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Dossier
#22
Marine Bachelot, un féminisme sur les planches
RÉSUMÉ > Marine Bachelot a la trentaine militante, chevillée au corps social. Auteure de théâtre et metteure en scène, elle est membre fondatrice du collectif Lumière d’août, compagnie théâtrale et collectif d’auteurs, créé en 2004. Un espace d’échange, d’écriture et de gestes artistiques, lieu de débat, de formation et coopérative de production. Marine Bachelot a été dramaturge auprès de Roland Fichet, jusqu’en 2008. Pendant six ans, en tant que doctorante, elle a participé aux réflexions d’un groupe de recherche universitaire : « Théâtre(s) politiques ». Avec causticité et méthode, elle dissèque les rouages des discriminations sexuelles qu’elle met en jeu théâtral, féministe plutôt qu’antisexiste.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez choisi le théâtre pour quelles raisons ? 

MARINE BACHELOT > Par rapport à l’urgence de ce que j’ai à écrire et à dire, le théâtre est un médium extraordinaire qui permet sur un temps assez court de travailler une pièce avec des interprètes. Ils s’en saisissent, l’incarnent et en changent la nature pour, au final, atteindre des spectateurs et des auditeurs.

PLACE PUBLIQUE > Votre intérêt pour la cause des femmes est-il venu au cours de vos recherches de « théâtre documentaire et politique » ? 

MARINE BACHELOT > Dès l’adolescence et pendant une longue période, j’ai été très sensible à l’écriture de Marguerite Duras par exemple. Je pense que cette question a très tôt été présente, sans que je le formule ou que je me revendique « féministe ». 

PLACE PUBLIQUE >Comment vous-êtes vous découverte en tant que telle ?

MARINE BACHELOT > Des amies féministes, militantes sur la question des Sans-papiers, avaient constaté qu’il n’existait plus à Rennes de groupe féministe pour porter des actions revendicatives. Elles ont lancé un groupe non-mixte, Mais qu’est-ce qu’elles veulent, un lieu de libération de la parole. Peu de temps après sa constitution, en mars 2008, nous avons organisé une marche de nuit non-mixte symbolisant la réappropriation de l’espace public par les femmes. Les réactions violentes des hommes de toutes catégories, tout au long du parcours, m’ont troublée. J’ai compris la nécessité d’un combat féministe.

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi aborder les questions du féminisme dans un groupe non-mixte ?

MARINE BACHELOT >
En assemblée mixte, inévitablement les hommes s’expriment les premiers ou plus longtemps. En assemblée non-mixte, c’est plus simple de débattre sur un vécu social que ne vivent pas nos camarades garçons. De plus, cela a un sens politique que les opprimés décident eux-mêmes des conditions de leur émancipation, de leur libération et de la façon de les construire. En ce qui me concerne, quelques années de militantisme en groupe non mixte m’ont permis de gagner en assurance.

PLACE PUBLIQUE > On note un regain du féminisme, comment l’analyser ?

MARINE BACHELOT >
À la différence de nos aînées qui ont mené des combats difficiles, souvent dans l’illégalité, nous avons accès à la contraception, à l’avortement. Certes, la société reste patriarcale, mais elle est moins oppressive. Nous avons le choix de nos études, au moins en théorie. Dans les groupes que je fréquente, on voit bien qu’il y a un saut de génération. Les enfants des féministes des années 70 ne l’ont pas été, mais la génération suivante se ressaisit du combat. La liberté sexuelle reste une question importante. La pression morale sur l’avortement est toujours d’actualité. Permettre aux couples homosexuels d’obtenir les mêmes droits que les couples hétérosexuels est une nécessité. Les luttes contre les violences sexistes, sexuelles se poursuivent ; nous ne sommes pas sortis de cette omerta sociale. Les « textes premiers » du Mlf, réédités pour les quarante ans du Mouvement de Libération des Femmes, avec une approche anticapitaliste, restent d’actualité.

