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Dossier
#21
Les vitrines de l’aisance et de la pauvreté
RÉSUMÉ > L’évolution du commerce de détail, de ses formes socio-économiques et spatiales, offre un angle intéressant pour lire la manière dont, à chaque époque, l’argent «s’exprime» dans une ville. J’ai choisi de m’arrêter sur une des manifestations de cette interface. Elle souligne l’importance du clivage richesse/pauvreté et l’ampleur des inégalités sur le modelage des modes de consommation, sur les représentations, les pratiques et aussi les politiques urbaines.

1- La consommation jadis privilège bourgeois

     À Rennes au début du 20e siècle, il n’y a pas de véritables industries à part l’Arsenal et quelques entreprises notables, telles les imprimeries Oberthur et les brasseries Graff. La capitale de la Bretagne est un centre politique, religieux, militaire, judiciaire, administratif, universitaire. Telles sont les principales matrices des revenus distribués à la bourgeoisie locale. Pas de très grandes fortunes, mais de l’aisance liée aux rémunérations et aux rentes dérivées de la propriété foncière et immobilière qu’autorise et alimente le niveau de celles-ci. La fraction la plus nombreuse de la population ouvriers, employés, personnels de maison et de service – est à l’époque très démunie et n’a pas accès au monde des consommations diversifiés.  

Achats de première nécessité et petits marchands

     L’approvisionnement des familles populaires démunies, extrêmement pauvres, miséreuses pour beaucoup d’entre elles, se réduit alors en l’acquisition des produits alimentaires de base et de quelques articles de bazar. Ces achats se font, une partie sur les étals de plein air, sur les nombreux marchés approvisionnés directement par des paysans eux-mêmes très pauvres, ou auprès des revendeurs ambulants, une autre partie dans les échoppes des tout petits marchands d’épicerie, des cafetiers, des cordonniers, des ferblantiers, des marchands de vin et de charbon, des fripiers. Tout ce dispositif matériel a fini de disparaître lors de la rénovation des faubourgs, rues de Brest, de Nantes, de Saint Malo.

Le commerce de centre-ville s’enrichit

     Par contre les dépenses des ménages solvables ont donné naissance au tissu commercial qui constitue aujourd’hui encore « le centre-ville ».
     Rues et places y sont bordées de magasins à vitrines, connus pendant longtemps autant par le nom des propriétaires – Jacquart, Bessec, Tessier – que par l’enseigne. Des magasins spécialisés dans l’équipement des maisons et des ménages bourgeois en mobiliers, vaisselles, décoration, bijoux, articles chaussants et autres pièces d’habillement, tissus ; aussi des boulangeries-pâtisseries, des commerces de viande, les blanchisseries, salons de coiffure, de photographes, les pharmacies ; et des épiceries - sur le modèle de l’Epicerie du Lycée, qu’a si bien reconstitué l’Ecomusée de la Bintinais dans son exposition de1989 - de vraies épiceries avec leurs spécialités, cafés, vins, spiritueux, épices, confiseries… S’y ajoutent dans le même registre sélect, les grands cafés et restaurants (La Paix, Le Glacier, Le Coq Gadby).

Grands magasins et distinction bourgeoise

     Les grands magasins proprement dits sont longtemps demeurés l’apanage de Paris, faute de trouver dans les grandes villes de province une clientèle assez aisée assez nombreuse. L’installation, rue le Bastard, des Magasins Modernes date de 1926, quand le Bon Marché d’Aristide Boucicaut avait déjà plus de 50 ans. Par contre, fréquenter les temples de la nouveauté de la capitale dans le cadre du tourisme mondain ou leur commander des colis de la dernière mode, participait alors des conduites de distinction des clientèles riches habitant la province et même l’étranger. Le traitement architectural des lieux offrait une scène propice à l’affichage ostentatoire de leur richesse, de leur rang social. Verrières zénithales, escaliers à double révolution, leur aménagement regorgeait d’emprunts au modèle aristocratique, au décorum de ses palais, au luxe de ses demeures.

Peu de changements jusqu’aux années 60

     Les commerces de centre-ville se sont multipliés et enrichis en s’ouvrant aux clientèles des classes moyennes. Le petit commerce, bénéficiant d’une élévation plus modeste mais réel du niveau de vie des classes populaires et de la permanence des conditions imposées aux achats courants - renouvellement quotidien, à pied - a, pendant ces années là, connu son âge d’or, tant en centre-ville que dans chaque quartier. Ces deux composantes, pendant tout le siècle où l’indépendance (la propriété familiale du point de vente) demeura la forme dominante, ont constitué dans les villes tertiaires comme Rennes une force économique, sociale et politique avec laquelle il a fallu compter. 

