Le destin politique d’Alain Chénard s’est joué en 1974 quand les socialistes de la section de Nantes demandent à leurs élus municipaux de choisir entre la participation à la municipalité du sénateur radical André Morice (regroupant des indépendants et paysans, la SFIO et des personnalités diverses) et la nouvelle ligne d’union de la gauche. Alain Chénard est le seul à se plier à la discipline de son parti et à démissionner de son poste d’adjoint. Les autres élus, fidèles à André Morice, sont exclus du Parti socialiste en 1975. Tout naturellement, c’est Alain Chénard qui dirige la liste d’union de la gauche, victorieuse de seulement 549 voix, le 17 mars 1977.
Ses anciens amis le lui feront payer en formant en 1983 une liste « socialiste démocrate » avec le soutien d’Alexandre Hébert, secrétaire de l’Union départementale Force ouvrière. Elle recueillera près de 5 % des voix et contribuera à la défaite d’Alain Chénard face à la liste du sénateur RPR Michel Chauty.
PLACE PUBLIQUE > Vous avez 40 ans quand vous devenez maire de Nantes. Quelle est votre première réflexion?
ALAIN CHÉNARD > Enfin, les ennuis commencent ! Je connaissais bien la mairie et les dossiers car j’avais déjà accompli deux mandats dans la municipalité d’André Morice. Mon second mandat, je l’ai d’ailleurs terminé dans l’opposition car j’ai été le seul élu à obéir aux consignes du Parti socialiste: pratiquer l’union de la gauche et en finir avec les alliances de troisième force. Mais j’étais le seul de l’équipe à posséder cette expérience.
PLACE PUBLIQUE > Comment avez-vous constitué votre liste?
ALAIN CHÉNARD > Le moule avait été conçu ailleurs: c’était l’union de la gauche. On a fait équipe avec un petit noyau de radicaux de gauche venus du centrisme, dont Patrick Mareschal devenu plus tard, le premier président socialiste du Conseil général de Loire-Atlantique. L’Union démocratique bretonne aussi avait un certain poids. Mais, évidemment, le gros morceau, c’était le Parti communiste. Il y avait des vieux staliniens qui ne voulaient à aucun prix venir sur la liste. Alors, on a pris des jeunes. Il se trouve que je connaissais bien Michel Moreau, le secrétaire fédéral du PC. On avait le même âge ; nos filles fréquentaient le même collège et étaient amies ; il avait été responsable fédéral des Jeunesses communistes quand j’étais celui des Jeunesses socialistes. On a fini par tomber d’accord sans trop de mal sur la répartition des postes.
PLACE PUBLIQUE > Vous attendiez-vous à être élus ?
ALAIN CHÉNARD > Le contexte était porteur. Avec la crise pétrolière et la montée du chômage, les sujets d’inquiétude ne manquaient pas et on sentait le pays pris d’une véritable envie de changement. Le PS s’était refait une santé et gagnait toutes les élections partielles. Dans l’Ouest, une convergence se dessinait entre la gauche traditionnelle et la gauche chrétienne avec, dans la région nantaise, des personnalités comme Gilbert Declercq, le leader CFDT, ou le dirigeant paysan Bernard Thareau. Et puis André Morice avait 77 ans; s’il avait été réélu, il aurait terminé son mandat à 83 ans… L’âge du capitaine plaidait en notre faveur. Mais nous n’étions sûrs de rien, bien sûr. En 1971, la liste Morice avait tout de même eu la majorité absolue dans tous les bureaux de vote de Nantes ! Nous avons mené une campagne extrêmement dynamique et nous avons devancé de 600 voix l’équipe sortante, un cheveu!
PLACE PUBLIQUE > Aviez-vous une vision claire de la politique à conduire?
ALAIN CHÉNARD > Hum… Nous voulions changer la ville, mais en réalité nous savions surtout ce qu’il ne fallait pas faire. La municipalité Morice avait un projet délirant de pénétrantes routières qui devaient se croiser devant le château. L’Erdre et la Loire auraient été longées par des sortes d’autoroute. La ville aurait été brutalisée, défigurée. Nous avons immédiatement mis un terme à cette folie, lancé un contournement routier et, bien sûr, le tramway. Notre autre grand chantier a été la modernisation de la mairie où André Morice laissait tout aller à vau l’eau. À la faveur de départs en retraite, des troupes fraîches et du sang neuf sont arrivés qui ont permis une gestion municipale digne de ce nom. Nous avons redonné du souffle à cette ville.
PLACE PUBLIQUE > Votre politique municipale était-elle vraiment en rupture avec celle menée auparavant ? De manière plus générale, êtes-vous convaincu qu’il existe des politiques municipales de gauche et des politiques municipales de droite?
ALAIN CHÉNARD > Ah oui, je crois que la rupture a été nette. Dans le domaine des transports, comme je viens de le dire, mais pas seulement: nous avons construit une vingtaine d’écoles, une trentaine de gymnases et moi, je continue à croire qu’une école qui ouvre, c’est une prison qui ferme. Une telle politique n’est sans doute pas le monopole de la gauche, mais je suis bien obligé de constater que la gauche la pratique plus spontanément. Aujourd’hui, c’est bien la droite qui refuse de remplacer un retraité sur deux et c’est bien François Hollande qui propose la création de 60 000 postes d’enseignants… Je constate aussi que le mouvement lancé en 1977 ne s’est pas arrêté depuis. Même si j’ai été battu en 1983, la plupart des villes gagnées en 1977 ont été conservées ou reconquises par la gauche. Les Départements, les Régions et maintenant le Sénat ont été gagnés. La Nation est à gauche, pas encore l’État, mais nous avons des chances raisonnables…
PLACE PUBLIQUE > Avez-vous noué à l’époque des relations particulières avec les autres villes de gauche de l’Ouest ?
