Estuaire, la biennale d’art contemporain, sème des œuvres d’art le long de l’eau entre Nantes et Saint-Nazaire. Chaque premier week-end de septembre, toute la ville se retrouve aux Rendez-vous de l’Erdre sur des quais noirs de monde pour entendre du jazz et caresser des yeux les vieux bateaux de Loire. Au cœur de l’agglomération, l’Île de Nantes, un projet urbain de 350 hectares, scelle la réconciliation d’une ville et de son fleuve. Et c’est sur un programme intitulé « Construire la ville autour du fleuve » que Nantes a ré- pondu récemment avec succès à l’appel à projets de l’État pour obtenir le label d’ÉcoCité.
Cette omniprésence de l’eau n’a rien de surprenant dans une ville de fond d’estuaire. Cette situation géographique est la clé de son histoire. Sans la Loire comme artère irriguant un arrière-pays considérable, Nantes n’aurait été qu’un port dénué d’importance. Et sans ouverture sur l’Atlantique, pas de commerce avec les Antilles, pas de traite négrière, pas de trafic du sucre, pas de chantiers navals, rien de la « grande ville » qui sut séduire Stendhal et tant de voyageurs.
Attardons-nous sur la page où la ville n’a cessé d’écrire son histoire. Un carrefour, au confluent du fleuve et de deux rivières navigables, l’Erdre au nord, la Sèvre nantaise au sud. Mais aussi un gué, en un site où la Loire a creusé un lit étroit, large tout au plus de 400 mètres. Un lit encombré d’îles entre lesquelles les ancêtres des Nantais ont fiché des pieux en travers du courant, puis, sans doute vers l’an mil, une succession de passerelles de bois dont le tracé est resté, jusqu’en 1966, l’unique ligne de ponts permettant de passer d’une rive à l’autre.
Nantes est donc bien une fille des eaux, une villepont, une ville-port, au fond d’un estuaire que, deux fois par jour, visitent la marée et l’air du large. Ce site est l’une des clés de son histoire. Il explique aussi une certaine atmosphère: « Ni tout à fait terrienne, ni tout à fait maritime, ni chair, ni poisson », comme l’a écrit Julien Gracq de sa ville d’élection.
Dernier passage avant l’océan, tout de même distant de 60 km, le site occupé aujourd’hui par Nantes, était déjà habité autour de 2000 ans av. J.-C. S’y était ensuite établi un comptoir commercial permanent où transitaient le sel et l’or, les armes et le plomb. Longtemps, et en tout cas jusqu’à la fin du Moyen Âge, Nantes fut avant tout un port fluvial. Pendant des siècles, on achemine par le fleuve le sel de Guérande et de Bourgneuf, les vins d’Anjou et du Poitou. Et puis, dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, le trafic maritime commence à prendre son essor. Les ducs de Bretagne signent des traités commerciaux avec le roi d’Angleterre, la ville de Bayonne ou la Hanse d’Allemagne.
Il faut toutefois attendre le 17e siècle pour voir ce trafic s’envoler. Colbert encourage alors vivement la culture du sucre de canne aux Antilles françaises. Nantes se lance dans l’aventure coloniale et devient le premier port de France au seuil du 18e siècle. Pour cultiver la canne à sucre à grande échelle, il faut des hommes, beaucoup d’hommes : des esclaves noirs achetés sur les côtes africaines. Nantes se fait une spécialité de ce commerce triangulaire entre l’estuaire de la Loire, le golfe de Guinée et les Antilles. Il est le premier port négrier français, réalisant près de la moitié de la traite française en déportant 450 000 Noirs vers l’Amérique.
La prospérité nantaise s’affiche dans son architecture néo-classique dont le quai de la Fosse offre un bel exemple. Des quartiers entiers se construisent au 18e siècle alors que la population de la ville est multipliée par deux. Au siècle suivant, la ville s’industrialise autour de son fleuve et de son port. Le sucre de l’île Bourbon, la Réunion d’aujourd’hui, succède à celui de Saint-Domingue. Les raffineries nantaises tournent à plein. Elles entraînent l’essor de la métallurgie nécessaire à leur équipement. La conserverie, la biscuiterie suivent ainsi que la construction navale: dans la seconde moitié du 19e siècle, les chantiers de la basse Loire construisent un bon quart des navires français, désormais en métal, prolongeant une tradition ancestrale de construction navale. On est passé d’un port négrier à un port industriel dont la prospérité se poursuivra très avant au 20e siècle. A ce moment de l’histoire de Nantes, le port et l’estuaire sont bel et bien le poumon de la ville.
