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Dossier
#21
Patrons rennais : les clés de quelques succès
RÉSUMÉ > Qu’ont apporté à Rennes les entrepreneurs, parfois connus du public? Cette question revient à se demander comment les entreprises épousent un territoire. Pourquoi elles y restent attachées et comment elles y grandissent. Universitaire proche du monde économique, Claude Champaud répond à ces questions en partant de sa propre expérience. Pour lui, le lien entre les patrons et l’université est l’un des atouts de la réussite rennaise.

     En premier lieu, qu’il soit bien entendu que si le signataire de cet article est souvent cité comme l’un des universitaires bretons connaissant le mieux les entrepreneurs de sa génération, dans sa région, jamais en un demi-siècle de fréquentation des milieux entrepreneuriaux, il n’a eu le sentiment que la cupidité dont parle Stiglitz, à juste titre pour les financialistes, caractérisait ceux qu’il a bien connus, partageant parfois leurs secrets. 
     Certains ont accumulé une jolie fortune. J’en connais d’autres qui ont échoué et perdu tous leurs avoirs. J’en ai connu, aussi, qui ayant réussi leur entreprise n’en ont tiré qu’un patrimoine somme toute modeste, ni plus ni moins importants que ceux de tel élu ou tel haut fonctionnaire.
     Je parlerais des uns et des autres, sur la place de Rennes, en me plaçant sur le seul plan où j’ai toujours fréquenté et jugé ces hommes. Celui de leurs facultés créatrices de richesses fécondes, d’emplois rémunérateurs et d’ambitions partagées. Plus que personne, ils ont permis à notre région de connaître une réelle prospérité et d’offrir à notre jeunesse des motifs d’espérer et d’entreprendre.

     Avant d’entrer dans le sujet, il convient de noter que la Bretagne est, de tradition, une terre d’entrepreneurs. Elle le demeure aujourd’hui, traversant mieux la crise que beaucoup d’autres régions. Elle le fait grâce à l’importance qu’y occupent ses innombrables PME-PMI et ses remarquables ETI (entreprises de taille intermédiaire) comme Le Duff, Rocher ou Guillemot (Ubisoft)… Cheflieu de la Bretagne administrative, Rennes n’a pas été en reste à cet égard. Durant ces six dernières décennies, le territoire de l’ancienne Condate des Riedones, a vu naître, se fixer et/ou se développer nombre de ces entreprises qui font la vraie économie. Des entreprises qui, selon les préceptes du Stakeholderisme, prônés par l’École de Rennes1, nourrissent des liens quasiment charnels avec leur terre d’élection.
     Nous allons le voir au travers d’une quinzaine de cas qui appartiennent désormais à l’histoire de notre antique cité, tout autant que son parlement et ses universités, arbres prestigieux qui trop souvent cachent la forêt des activités entrepreneuriales rennaises. Ce tableau incomplet, donnera cependant une idée de la vitalité économique rennaise.
     Au regard des traditionnels fleurons de notre ville que sont l’administration, la justice et l’université, deux situations peuvent être distinguées. Dans certains cas, on trouvera peu de liens entre les entreprises rennaises marquantes et les fonctions traditionnelles sur lesquelles s’est modelée l’image de marque de Rennes. Leurs patrons y ont fixé leur entreprise en répondant, comme partout, au “jeu du hasard et de la nécessité du marché” (1re partie). Plus significatifs peut-être dans d’autres cas, l’implantation de l’entreprise et le rôle sociétal de leur patron ne sont pas sans lien avec les “activités universitaires de la capitale de la Bretagne” (2e partie).