ALAIN CHÉNARD > Pour moi, il était clair que Nantes était une trop petite grande ville pour vivre seule. Il fallait donc coopérer avec les autres villes de l’Ouest. Avec Angers c’était difficile car Jean Monnier était vraiment un garçon impossible, mais j’étais convaincu qu’il fallait en finir avec la querelle entre Rennes et Nantes. Je connaissais bien Edmond Hervé depuis les Jeunesses socialistes. Il y a donc eu des rencontres entre nous, mais très vite nous avons été accaparés par tellement de tâches: nous sommes devenus parlementaires, Edmond est entré au gouvernement en 1981… Je me disais que la coopération Nantes- Rennes devait être une priorité de mon second mandat, d’autant que les lois de décentralisation ouvraient de nouvelles perspectives, mais il n’y a pas eu de second mandat.
PLACE PUBLIQUE > L’équipe élue en 1977 est-elle restée soudée tout au long du mandat ?
ALAIN CHÉNARD > Il y a bien sûr eu des tiraillements, mais nous sommes restés très unis et des amitiés solides se sont créées. Au fond, c’est le boulot qui nous a soudés, pas seulement les élus, mais aussi le personnel municipal. On négociait de grands projets avec la population, on les menait à leur terme, on changeait la ville, nous étions dans une vraie dynamique. Et puis j’avais mis au point un fonctionnement simple en dotant mes sept adjoints, quatre socialistes, deux communistes et un radical, de vastes compétences exercées de manière très autonome. Et quand apparaissaient des différends nous les tranchions de manière collective et transparente.
PLACE PUBLIQUE > Quels ont été vos rapports avec les milieux économiques ?
ALAIN CHÉNARD > Pas toujours très faciles. Les patrons du bâtiment et des travaux publics ne se sont pas plaints: on a tellement construit à cette époque! Mais je me souviens qu’au Port autonome on voyait d’un très mauvais oeil le fait que je désigne un élu militant CGT pour suivre les questions portuaires. En fait, les contacts étaient souvent meilleurs avec des patrons extérieurs à Nantes, Jean-Luc Lagardère par exemple. Europe 1, qui faisait partie de son groupe, était le sponsor du FC Nantes qu’il rêvait d’acheter. Je lui ai trouvé un terrain près de l’École vétérinaire pour qu’il installe Matra Harris et il a implanté deux autres entreprises. Mais à la Chambre de commerce, on n’était pas très enthousiaste: vous pensez bien, ça risquait de faire monter les salaires…
PLACE PUBLIQUE > Le beau temps ce dimanche-là, la faible mobilisation de l’électorat de gauche persuadé qu’il y aurait un second tour, la constitution d’une petite liste de gauche… Bien des raisons expliquent votre défaite de 1983. Mais, à votre avis, qu’est-ce qui a été le plus déterminant?
ALAIN CHÉNARD > Le tramway n’était pas achevé et je n’ai pas assez communiqué sur les bienfaits qu’il allait apporter aux Nantais. À partir du moment où il a fonctionné, il a rallié tous les suffrages, mais pour mon équipe et pour moi c’était trop tard. Il y a eu aussi une instrumentalisation assez malhonnête du thème de l’enseignement privé. Et puis j’ai été la victime d’attaques personnelles qui ont laissé des traces dans les esprits. Remarquez, cette défaite a peut-être été salutaire. L’équipe de Michel Chauty, élue de 1983 à 1989, s’est tellement déchirée et a accumulé tant d’erreurs que les Nantais ont été vaccinés pour longtemps contre la tentation de voter à droite.
PLACE PUBLIQUE > Le tramway restera votre grand oeuvre?
ALAIN CHÉNARD > C’est une réalisation dont je ne suis pas mécontent, mais ce n’est que le sous-produit le plus visible d’une politique plus vaste d’humanisation de la ville: le contournement plutôt que les pénétrantes, les transports en commun plutôt que la bagnole reine.
PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui a le plus changé dans la gestion d’une ville depuis 1977?
ALAIN CHÉNARD > Nous étions 37 élus ; il doit y en avoir pas loin de 701 aujourd’hui à Nantes. Cet accroissement du nombre des élus parcellise leurs tâches. Les élus gouvernent moins aujourd’hui. Le cabinet et les services ont de plus en plus de pouvoir, de compétence aussi, mais au risque d’isoler le chef de son équipe.
PLACE PUBLIQUE > Les alliances ont évolué aussi. Le Parti communiste ne pèse plus guère alors que les Verts ont pris de l’ampleur…
ALAIN CHÉNARD > Oui, mais ça ne me paraît pas très important. Après tout, en 1977, il y avait le PSU. Les Verts, c’est un peu la même chose, non?
PLACE PUBLIQUE > Vous décriviez à l’instant un mouvement de conquête de l’Ouest par la gauche qui ne s’est pas arrête depuis. Cela signifie-t-il que la droite est condamnée à ne pas revenir aux affaires localement ?
ALAIN CHÉNARD > La démocratie, c’est quand même l’alternance. Mais je suis obligé de constater qu’on ne voit guère de leader émerger au sein de la droite. Il faut tout de même faire attention à l’évolution de la composition sociologique des villes. À Nantes, tous ces logements qu’on construit, qui a les moyens d’y habiter ? Demain, pour qui voteront tous ces nouveaux Nantais? Cela dit, à Nantes comme dans les autres villes de l’Ouest, la gauche me paraît bien assise.