À la fin des délibérations du conseil de ville de Rennes du 19 janvier 1514, après des développements sur l’artillerie de la ville et les travaux d’une fontaine, le greffier mentionne le « deceix de la royne ». Anne, reine de France depuis 1491 et son mariage avec Charles VIII, duchesse de Bretagne depuis 1488, après le décès de son père le duc François II, est morte à Blois dix jours plus tôt, à 37 ans à peine. Elle n’était pas venue à Rennes depuis 15 ans.
La future duchesse nait le 26 janvier 1477 au château de Nantes, dans une ville qui s’impose comme la résidence principale de la famille ducale, même si c’est une Rennaise qui est choisie comme nourrice d’Anne. Mais ce sont les conditions particulières de la période 1488- 1491 qui vont amener Rennes à jouer un rôle central pour elle. 1488 est marquée successivement par une lourde défaite contre la France, par un traité qui place de fait la succession du duché sous tutelle française et par la mort du duc François II (9 septembre). Or, à peine devenue duchesse, Anne perd le contrôle de Nantes, où elle comptait s’établir. C’est donc un peu par défaut qu’elle se réfugie à Rennes en février 1489 : sans doute les Rennais, qui lui ont proposé de l’accueillir, sont-ils heureux de marquer ainsi un point dans leur rivalité avec Nantes. à cette date, la Bretagne est divisée entre plusieurs camps. Une partie de son aristocratie a déjà choisi celui du roi de France, les troupes de ce dernier entrent de nouveau dans le duché. Rennes vient d’ailleurs de raser une partie de ses faubourgs, vers Saint-Melaine et les Jacobins, pour mieux assurer sa défense. C’est donc bien la situation politique qui explique cette installation, plus qu’une fidélité spécifique des Rennais.
Cependant, les conseillers de la toute jeune duchesse (elle n’a que 12 ans) en profitent pour procéder à son entrée solennelle dans la ville le 9 février et à son couronnement, le lendemain, présidé par l’évêque de Rennes. C’est à Rennes en effet que les souverains bretons sont couronnés et la ville fonde sur ce privilège ses prétentions à être capitale du duché. Il sera ensuite beaucoup écrit sur l’enthousiasme populaire lors de ces festivités, mais ce qui ressort des rares sources disponibles, c’est avant tout le caractère improvisé de l’opération et son manque de solennité.
Du moins la situation de la duchesse s’améliore-telle au cours de l’année 1489. Les puissances étrangères hostiles à la mainmise de la France sur la Bretagne (Espagne, Angleterre, Habsbourg) lui apportent des secours. Elles lui envoient des troupes qui aident à chasser les Français d’une large partie du duché, même si le fardeau de ces mercenaires étrangers pèse sur les populations : les Rennais s’en plaindront jusqu’en 1491. Dans ce contexte, des représentants de Maximilien de Habsbourg, fils de l’empereur Frédéric III, arrivés à Rennes au printemps 1490, négocient son mariage avec Anne. Le futur époux agit d’ailleurs plus pour faire pression sur la France que par intérêt pour le duché. Le mariage est approuvé par les états de Bretagne, l’assemblée représentative de la province, réunis à Vannes. Il est célébré le 19 décembre 1490 dans la cathédrale de Rennes, là encore sans grand apparat et en l’absence de l’époux. Le soir même, le représentant de Maximilien, porteur de la procuration de son maître, introduit symboliquement et devant témoins sa jambe nue dans le lit où Anne est couchée.
Cette union viole les traités signés avec la France qui donnent au roi un droit de regard sur le mariage d’Anne : aussi les hostilités reprennent-elle activement au début de 1491. L’État breton déjà bien mal en point se disloque alors qu’une nouvelle armée française se répand dans le duché. En août, elle vient s’établir à proximité de Rennes où Anne réside toujours, dans le « logis des ducs » de la vieille ville. Selon la formule célèbre de Philippe de Commynes, qui sert le roi de France – à ce moment le roi Charles VIII – est maître du duché « fors [sauf] la ville de Rennes et la fille qui estoit dedans. »
Étrange situation : Rennes est une forte place, bien pourvue d’artillerie et le siège n’est pas véritablement mis autour d’elle. Les affrontements liés aux sorties alternent avec des épisodes courtois, comme ce combat singulier entre un champion de chaque camp, sous les yeux de la duchesse et des Français, et au terme duquel Anne fournit des rafraichissements à ces derniers. Mais le blocus fait sentir ses effets et la lassitude s’installe, en particulier à Rennes, pendant que les négociations vont bon train.
