être le basson de l’orchestre. J’accepte avec enthousiasme, heureux de pouvoir montrer que le dialogue demeure possible malgré les différences. Ce n’était pas l’orchestre de la paix, mais pour la paix ! Le symbole était très fort, les musiciens formidables. J’ai fait une première tournée avec eux. Lors de la deuxième, je me suis rendu compte que l’orchestre n’avait pas véritablement d’administration professionnelle. Je me suis porté volontaire pour les aider et j’ai organisé 7 tournées au total. Le dernier concert sous ma direction a eu lieu en Jordanie, en mai 2005 pour participer à une rencontre autour de 55 prix Nobel du monde entier, autour d’Elie Wiesel, du Dalaï Lama, du roi de Jordanie... Ce fut le point culminant pour moi avec cet orchestre avec lequel je continuais de jouer, tout en étant administrateur. J’y ai rencontré des gens vraiment exceptionnels.

Vous avez alors 44 ans : c’est un tournant?
Oui : je me dis que j’aimerais bien m’orienter vers l’administration artistique. C’est pour moi bien plus qu’un rôle de gratte-papier : il faut aller chercher les talents, créer une oeuvre susceptible de toucher le public ! Je cherche alors une formation adaptée. En surfant sur Internet, j’ai déniché une formation professionnelle aux États-Unis, très sélective, The League of American Orchestras, qui propose une année de formation aux côtés des directeurs des grands orchestres américains. Je devais rédiger quatre articles sur ma vision du monde musical et ses évolutions. Je les écris d’un seul trait, et on m’a rappelé pour participer à la sélection finale. J’ai été parmi les cinq candidats retenus, mais j’avais au moins vingt ans de plus que les autres étudiants !

Vous avez donc retraversé l’Atlantique une nouvelle fois…
Oui, et ma compagne, Marie, qui était à l’époque journaliste à France 3, a pris une année sabbatique pour m’accompagner dans un périple extraordinaire, dans une dizaine de villes américaines. Nous avons sillonné les États-Unis durant un an avec nos deux valises, en 2005-2006. J’ai côtoyé les grands directeurs exécutifs d’orchestre américains, en immersion totale. À l’issue de cette formation passionnante, j’ai été recruté pour être le directeur exécutif de l’orchestre philarmonique de Sacramento (Californie). J’y ai passé cinq ans, avant d’arriver à Rennes.

Alors, comment passe-t-on de la Californie à la Bretagne ?
J’ai répondu à une annonce, en disant que je souhaitais revenir en France. C’était une période difficile aux États-Unis, avec la crise immobilière, particulièrement vive dans la vallée centrale de Californie. J’ai postulé une première fois en 2010, juste après les difficultés rencontrées par l’Orchestre de Bretagne avec le rapport très sévère de la Chambre régionale des comptes. J’ai appris plus tard que ma candidature avait retenue l’attention des organismes de tutelle, même si je n’avais pas été sélectionné à l’époque. Quelques mois plus tard, j’ai de nouveau postulé, sur les conseils d’amis français, et ma candidature a été retenue en juillet 2011. Et j’ai pris officiellement mes fonctions en septembre.

Quel regard portez-vous sur la ville et la région, en arrivant à Rennes ?
En tant qu’intermittent du spectacle, j’avais déjà travaillé en Bretagne, notamment sur la scène de Quimper. J’aimais déjà cette région ! À mon arrivée à Rennes, j’ai été surpris par le dynamisme culturel de la ville, par sa qualité de vie, l’accueil de ses habitants. Et j’ai établi assez rapidement une espèce de parallèle entre la Bretagne et la Nouvelle-Angleterre aux États-Unis, avec cette idée d’intelligence sans clinquant, ancrée dans une histoire. Cela correspondait aussi au projet de l’Orchestre, qui devait être davantage « ancré » en Bretagne, sortir de sa tour d’ivoire.

Et l’international ?
Rennes pour moi, est vraiment la capitale de la Bretagne. Elle est au centre d’une histoire, avec une ouverture sur le grand large avec les corsaires de Saint-Malo ou la Compagnie des Indes de Lorient ! J’ai trouvé que ce n’était pas du tout un petit patelin, mais une ville avec une ouverture d’esprit déjà ancienne vers l’international. Les recrutements de l’Orchestre le prouvent. Moi, je suis américain, et le chef d’orchestre, Darrell Ang, est né à Singapour !