I – À Rennes, par le jeu du hasard et des nécessités

     Deux données sociétales distinctes mais complémentaires expliquent le pouvoir attractif de Rennes pour la fixation de centres de décision entrepreneuriaux ou de services tertiaires supérieurs.
     La première ressortit à la géographie humaine. Rennes est au centre d’une des grandes étoiles des routes françaises et elle héberge la grande étoile ferroviaire de l’Ouest. Bien que privée de certains atouts (l’embouchure d’un grand fleuve, présence d’un aéroport international), Rennes demeure une zone privilégiée de contacts entre l’ogre parisien et la dynamique péninsule armoricaine. La ville se situe à mi-chemin entre le Nordouest et le Sud-ouest de l’hexagone. C’est donc un lieu propice à l’exercice du pouvoir entrepreneurial et à la mobilité des cadres et dirigeants d’entreprises.
     La seconde est beaucoup plus spécifique et concerne notre sujet. Il s’agit du facteur d’attractivité que constitue une ville qui demeure à taille humaine alors qu’elle est une capitale universitaire et culturelle. Ce genre de cité offre en effet un environnement propice à l’accueil d’activités tertiaires supérieures qui caractérisent les sièges sociaux et services de recherche nécessitant l’accès aisé à des services libéraux diversifiés et de qualité.

     Cet effet « capitale » est clairement exposé dans un texte extrait du site Yves Rocher : « Si l’entreprise est ancrée à La Gacilly, terre natale de Monsieur Yves Rocher, Rennes représente un lien stratégique entre le siège social d’Yves Rocher et ses 1 600 points de vente à travers le monde. C’est en centre-ville à moins d’une heure de la Gacilly et à proximité de la gare TGV, que se retrouvent les forces commerciales et la formation des équipes internationales. Tel un bateau amiral, le siège de la direction commerciale porte le projet d’entreprise conjugué à l’interne et à l’externe. ».
    D’autres entreprises bretonnes majeures doivent leur localisation rennaise à ces facteurs géographiques et sociétaux. C’est ainsi que, comme le raconte Pierre Legris dans ses Mémoires, la décentralisation à Rennes en 1978 de son entreprise de robinetterie-mécanique, la très ancienne et très parisienne entreprise Legris, procéda d’abord d’une nécessité économique vitale. Il s’agissait d’échapper au piège financier que lui avaient tendu des cadres de la Société Générale par des procédés qui annonçaient le financialisme contemporain. Néanmoins la décision d’opérer une décentralisation totale, siège et centres de décision et de recherche inclus (demeurée unique en son genre, en ces temps d’aménagement du territoire hexagonal), relevait d’un choix patronal délibéré de s’implanter dans une ville administrative et universitaire dans laquelle Legris compterait et ne serait plus cette PME de banlieue, sans influence sur son environnement. Nous y reviendrons en fin de seconde partie.

     Dans un genre bien différent mais non sans similitude, on citera Mario Piromalli qui après avoir fait ses classes comme serveur dans un McDonald’s à Strasbourg émigra à Rennes pour y créer en franchise, une baronnie de cette enseigne internationale de la restauration rapide. À partir d’un magasin moribond du Colombia, il imposera le hamburger dans le pays de la galette-saucisse. Ce tour de force le conduira à développer sur deux décennies une stratégie d’investissement géographique fondée sur la situation de Rennes tapie dans ses étoiles, débordante d’une jeunesse et d’une clientèle de cols blancs, qu’il va consciencieusement ratisser par les 19 McDo dont il est propriétaire-exploitant franchisé en Ille-et-Vilaine.
     Didier Ferré est quant à lui un pur produit de la région rennaise. Son immense capacité de travail, une modestie à toute épreuve et un sens aigu de l’observation, un solide bon sens et une prudente audace, lui ont été donnés en héritage. Fils d’un artisan-boucher, Didier Ferré à joué un premier coup de dé gagnant avec l’acquisition puis la revente d’une belle PME de salaisonnerie de notre département. Ce capital, bien acquis, lui a servi de base de départ dans l’hôtellerie dont il a de suite perçu les voies et moyens de développement de ses formes modernes. Il deviendra le maître des hôtels rennais, régnant sur trois Mercure, notamment et un tout dernier Novotel. Du coup, il est courtisé par la municipalité rêvant de voir notre Cité dotée d’un hôtel 4 étoiles, en centre-ville. Distingué par le classement de la revue Challenges, le Groupe Ferré, c’est une centaine d’hôtels dont le prestigieux Concorde-Montparnasse, à Paris, le Grand hôtel de la Reine, place Stanislas à Nancy, le Concorde à Angers, etc… Né à Rennes ce groupe familial pur sucre, continue à être dirigé de Rennes dans des bureaux hébergés… dans un hôtel. Derrière cet homme discret mais chaleureux, ce grand travailleur doué d’un sens aigu de l’amitié, se cache un grand patron rennais.