Du côté breton, certains conseillers proposent à Anne, pour sortir de la crise, d’accepter un Français comme époux. Elle est d’abord réticente : les Français et leurs alliés bretons ont fait beaucoup de mal au duché ; en outre elle se croit tenue par son union avec Maximilien. Mais elle se laisse finalement convaincre et son confesseur Yves Mahyeuc – futur évêque de Rennes – l’aide à surmonter ses scrupules. Mais elle refuse de se contenter d’un simple aristocrate : après avoir convolé avec le fils d’un empereur, elle ne peut épouser que le roi lui-même. Dans le camp français, on hésite également, avant tout parce que Charles VIII a déjà une fiancée (fille de Maximilien ! ) qui lui apporte en dot la Franche-Comté et l’Artois, provinces qu’il faudra abandonner si l’alliance est rompue. Rien n’est joué encore en octobre, mais finalement, comme l’écrit l’ambassadeur du duc de Milan à la cour de France, « on avait fait comprendre au roi qu’il ne pourrait se marier avec aucune qui apportât davantage de pacification à son royaume que cette fille de Bretagne. » Une fois un accord conclu « aux faubourgs de Rennes » le 15 novembre, Charles VIII entre discrètement dans la ville pour rencontrer Anne et les fiançailles sont modestement célébrées dans la chapelle de Bonne-Nouvelle.
Anne quitte alors Rennes le 23 novembre 1491 pour épouser Charles à Langeais le 6 décembre. Par contrat, les deux époux se donnent mutuellement leurs droits sur le duché : Louis XI, père de Charles, avait racheté en 1480 ceux des Penthièvre, évincés au 14e siècle par les ducs Montfort. Anne est accompagnée d’une délégation de bourgeois rennais, témoins de l’union, qui précisent que le soir même Charles et Anne « couschèrent ensemble et là lessa la royne son pucelage. » Signe que cette fois-ci, c’est bien un « vrai » mariage qui a eu lieu. Incités à s’en réjouir, les Rennais organisent de coûteuses festivités le 13 décembre. Cette union, en effet, ramène enfin la paix à Rennes et dans tout le duché. Elle fait en outre d’Anne une reine de France, sacrée à Saint-Denis en février 1492. Ainsi la «perte de l’indépendance » ne semble-t-elle guère affecter les Rennais.
Charles VIII tient son épouse à l’écart de la Bretagne pendant tout son règne et prend fermement le contrôle des institutions, dépossédant le duché de son autonomie politique, tout en reconnaissant l’ensemble de ses privilèges, y compris fiscaux. La mort brutale du roi, le 7 avril 1498, change la donne, d’autant que le couple n’a plus d’enfant vivant. En vertu de son contrat de mariage, Anne redevient pleinement maitresse de son duché et décide d’y rentrer. Mais si elle préside les états provinciaux le 28 septembre à Rennes, c’est à Nantes qu’elle s’installe et que tout va se jouer. Toujours en vertu de son contrat, Anne a le choix entre rester veuve et épouser le successeur de Charles VIII : Louis XII, cousin du défunt et longtemps proche de la famille ducale bretonne. Mais ce dernier est déjà marié lui aussi : il lui faudra plusieurs mois avant de parvenir à faire déclarer nulle cette première union qui lui avait été imposée par Louis XI. Il se rend alors à Nantes où un nouveau contrat est signé le 7 janvier 1499 et le mariage est célébré le lendemain. Le nouveau couple royal quitte la Bretagne un mois plus tard.