2- L’ère de la consommation de masse et des grandes surfaces

     L’augmentation du pouvoir d’achat a permis à partir de 1960 à un nombre de ménages chaque année plus important d’acquérir sa voiture et son réfrigérateur, rendant possible la conservation des produits périssables. Celle-ci a autorisé le regroupement des achats courants dans le temps, au rythme hebdomadaire ou mensuel, ainsi que leur regroupement dans l’espace, loin du domicile. Le discount, qui repose sur la vente de grandes quantités avec de très petites marges unitaires, a offert des prix de 20 à 30 % inférieurs à ceux que pratiquaient les détaillants traditionnels toutes tailles confondues. L’étendue des superficies foncières exigées par le succès de la formule a nourri à son tour le mouvement des localisations périphériques autorisé par la motorisation des courses. C’est la conjugaison de ces innovations qui a suscité l’avènement de ce que l’on a vite appelé les «grandes surfaces».

     Leur mise en place a pris du retard à Rennes et pendant deux décennies y sera relativement contenue. En 1980, l’agglomération présentait un total de mètres carrés d’hypers pour mille habitants deux fois moindre que les sites de plus de 100 000 habitants qui avaient les densités les plus élevées. Ces disparités s’expliquent largement par l’influence que le monde du commerce traditionnel a pu localement exercer.
     Les grandes mobilisations de commerçants et d’artisans en colère animées par le Cid-Unati de Nicoud s’y sont succédé : manifestation géante le 15 mai 1969 sur le Champ de Mars ; grève générale du commerce, suivie à 100%, le 10 mai 1972. Cependant, la modération observée à Rennes fut plutôt le résultat des choix soutenus par l’Union du Commerce et la Chambre de Commerce, davantage représentatives des unités aisées du centre-ville que du petit commerce contestataire. Forts des pressions de la rue, et du poids électoral global des indépendants, leurs dirigeants ont joué la carte de la pression sur la municipalité Fréville et de la coopération avec elle.

     Grâce à l’étendue de la maîtrise foncière exercée en matière d’aménagement et donc au contrôle des attributions de permis, l’arrivée du premier hyper, un Montréal (aujourd’hui Géant Casino) fut repoussée à 1970, huit ans après le premier Carrefour de Sainte-Geneviève des Bois. Et c’est de la concertation entre l’Union, la Chambre et la municipalité que le Centre Alma vit le jour l’année suivante. Décidé dans la précipitation, pour opposer un contre-feu à la venue programmée d’un hypermarché Decré, le Nantais, sur la commune de Chartres- de-Bretagne il se substitua au dispositif prévu dans le plan d’urbanisme de la « Zup Sud » qui s’appuyait sur un maillage de petits centres commerciaux de proximité (un par unité de voisinage), et sur deux centres commerciaux dits « principaux » intégrés aux îlots d’habitats et formés de supermarchés et de commerces indépendants spécialisés traditionnels. Le centre Alma, une vaste galerie marchande entre deux hypermarchés – le « Mammouth » à un pôle et un « Primevère » à l’autre extrémité – devait permettre, selon les motivations avancées, de ménager au mieux les intérêts « du commerce local » en même temps que les recettes fiscales de la Ville.
     Pour créer le Mammouth (aujourd’hui Carrefour), on fit appel à la Société Économique de Rennes, censée du fait de sa « citoyenneté », mieux défendre le territoire communal contre « les excès des discounteurs extérieurs » ! L’adjonction d’une soixantaine de boutiques offrait une priorité d’accès aux commerçants de la ville. La même politique modératrice fut suivie par les représentants du commerce, de l’artisanat et de la Ville au sein des commissions départementales d'équipement commercial (CDEC) chargées à partir de 1973 par la loi Royer d’accorder ou de refuser les autorisations d’ouvertures de grandes et moyennes surfaces. La municipalité Hervé élue en 1977 ne changea pas de ligne en ce domaine.

Le discount et la « laideur » des boîtes

     Si l’on observe les « grandes surfaces », on est frappé par le changement d’esthétique. « L’appauvrissement » de ces formes architecturales et paysagères comparé aux grands magasins et aux alignements commerciaux de centre-ville, est spectaculaire.
     Les raisons socio-économiques aident bien sûr à comprendre la métamorphose. Pour l’essentiel, les formes physiques des grandes surfaces sont consubstantielles aux principes du discount qu’elles appliquent. Indépendamment des surcoûts qu’engagerait un décorum plus soigné, celui-ci parasiterait l’image du bon marché qui doit prévaloir sur toutes les autres considérations.