Comment jugez-vous le public rennais et breton ?
Les salles sont pleines, les abonnements progressent, le public réagit, il est curieux, il critique et c’est important ! On ne cloisonne pas les publics. Nous avons un bloc de concerts de musique classique, qui constitue l’épine dorsale de la saison, mais il y a aussi le projet de musique celte et les musiques actuelles. Il s’agit désormais de penser l’orchestre comme un lieu de culture. On peut voir des danseurs sur scène, des musiciens de jazz, de musique techno…

On retrouve là l’idée du melting-pot chère au New-yorkais !
Exactement ! Vous savez, lorsque j’étais étudiant à Paris, j’allais dans des endroits qu’avaient fréquentés à l’époque Debussy, Stravinsky, Picasso, Mallarmé, Gide… Ce n’est pas pour rien que ce fut une période formidablement créative, en prise directe avec une culture vraiment populaire. C’est ce mélange que j’essaie de cultiver au sein de l’orchestre.

Dans trois ans, vous disposerez d’une salle de concert dans le futur centre des congrès du couvent des Jacobins. C’est une étape indispensable au développement de l’OSB ?
Nous serons le premier utilisateur culturel de cette salle de 1000 places. Nous travaillons actuellement pour savoir comment l’utiliser au mieux : nous y donnerons des concerts, mais nous y réaliserons aussi des enregistrements, nous pourrons y accueillir les écoles et le jeune public. J’aimerai bien que l’Orchestre puisse présenter à côté de la saison, d’autres orchestres, qui nous accueillerons aussi chez eux en retour. Cela permettra de créer un réseau d’envergure internationale.

Le couvent des Jacobins va vous y aider ?
Évidemment ! Actuellement, c’est difficile de réaliser ce type d’accueil, faute de lieu adapté à Rennes et en Bretagne. Or c’est très important de pouvoir le faire, dans un souci de diversification des sources de revenus de l’Orchestre. Dans d’autres pays, cela fonctionne déjà très bien.

Dans votre projet, c’est donc une piste de développement importante ?
Tout à fait ! Je dois maintenant convaincre les équipes du futur Centre des congrès de nous donner quelques dates de concert supplémentaires pour pouvoir accueillir d’autres orchestres de renom. Nous avons le savoirfaire et les équipes pour réaliser ce type d’opération et apporter une réelle dimension internationale au lieu. Avec cet équipement, imaginer la venue de l’Orchestre de chambre d’écosse ou de l’Orchestre philarmonique de Londres à Rennes devient possible. La dimension historique du couvent et sa situation en coeur de ville seront d’ailleurs un plus pour attirer ces partenaires, tout en leur offrant des prestations aux standards internationaux.

Une salle de concert en centre-ville peut donc faire la différence ?
J’en suis persuadé. Les salles en périphérie sont stériles. J’aime l’idée que quelqu’un vienne déjeuner place Sainte-Anne, passe aux Jacobins pour découvrir la programmation et achète des places pour le concert du soir ! C’est çà, la vraie vie culturelle !

C’est pour vous un challenge très attendu, et une raison supplémentaire d’aimer Rennes ?
Sentir qu’on vit dans une ville qui veut vraiment prendre son envol, avec une dimension culturelle forte, rend ma tache plus intéressante, peut-être aussi plus difficile ! En tant qu’Américain, je peux affirmer qu’on souffre d’un déficit d’image ici à Rennes. On a du mal à communiquer sur une qualité de vie qui n’a pourtant rien à envier à beaucoup de villes européennes, au contraire. J’ai parfois l’impression qu’on laisse à d’autres le soin de raconter ce que nous sommes vraiment ! Les problèmes que l’Orchestre de Bretagne a rencontrés dans le passé sont en partie liés à cette situation.