     Rennes est une ville d’administration et de services libéraux. Que ce soit à Paris ou à Rennes, de telles fonctions entraînent la multiplication de surfaces de bureaux. Trois activités entrepreneuriales sont particulièrement concernées par ce phénomène : celles qui construisent des immeubles ; celles qui les vendent et qui les gèrent ; celles qui en assurent la maintenance. Leur localisation est intimement liée à la géographie humaine et à l’organisation des territoires. Les dernières décennies ont été marquées par une concentration qui a conduit certaines entreprises de ces secteurs à prendre des dimensions enviables dans le tissu entrepreneurial rennais.
     Dans le domaine de la construction, on citera le cas du Groupe Legendre. Parti d’une modeste maçonnerie paternelle d’Amanlis, en quatre décennies, Jean-Paul Legendre a bâti un groupe industriel qui emploie aujourd’hui 1 000 salariés et dont le chiffre d’affaire a connu une croissance de 350 % dans les premières années du 21e siècle. Depuis peu, un splendide siège social situé dans l’un des immeubles que le groupe a construits sur l’ensemble de la Courrouze, témoigne de sa réussite. C‘est un membre très actif de la Fondation université Rennes.
     Au passage, le changement d’affectation de ce « camp » traduit une mutation fondamentale des fonctions sociétales de Rennes. Une place d’armes majeure devient un ensemble tertiaire civil. À notre époque, les étudiants et les « cols blancs » ont pris le relais des militaires. Les réussites des Blot, Giboire et Kermarec, procèdent du même phénomène lié à l’urbanisation. Il convient de souligner que si l’expansion urbaine de Rennes a permis à ces promoteurs-agents d’affaires de conquérir ce marché, c’est aussi de là qu’ils se sont lancés à la conquête de l’Ouest.

     Plus frappante encore est la prodigieuse ascension de Christian Rouleau, patron de la Samsic. Exemple même du self man made, en vingt-cinq ans, ce patron-né a bâti un groupe de services aux entreprises qui emploie aujourd’hui 54 000 personnes dans les métiers du facilty management qui vont du nettoyage à l’accueil, en passant par la sécurité et les espaces verts… L’impressionnant siège qui domine l’entrée routière est de l’agglomération rennaise est un étendard tout comme le nom de Samsic qui s’inscrit sur le mythique maillot du Stade rennais.
     À quelques encablures, à Noyal-sur-Vilaine, on rencontre l’un des fleurons de l’entrepreneuriat du bassin de Rennes. Derrière l’enseigne Triballat, ses marques de fromages son beurre Bordier et ses produits Sojasun, il y a une entreprise familiale exemplaire à tous égards. Contrôlée par la famille Clanchin, cette PMI qui emploie plus de 500 salariés a su développer des stratégies de niches qui lui ont permis de résister victorieusement aux concentrations drastiques qui ont marqué le secteur de l’industrie laitière. Résolument ancrée dans la RSE (responsabilité sociale des entreprises), apôtre des énergies alternatives, Triballat affiche une excellente santé financière. Membre de la Fondation de l’université Rennes 1, très ouverte aux stages étudiants, cette entreprise qui joue à fond les atouts de proximité du pôle universitaire rennais pourrait appartenir à la catégorie suivante.