« Les pauvres ont besoin de prix bas, les riches adorent les prix bas » (Trujillo)

     La dépréciation du cadre matériel de l’échange va de pair avec l’unification poussée des pratiques d’approvisionnement des clientèles de toutes origines, pour les achats courants. On voit d’emblée les avantages que les couches populaires peuvent tirer du discount. Mais il a également constitué un attrait pour les ménages aisés et même riches, comme le note la formule choc de Trujillo, « l’inventeur » du discount. Le discount « casse les prix », c’est-à-dire un indicateur indispensable aux conduites distinctives bourgeoises traditionnelles. Dans celles-ci, le coût de la dépense doit être manifeste, identifiable par tous comme accessible au seul petit nombre qui a les moyens de se la payer. L’élargissement social de l’accès à un nombre croissant de biens les a dessaisi, eux et les lieux qui les vendent, de leur productivité distinctive.

Un bon indicateur de l’aisance des ménages

     Les conduites distinctives n’ont cependant pas disparu. Les économies effectuées sur les dépenses courantes grâce au discount et au hard discount se reportent sur les achats d’ameublement, de véhicules, d’articles culturels, de voyages, tous biens et services dont l’acquisition continue de constituer un privilège lié à l’argent. Ce qui différencie le plus les comportements d’approvisionnement des ménages aisés c’est qu’ils répartissent leurs dépenses dans toutes les catégories d’offres existantes : du Lidl au marché à la ferme, en passant par les boutiques du centre-ville et les grands magasins. Plus le budget familial est serré, plus étroit est l’éventail.

3- Les disparités augmentent en temps de crise

     Dans la dernière période, marquée par la stagnation du pouvoir d’achat de la majorité des salariés, par l’appauvrissement de familles de plus en plus nombreuses frappées par le chômage de masse, mais qui a vu aussi les catégories les plus aisées s’enrichir davantage et les inégalités augmenter, on observe à nouveau une tendance à la différenciation sociale des conduites d’achat, même dans les secteurs d’approvisionnement en biens courants. Quelques exemples illustrent ce phénomène.

     La mixité sociale, la coprésence plutôt d’acheteurs de toutes les catégories socio-professionnelles au sein des grandes et moyennes surfaces à dominante alimentaire continue à être la règle générale, mais tend à régresser. Un nombre significatif de personnes interrogées appartenant aux classes moyennes note son désintérêt grandissant pour les hypermarchés au profit de gros supermarchés dits « de qualité » dans la terminologie professionnelle elle-même. Nombre de ceux-ci, les mieux placés, ont agrandi leurs rayons «traiteur », « poissonnerie », « fromagerie », en même temps qu’ils développent les services appréciés par ces caté gories de clientèle, l’élargissement des horaires, l’ouverture du dimanche matin, les commandes par Internet et les livrai sons ou les retraits dans les points de « drive ».

     Équipements de proximité, les unités de vente plus petites présentent l’intérêt, compte tenu de la relative homogénéité des unités de voisinage desservies, de pouvoir rester entre soi. La pauvreté à laquelle expose la mixité sociale des lieux suscite de la répulsion. Elle est rarement avouée crûment; on invoque plus facilement les pertes de temps occasionnées par les déplacements intérieurs, les attentes aux caisses. Au cours des entretiens que j’ai réalisés à Villejean pour comprendre la désaffection dont était alors, avant la rénovation de la plateforme, frappé son supermarché, les habitants qui avaient cessé d’y faire leurs courses ont régulièrement invoqué la dégra dation du magasin et de son environnement. Le constat ne mettait pas d’emblée en cause la fréquentation. La discussion aboutissait cependant, le plus souvent sur le mode de la désolation impuissante, à confier que oui, le lieu, « si convivial autrefois », était devenu «pénible à fréquenter » en raison de la gêne ressentie à côtoyer la misère.

     Second exemple : les circuits de distribution de seconde main, dépôts-ventes et sites Internet, et les formes associatives de distribution caritative se multiplient au rythme où croissent les effectifs des « travailleurs pauvres ». Ce rejet hors des circuits du discount lui-même alimente la « désaffiliation sociale » dont parle Robert Castel. J’ai relevé au cours de la première semaine d’octobre de cette année 2012 la présence d’une information par jour parlant des effets de la conjoncture de crise sur les pratiques de vente et d’achat au détail : ventes au poids ; réaménagement d’un centre Emmaüs pour offrir un cadre plus convivial, plus beau ; multiplication des sites de signalement des liquidations proposées au plus près de votre domicile ; locations de biens d’équipement ménager entre particuliers ; extension dans les grandes métropoles des ventes au déballage sur rues, sources de conflits avec les riverains…

     Dernier exemple, la même semaine on a appris officiellement que François Pinault, après s’être déjà dessaisi du Printemps et de Conforama, veut vendre La Redoute et la Fnac, tous fleurons de la « démocratisation de la consommation de masse », pour doper la prospérité de ses entreprises spécialisées dans le luxe, c’est-à-dire mieux coller à la mondialisation du schéma de distribution inégalitaire des richesses.