Pourtant, les signes annonciateurs d’un tournant historique se multiplient. Du fait de l’ensablement de l’estuaire et de l’augmentation des tonnages des navires, Nantes a toujours possédé des avant-ports. Le plus important d’entre eux va devenir Saint-Nazaire, construit de toutes pièces au cours du 19e siècle. À la différence des autres avant-ports, Saint-Nazaire va rapidement devenir un véritable concurrent de Nantes, ou, du moins sera vécu comme tel par les élites nantaises. Les banquiers Pereire y créent la Compagnie générale transatlantique; les chantiers navals nazairiens prennent le pas sur ceux de Nantes ; à la fin du 19e siècle, le trafic nazairien dépasse largement le tonnage nantais.
Deuxième mutation dans les mêmes années : l’arrivée du chemin de fer à Nantes, en 1851. Elle marque la fin du rôle économique de la Loire, ce chemin d’eau qui avait desservi la majeure partie du territoire français pendant des siècles.
Troisième mutation au début du 20e siècle: les comblements de deux bras de la Loire et de l’Erdre. On peut y voir la suite logique de l’effacement économique du fleuve. Les inondations, le passage de la voie ferrée, l’apparition de l’automobile, l’insalubrité de l’Erdre: autant d’arguments qui expliquent que ce que nous tenons aujourd’hui pour une erreur urbanistique majeure n’ait pas suscité de trop vifs débats. Mais voilà, née du fleuve, la ville l’expulse alors de son coeur. Celle qu’on appelait, un peu pompeusement, la Venise de l’Ouest sacrifie cette imbrication intime de l’eau et de la terre qui faisait, depuis l’origine, la singularité de son site. Les travaux durent pendant vingt ans, de 1926 à 1946, une période au cours de laquelle le centre de Nantes se transforme en immense chantier. Détournée, l’Erdre passe désormais sous un tunnel, comme en cachette, et des flots de voitures empruntent le cours comblé de deux des trois bras de la Loire, nuisant à la lisibilité autant qu’à l’agrément du site. Seule la toponymie garde la mémoire de l’ancienne ville d’eau: place de l’Écluse, rue du Port-au-Vin, île Feydeau, quai Brancas…
Même si le port de Nantes reste animé très avant dans le 20e siècle, ses activités n’ont de cesse de dériver vers Saint-Nazaire. Nouvelle date symbolique : le 3 juillet 1987. Ce jour-là, on lance le Bougainville, le dernier navire construit à Nantes, depuis le dernier chantier naval de Nantes, situé sur la Prairie-au-Duc, l’un des sites majeurs de l’actuelle Île de Nantes.
C’est la fin d’une industrie qui, depuis plusieurs siècles, avait modelé le paysage et l’imaginaire nantais. C’est la fin d’une histoire et le début d’une autre. Longtemps, une association nantaise, Nantes-la-Bleue avait milité pour le recreusement de l’Erdre. Au début des années 1990, quand la Ville lance un concours international d’architecture pour redessiner le Cours des Cinquante-Otages (qui emprunte l’ancien emplacement de l’Erdre), elle espère être entendue. C’était trop tôt selon l’avis d’un des vainqueurs de la consultation, Italo Rota, qui continue à penser qu’un jour peut-être… Pas de recreusement, mais une attention nouvelle à l’ambiance urbaine. L’installation d’une nouvelle ligne de tramway est l’occasion d’un réaménagement attentif et réussi des quais de l’Erdre. Des sentiers et des passerelles permettent de longer à pied la rivière sur chacune de ses berges à des kilomètres de la ville. Berceau d’un des plus anciens clubs de yachting français, le SNO (Sport nautiques de l’Ouest), l’Erdre accueille dans telle ou telle de ses criques plus d’un port de plaisance tandis que les écoles d’aviron y prospèrent. Ses rives, émaillées de châteaux et de folies, ne se découvrent jamais mieux qu’en glissant sur l’eau à bord des bateaux de promenade qui remontent son cours depuis la gare fluviale. Le Navibus, qui, pour le prix d’un ticket de tram, vous conduisait du campus universitaire à la gare, n’a malheureusement pas eu le même succès : trop peu de rotations, trop peu d’utilisateurs.