Où en êtes-vous, justement ?
La situation financière est assainie. La nouveauté, c’est que maintenant, nous allons communiquer sur notre capacité d’innovation, sur notre capacité d’engagement citoyen : nous jouons dans les écoles, en milieu carcéral, nous donnons des concerts populaires gratuits qui connaissent un grand succès… Nous avons un budget de l’ordre de 4,8 millions d’euros. Nous espérons arriver rapidement à 5 millions. Avec ce budget, on travaille avec d’autres associations, on utilise une partie de nos subventions pour soutenir des initiatives culturelles régionales qui offrent des passerelles avec ce que nous réalisons : c’est le cas avec une compagnie de danse à Morlaix, avec le festival rennais de musique actuelle Maintenant, avec le musée de Pont-Aven… C’est dans les faits, pas dans les mots, que l’on mesure cette dimension de service public !

Vous souhaitez également vous ouvrir davantage au monde économique, par le biais du mécénat. Quels sont vos projets ?
Nous sommes encore en train de trouver notre voie. Du fait de mon parcours, je tiens un discours que les chefs d’entreprise comprennent. L’orchestre n’avait jamais fait ce travail en direction du monde économique. Nous sommes en train de créer un club d’entreprises, qui sera peut-être la réplique culturelle de ce qui existe déjà au Stade Rennais. Une sorte de club convivial VIP autour des concerts. C’est du mécénat, avec une incitation fiscale forte. Je vise 25 entreprises bretonnes en 2014, avec un ticket d’entrée fixé à 4000 euros, soit une levée de fonds de 100 000 euros. Nous discutons avec le réseau Entreprendre, l’Union des entreprises, la marque Bretagne…

À propos d’identité culturelle, une question plus personnelle : pour quelles raisons un Américain comme vous se passionne-t-il autant pour la culture bretonne ?
Beaucoup se posent la question ! Voilà comment je peux l’expliquer : mes quatre grands-parents parlaient une langue minoritaire, le yiddish. C’était leur langue maternelle. Ils étaient issus d’une culture minoritaire en Europe centrale. Mes parents comprennent le yiddish, le parlent un peu, moi très peu. En deux générations, ce n’est pas seulement une langue qui s’est perdue dans la Les Jardins du Breil. « Je suis aussi issu d'une culture minoritaire européenne. » tragédie de la Shoah, mais une culture complète, qui a pourtant profondément marqué la pensée européenne. Il y avait des dizaines de journaux en yiddish dans le monde au début du 20e siècle, de tous bords politiques. Dans mon ADN, il y a une partie de cette culture, qui se réduit aujourd’hui à un folklore musical ou à une récupération religieuse par les ultras. Or pour moi, la tradition n’est pas le folklore, je le vois bien en rencontrant de nombreux artistes de la scène bretonne et celtique. Elle n’est pas figée ou cantonnée dans un musée. Je me sens quelque part très proche d’eux, car je suis aussi issu d’une culture minoritaire européenne, qui a disparu. Ce combat pour le maintien d’une culture vivante m’est familier.

Vos interlocuteurs le comprennent ?
C’est la première fois que je l’exprime comme cela. Et je suis heureux de pouvoir le faire. J’espère que cette dimension sera présente lors de l’ouverture de la salle des Jacobins. Cela pourra donner une spécificité unique à l’Orchestre symphonique de Bretagne. Nous allons rejoindre nos confrères en Écosse, en Irlande, au Pays de Galles, en Galice, qui défendent la culture celte de l’arc Atlantique.

À propos de coopération internationale, l’Orchestre va être associé à la création d’une oeuvre musicale originale franco-américaine pour la commémoration du débarquement. Racontez-nous.
Cette idée ne vient pas de moi. Il n’y a rien de mieux que d’inviter deux artistes pour un projet, et qui devant vos yeux, se trouvent musicalement et humainement. Les deux musiciens de jazz Guillaume Saint-James et Chris Brubeck souhaitaient travailler ensemble. Lors d’une présentation dans une école, un enfant leur demande pourquoi ils jouent du jazz. Chris Brubeck évoque bien sûr l’influence de son père, le grand musicien Dave Brubeck. Guillaume répond que lui aussi tient cette passion de son père, qui avait découvert cette musique en écoutant des GI’s américains en Normandie après le débarquement. Or, Dave Brubeck était de ceuxlà. Il aurait pu croiser le père de Guillaume ! Et voilà comment les deux musiciens ont eu l’idée de rendre hommage à leurs pères en composant une oeuvre originale, Brothers in arts, qui sera jouée par l’Orchestre à Rennes en juin 2014 dans le cadre des commémorations du débarquement et de la libération. La musique prend ainsi un sens très humain et universel.