II – Les atouts d’une capitale administrative et universitaire

     « Par les cours de physique, de chimie et de mécanique, confiés à d’habiles professeur, elle popularise les procédés des arts et provoque les progrès de l’industrie. »
     Cette phrase est extraite d’une lettre des autorités universitaires de l’époque (1839), au maire de Rennes, qui accédera à leur demande de prise en charge municipale du financement d’une faculté des sciences. On peut dire que cette phrase contient prémonitoirement la Rennes actuelle, son campus de Beaulieu, Rennes-Atalante et ses centres de recherche en informatique particulièrement performants. Un livre ne suffirait pas à épuiser ce sujet que nous ne ferons qu’effleurer ici. Les liens entre certaines entreprises rennaises et leur patron avec l’université, sont de natures diverses et se sont manifestés en de nombreuses occasions.

     En premier lieu, certaines entreprises sont sorties des labos universitaires. Start-up d’abord certaines vont devenir des entreprises à part entière. Créée en 1977, par Jacques Lucas, aujourd’hui professeur émérite de Rennes 1 et membre de l’Académie des Sciences, la société Verre fluoré, a acquis une réputation mondiale en lançant ce matériau inorganique composant de fibres optiques. Un autre succès entrepreneurial du même genre est celui de Jean-Marc Gandon, fondateur de Biotrial, laboratoire d’épreuve clinique de nouveaux médicaments et membre très actif de la Fondation Rennes 1.
     Bien que la relation soit moins univoque, nous rangerons Vincent Marcatté, dans cette catégorie des patrons rennais de grande influence lié à l’université. Président du pôle de compétitivité « Images et réseaus » qui a consacré le rôle primordial joué par Rennes dans les télécoms françaises, Vincent Marcatté n’est pas seulement le directeur de l'Open innovation à Orange Labs. Au centre d’un réseau d’influence reconnu, il a joué un rôle décisif dans la mise en place de la Fondation Rennes 1, qu’il a présidée et où il retrouve d’autres patrons rennais cités ici.
     Une ville universitaire comme Rennes est, par nature, un lieu culturel majeur. C’est à ce titre qu’il convient de citer Bruno Caron. A la tête d’un ensemble de magasins de resto-rapides, réalisant 450 millions d’euros de chiffre d’affaire et employant 2 500 salariés, ce patron du groupe Norac s’est institué le mécène des arts contemporains en finançant depuis quelques années la Biennale de Rennes.

Une connexion avec l’Institut de gestion

     Décidément, la restauration rapide règne sur Rennes. C’est là que vit et trône son empereur, Louis Le Duff. Entièrement contrôlé par cet ancien professeur de gestion à Rennes, son groupe trouve ici sa place, non seulement pour la success story d’une entreprise sortie du néant en 1976, qui pèse actuellement plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaire, mais aussi du fait des origines universitaires de son patron. Il emploie près de 14 000 salariés, compte plus de 1 100 points de vente et son enseigne phare, la Brioche dorée, flotte sur les cinq continents… Ce qui doit être ici souligné, c’est que ce patron qui est docteur en gestion de l’IGR et membre de la fondation IGR IAE de Rennes, fut maître de conférence (en marketing), à l’IUT de Rennes, et qu’il a publié des livres de recettes… pour réussir en affaires. Ce furent des best-sellers…
     On ne saurait clore ces références aux relations entre patrons et universitaires à Rennes sans rappeler que c’est dans le bureau du directeur de l’IGR, que fut prise et organisée la décision de délocalisation de l’entreprise Legris à Rennes. Les relations de Pierre Legris avec des universitaires rennais furent dès lors constantes, à telle enseigne qu’il présidera le conseil d’administration de l’IGR et qu’il fut un permanent soutien du développement de cette grande école universitaire rennaise de management.
     À cet égard, c’est aussi un devoir de rappeler le rôle déterminant que joua Georges Travers, président de la CCI de Rennes. Sa Société Rennaise de Préfabrication fut un instrument majeur de la construction des Zup de Rennes mais surtout, il fut un apôtre des relations université-entreprises. C’est le poids de sa personnalité et son influence qui permirent à l’IGR de prendre son envol en 1969 par un mariage fécond entre patrons et universitaires rennais.