Les facs sur la rive droite; des entreprises de haute technologie, des grandes écoles, la technopole sur l’autre rive: l’Erdre n’est plus seulement l’aimable rivière de jeu des Nantais. Avec ses châteaux, ses bateaux, ses labos, elle conjugue les atouts : la concentration de matière grise, un site naturel enchanteur, des rendez-vous festifs, quelques-uns des termes de l’équation nantaise du moment.
Mais la Loire? Un tout autre enjeu auquel la ville a pris le temps de s’attaquer, le temps du deuil de l’âge industriel. Après la fermeture des chantiers navals, Nantes s’est retrouvée avec une île en partie désertée au coeur de la ville, un chantier de 350 ha, une immense friche disponible, un défi considérable qui ne peut se comprendre qu’au regard des mutations historiques évoquées plus haut. Nantes a progressivement compris qu’elle n’était plus un grand port industriel, qu’elle devenait apprendre à devenir une grande ville au bord de l’eau, à tirer parti de ce formidable atout naturel comme tant d’autres cités aujourd’hui dans le monde, mais à sa manière.
Il s’agit aujourd’hui de renouer avec le fleuve et avec ses affluents dont la ville s’était détournée. Il s’agit aussi de développer des activités économiques nouvelles sur les lieux mêmes de la prospérité industrielle de jadis. Où l’on construisait des navires, des machines animées sorties de l’imagination des descendants de Jules Verne ébahissent les enfants et leurs parents. Un Quartier de la création voit le jour avec vue sur Loire: les premiers travaux sur les espaces publics ont consisté à abattre les arbres qui cachaient le fleuve, à terrasser les berges en pente douce. Près des anciennes rampes de lancement, on a aménagé un solarium et disposé des transats. Les Anneaux disposés par Daniel Buren et Patrick Bouchain le long du quai des Antilles sont devenus une icône nantaise en dessous desquels passe la navette fluviale qui relie la Chambre de commerce à Trentemoult, charmant village de pêcheurs désormais très branché.
Les retrouvailles avec le fleuve se jouent dans un cadre bien plus large que celui de la seule ville ou même de la seule agglomération. Nantes se pense désormais à l’échelle de l’estuaire et de la métropole qu’elle forme avec Saint-Nazaire et la façade littorale. Se referme ainsi l’histoire d’une concurrence séculaire. D’une ville à l’autre s’est élaboré l’un des plus vastes Schémas de cohérence territoriale de France. Ce document d’urbanisme, adopté en 2007, dessine l’avenir du territoire, du moins dans ses grandes lignes. Il s’efforce de préserver la forme d’une métropole dont les démographes annoncent qu’elle devra accueillir 100 000 habitants supplémentaires dans les vingt ans à venir : un archipel urbain disséminé au long du fleuve où les zones humides, les espaces agricoles et naturels doivent être jalousement protégés. La trame verte et bleue de l’ÉcoCité est bien sa principale richesse et doit être défendue contre l’étalement indéfini de la ville.
À l’autre extrémité de l’estuaire, Ville-Port, cette considérable opération urbaine, est l’occasion pour Saint-Nazaire de pivoter vers l’embouchure de la Loire. Même les projets économiques ont un lien avec le génie du lieu: recherche sur les navires et les avions de demain fabriqués avec des matériaux composites ; nouvelles sources d’énergie tirées de la houle mais aussi des micro- algues ; ou, tout simplement, utilisation du fleuve pour transporter des tronçons d’Airbus entre Nantes et Saint-Nazaire.
Dans tous les domaines, Nantes joue désormais la carte de son territoire singulier. L’estuaire redevient la matrice de son développement. Comme aux premiers jours…