Au cours du règne de Louis XII, Anne retrouve une réelle influence politique dans son duché, pour lequel elle manifeste un profond intérêt mais cette autorité lui sert avant tout pour peser plus lourd à la cour de France. Elle tient informées de la situation politique les principales villes, dont Rennes. Mais cette dernière ne reçoit cependant pas sa visite lors du seul voyage qu’Anne entreprend en Bretagne, de juillet à septembre 1505. Le séjour débute sur les bords de Loire, la conduit jusqu’à Brest, avec un retour en France via Dinan et Vitré. Les chroniqueurs, et pas seulement bretons, s’accordent à dire qu’Anne reçoit un excellent accueil tout au long du trajet. L’absence de passage à Rennes n’est pas une marque de défiance envers ses sujets rennais, qui serait bien surprenante. C’est que Louis XII s’impatiente de la voir regagner la cour et trouve que son pèlerinage aux sanctuaires bretons pour remercier le ciel d’une guérison du roi, motif initial du voyage, a assez duré. Or, Rennes est touchée par une épidémie en 1505 : crainte réelle ou prétexte pour écourter la fin du séjour breton, la ville ne reçoit donc pas sa duchesse et n’en aura plus jamais l’occasion, car celle-ci meurt sans revenir en Bretagne. Les funérailles que Louis XII assure à Anne sont exceptionnelles. Sa valorisation comme reine de France permet d’occulter largement son statut de duchesse, si ce n’est sur un point, essentiel : le cérémonial à Saint-Denis laisse en effet entendre que, de même que la reine de France n’incarne pas la permanence dynastique, ainsi en va-t-il pour la duchesse de Bretagne qu’elle est aussi : sur ce plan la cérémonie tend à faire avancer l’idée de l’union du duché au domaine royal.
Cependant, Anne n’a pas oublié la Bretagne. Mais, une fois encore, c’est Nantes qu’elle privilégie, et fort logiquement car la cité ligérienne est devenue au milieu du 15e siècle la nécropole des ducs de Bretagne. C’est donc à l’église des Carmes de Nantes, où elle a fait ériger un somptueux tombeau pour ses parents, qu’Anne destine son coeur : son arrivée donne lieu à de grandioses cérémonies. Quant à son corps, il est enterré à Saint-Denis, où Louis XII la rejoint un an plus tard.
Lorsque le conseil de ville de Rennes apprend, le 19 janvier 1514, le décès de la reine (le registre ne fait pas allusion à son rang de duchesse), un débat s’ouvre en son sein sur les conditions de la tenue d’un service religieux en son honneur. De façon étrange, cette délibération s’interrompt alors que trois avis seulement ont été enregistrés. Quatre jours plus tard, le conseil de nouveau réuni organise sa participation aux funérailles et répartit les tâches concrètes et leur financement entre les conseillers. Les uns fournissent le velours noir tendu sur les autels de la cathédrale ; d’autres financent les robes noires et les torches des pauvres qui prennent part à la procession funèbre.
Près d’un mois plus tard, le 17 février, une troisième délibération revient sur la mort d’Anne : le capitaine de la ville - qui n’y réside pas - est exceptionnellement venu à Rennes « pour consoler les officiers, nobles et bourgeoys de la perte et mort de la royne ». Il est aussi question d'un nouveau serment, de fidélité visiblement, qu'il faut prêter au roi en tant que « garde et légitime administrateur de dame Claude sa fille duchesse de Bretaigne » : la première des deux enfants d'Anne et de Louis XII, âgée de 15 ans, épousera en mai François d'Angoulême, futur François Ier. La séance se poursuit par une délibération portant sur l'inventaire de l'artillerie de la ville et la duchesse Anne disparait du document.
Qu’est-ce que les Rennais pouvaient penser d’elle à l’occasion de sa mort ? Les registres des délibérations, seule source locale explicite, n’ont pas vocation, pas plus que les autres documents de la pratique, à exprimer des sentiments. Il s’agit d’organiser un deuil officiel et d’assurer une passation de pouvoir : rien de plus. Les chroniqueurs, de leur côté, pour Rennes comme pour le reste de la Bretagne, parlent de chagrin général et profond, tout comme ils évoquaient un enthousiasme général et profond au temps du voyage de 1505 ou des mariages de la duchesse. Par définition, les peuples aiment leur souverain et celui-ci le leur rend bien, puisque la catégorie normale de la relation entre eux est justement l’amour. Il est quasi impossible, dans le cas d’Anne, d’aller audelà pour cerner l’opinion des Bretons ordinaires. Sur la base de quelques éloges généraux et en déduisant des manifestations officielles une adhésion qu’elles ne démontrent pas forcément, toute une littérature a brodé ultérieurement, afin de mettre la relation soi-disant privilégiée d’Anne et de ses Bretons au service de projets politiques divers, visant avant tout à préserver, voire à étendre, les privilèges de la province au sein du royaume sinon de la République. En témoignent aujourd’hui encore d’indéracinables mythes, depuis la négociation par la bonne duchesse Anne de la gratuité des routes de la province jusqu’à l’image d’une populaire « duchesse en sabots » entourée de la dévotion de pauvres se pressant autour d’elle pour en obtenir les faveurs.