PLACE PUBLIQUE > En quoi les luttes de la jeune génération diffèrent de la précédente ?

MARINE BACHELOT >
Ce qui fait une différence et crée des crispations au sein des féministes, c’est la question de la religion et en particulier du port du voile. Un des enjeux est pour moi d’inventer un féminisme qui accepte de faire place à l’expérience de toutes les femmes, qui interroge tous les systèmes de domination qu’elle soit de classe, de race, sexuelle… sans créer un féminisme excluant. En France, c’est difficile à faire comprendre. Aux États-Unis, dès les années 70, les femmes noires américaines ont dénoncé les féministes blanches américaines qui prenaient la parole au nom de toutes les femmes sans prendre en compte leurs spécificités. Les femmes blanches revendiquaient par exemple le droit à l’avortement ; les femmes noires le droit de ne plus être stérilisées de force.

PLACE PUBLIQUE > Féministe ou antisexiste ?

MARINE BACHELOT >
Je revendique le féminisme en tant qu’héritage et par conséquent je suis féministe. Je suis évidemment contre la catégorisation qui crée des hiérarchies, mais le mot « femme » a une signification forte.

PLACE PUBLIQUE > La discrimination sexiste, la ressentezvous dans la sphère culturelle ?

MARINE BACHELOT >
Le rapport de Reine Prat commandé par le ministère de la Culture montre que 20 % de femmes seulement sont à la direction d’un établissement. Sur la programmation, que ce soit au niveau du choix des auteurs de théâtre ou des metteurs en scène, 80% sont des hommes. Le monde de la culture ne brille pas par son progressisme, alors que le public du spectacle vivant est à 70% féminin. Dans mon parcours individuel, je n’ai pas rencontré d’obstacles. Il est vrai que j’affirme d’emblée le cadre militant de ma démarche artistique volontairement nommée « Projet Féministes ?».

PLACE PUBLIQUE > Comment inverser la tendance ?

MARINE BACHELOT >
Avec pédagogie, patience ou lobbying... L’association H/F, qui possède des antennes en Rhône-Alpes, Ile-de-France, Normandie, et nous espérons bientôt en Bretagne, milite pour l’égalité femmeshommes dans le spectacle vivant et lance par exemple des « Saisons Égalité », incitant les structures à s’engager dans la démarche.

PLACE PUBLIQUE > Quelle est la démarche de votre projet artistique « Féministes ?» ?

MARINE BACHELOT >
Ce projet se déroule au fil des nécessités, des urgences et des rencontres. C’est un cycle théâtral pour explorer et interroger les héritages, la diversité, l’actualité des féminismes... Un des objectifs étant de faire connaître les différents courants féministes, en dehors de toute vision caricaturale. C’est ma matrice de travail, une façon de me saisir dans la sphère théâtrale de mes découvertes militantes, de les digérer et de les traduire au travers de l’écriture pour en faire des objets littéraires et théâtraux. Le projet, selon ses différentes phases, rassemble des artistes, actrices et acteurs professionnel-le-s, tout comme il sollicite la participation de militant-e-s. Il s’adresse à des publics diversifiés: public déjà sensibilisé, lycéens, tout public, etc.



PLACE PUBLIQUE > En 2009, vous avez écrit et créé Histoires de femmes et de lessives…

MARINE BACHELOT >
Je me suis intéressée à l’histoire de Saint-Cyr, institut de rééducation pour jeunes mineures placées. J’ai rencontré une ancienne pensionnaire, une éducatrice religieuse, une éducatrice laïque et une infirmière, mémoire de cette institution. L’écriture s’est faite par capillarité, en croisant les documents d’archives et des ouvrages plus généralistes sur ces institutions présentes sur l’ensemble du territoire français. Évoquer cette mémoire pour créer des résonances, des échos avec la situation des femmes aujourd’hui était un enjeu central. Le spectacle-déambulatoire a été joué dans les lieux, trois années de suite, accompagné de rencontres avec d’anciennes de Saint-Cyr. Un travail de libération de la parole a pu se faire, face à des histoires souvent marquées par le silence ou la honte. Dans mon parcours, ce spectacle est devenu emblématique d’une prise de conscience du poids des héritages socio-symboliques.

PLACE PUBLIQUE > Sur quels autres thèmes avez-vous travaillé ?

MARINE BACHELOT >
Le travail documentaire et l’approche sensible mêlés à la fiction sont ma marque de fabrique : c’est ce que j’aime faire. En 2010, à l’occasion du Printemps des poètes intitulé « Couleur femme », j’ai écrit et mis en scène une forme courte, La femme, ce continent noir... Un solo pour une actrice, en écho à la formule extraordinaire prononcée par Freud : « La sexualité féminine est un continent noir ». Entre conférence, autofiction et performance, la comédienne interroge les représentations mythifiées du corps de « l’Autre », le jeu des clichés, les mécaniques communes au racisme et au sexisme. En mars 2011, j’ai consacré une lecture-débat aux féminismes non occidentaux, aux instrumentalisations racistes du féminisme. Nous avons préparé cela entre militantes, à partir de textes et vidéos de féministes d’horizons différents, d’Angela Davis à Christine Delphy, d’Elsa Dorlin à Audre Lorde, en passant par les Guerrillas girls.



PLACE PUBLIQUE > En novembre 2011, vous avez présenté À la racine, dans le cadre du festival Mettre en Scène du TNB, que souhaitiez-vous dénoncer ?

MARINE BACHELOT >
Le titre est extrait d’une phrase d’Angela Davis : « Radical signifie simplement saisir les choses à la racine ». Dans la pièce, j’ai réuni cinq personnages : Angela, Sigmund, Jésus, Ève et Shérazade, en séminaire féministe, à Barbès au 21e siècle. Au début de la pièce, Ève se réveille, amnésique, les jambes écartées dans les plantes vertes. Les autres sont persuadés qu’elle a été sexuellement agressée. Le jeu d’affrontement entre Angela et Sigmund incarne l’instrumentalisation raciste du féminisme – cette thèse douteuse selon laquelle l’Occident serait le garant des droits des femmes, et la barbarie du côté des banlieues, de l’Orient et de l’Afrique... Shérazade a été refoulée du séminaire, parce qu’elle porte le voile. Une situation vécue par une amie, syrienne et musulmane féministe. Celle-ci a été reconduite à la porte de la halle Martenot par une féministe rennaise laïque, alors qu’elle distribuait des tracts sur les femmes de la révolution syrienne.

PLACE PUBLIQUE > En tant que féministe occidentale, créer des passerelles avec les féministes musulmanes semble pour vous un leitmotiv. Aborder la question du voile sous un angle artistique, est-ce facile à faire entendre?

MARINE BACHELOT >
Mes amitiés avec des féministes musulmanes me permettent d’échanger en profondeur avec elles. C’est de cette façon, par l’ouverture, que nous pourrons avancer. Je peux à ce sujet témoigner des difficultés rencontrées. Mon amie syrienne était dans son pays, cet été. Inquiète de ne pas avoir de nouvelles, j’ai écrit un texte m’inspirant de son parcours, de nos relations, de la question du foulard et de l’exclusion subie. Je répondais à une commande passée pour la seconde édition du Paris des femmes, présentée au Théâtre des Mathurins à Paris, en janvier 2013. À la réception du texte, alors que les échanges avaient été très cordiaux, j’ai reçu un courriel sec et poli m’annonçant la déprogrammation de mon texte, prétextant que je n’avais pas respecté le cahier des charges. À ce jour, malgré mes courriels de relance, je n’ai pas eu de retour sur ce qui posait réellement problème dans mon texte. Je le vis comme une exclusion : non seulement les femmes musulmanes n’ont pas d’espace de parole dans notre société, mais en plus elles n’ont pas droit de cité au théâtre ! Je suis très amère (recueilli en décembre 2012).