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Rennes des écrivains
#05
RÉSUMÉ > Philippe Le Guillou, romancier et essayiste, est né en 1959 au Faou (Finistère). Après sa scolarité à Morlaix puis des études à l’université de Rennes, il enseigne à Brest, devient agrégé de lettres modernes en 1985 et passe une dizaine d’années à Rennes comme professeur au lycée Joliot-Curie puis dans les classes préparatoires du lycée Chateaubriand. Nommé inspecteur d’académie à Versailles en 1998, il est promu en 2002 inspecteur général de l’Éducation nationale, fonctions qu’il occupe toujours aujourd’hui.

Philippe Le Guillou (suite)
 
  Doué d’une écriture majestueuse parfois taxée de baroque, Philippe Le Guillou s’inscrit dans le sillage de prosateurs tels que Julien Gracq dont il a célébré l’œuvre et évoqué la personne dans plusieurs ouvrages. Son inspiration volontiers catholique, mystique, est profondément nourrie de mythologie bretonne. Sa carrière d’écrivain a commencé tôt avec L’inventaire du vitrail (1983) puis Les portes de l’apocalypse, l’année suivante. Puis vient une série de romans: Le Dieu Noir (1987), La Rumeur du soleil (1989), Le Donjon de Longveih (1991), Le Livre des guerriers d’or (1995). En 1997, il obtient le prix Médicis pour Les Sept noms du peintre. On lui doit aussi deux récits autobiographiques: Les Marées du Faou (2003) et Fleurs de tempête (2008). Philippe Le Guillou vient de publier son quinzième roman, Le bateau Brume, paru comme la plupart de ses romans aux éditions Gallimard. 

Des « liens complexes et troubles »…

     Une longue histoire me lie à Rennes: j’y ai étudié entre 1977 et 1981, j’y ai enseigné entre 1984 et 1995, j’y reviens souvent aujourd’hui, pour le travail et l’amitié. Plus que des rues, plus qu’un centre dont la forme entaillée par la faille trop droite de la Vilaine ne m’a jamais séduit, Rennes, ce sont pour moi des visages. Évidemment j’ai mes lieux de prédilection: la rue Hoche où je ne marche jamais sans jeter un regard désolé sur la vitrine de mes chères Nourritures terrestres aujourd’hui changées en une sandwicherie, le palais Saint-Melaine et le Thabor, la place du Parlement que je m’obstine à appeler du Palais, celle de la Mairie, le Picca et sa terrasse liée pour moi à l’éblouissement d’une rencontre. Oui, Rennes, c’est pour moi Hélène, Christian, Marielle, Loïc, Stéphane, Annie, Jean, Alain, Jean-François et quelques autres. Trois, dans cette énumération élective, appartiennent hélas au royaume des ombres. 

« L’immense bonheur d’enseigner »

     Rennes, c’est aussi le souvenir de mes élèves, de tous ceux à qui j’ai fait passer mon goût des mots et de la chose écrite, tous ceux à qui j’ai montré que la vie et l’être sont augmentés par la fréquentation des auteurs et la connaissance des grands textes. Les lycées où il m’a été donné d’enseigner – Joliot-Curie, Chateaubriand –, je dois bien reconnaître que je ne les ai jamais vraiment aimés, quel que fût l’immense bonheur que j’ai pris à enseigner, tout simplement parce que le quartier où ils sont implantés ne m’a jamais plu. Chateaubriand n’aurait pas dû quitter les vieux murs du collège des Jésuites où avait étudié l’auteur de la Vie de Rancé. En matière d’urbal’hônisme, les initiatives des années 60 furent souvent désolantes ou absurdes : avoir décentré les lieux de l’intelligence était une folie, avoir coupé la vie estudiantine du coeur de la ville, de ses cafés et de ses librairies, s’apparente à une forme de « crime contre l’esprit » et j’en veux à ceux qui sont à l’origine de ce stupide décentrement qui est une sorte d’éviscération de la ville.
     Il faut avoir passé, comme je l’ai fait, plusieurs années de sa vie à Villejean ou aux Gayeulles, pour mesurer la portée de ce que j’écris. À Bordeaux, à Nancy, à Nantes, à Lyon, les grands lycées dotés de classes préparatoires n’ont pas quitté le centre de la ville. À Rennes, il faut s’exiler, il faut s’écarter, dans des zones mortes et sans intérêt comme le sont toujours les quartiers résidentiels. La seule initiative heureuse que je reconnaisse à cette période, c’est la construction des Horizons, cette double et étonnante pile d’assiettes où j’ai vécu les plus belles années de ma vie. Je garde de la coque blanche que j’ai occupée au dixseptième étage, face à la cathédrale, un souvenir ému, et l’aridité des heures consacrées à la correction des copies s’est effacée au profit de moments merveilleux où, au son de la Passion selon saint Jean, de Wagner ou de Sheller, des anges me rendaient visite après avoir, pour ne pas souiller la moquette immaculée, laissé leurs brodequins sur le seuil.

« Je n’ai pas à cacher ma foi »

     Rennes, c’est aussi pour moi l’Église. Je n’ai pas à cacher ma foi et mon enracinement dans l’Église du Christ. Cependant, je n’ai jamais eu de paroisse à Rennes, trop pressé que j’étais de rallier le Finistère en fin de semaine. Le souvenir des offices de la semaine sainte à la cathédrale autour d’un Mgr Jullien fort et massif comme un roc ne disparaîtra jamais, celui aussi des entretiens avec ce même archevêque dans son bureaubibliothèque de la rue de Brest, tandis que je préparais Le dieu noir et que la tentation sacerdotale brûlait en moi comme elle l’a rarement fait. Je ne m’allongerai jamais sur le pavage de la cathédrale, couvert par une litanie de saints. Que d’heures pourtant j’ai connues dans cette vaste nef étrange, lourde, trop dorée, sous les chapeaux des cardinaux défunts et au pied de leurs cénotaphes ! Que d’heures de déambulation et de rêverie! Je crois tout savoir des dates et des titres des primats de Bretagne, du magistral et majestueux Brossays Saint-Marc au cardinal Roques dont Sulivan, injustement oublié, disait qu’il n’était pas une mauviette.

     Il m’arrive souvent de revenir à Rennes où je ne réside plus depuis bientôt quinze ans. Je descends parfois à l’hôtel Astrid où je raccompagnais Dominique Fernandez dans les années 80, après nos dîners avenue Janvier. Il m’arrive aussi de coucher dans une charmante maison amie rue de la Croix Carrée. Le presbytère de l’église Sainte-Thérèse, où j’eus mes habitudes au temps de feu le très cher père Camby, n’est plus au nombre de mes résidences rennaises, mais je profite bien volontiers de l’hospitalité du père Heudré rue du Saint-Sauveur, tout près du Chatham qui me semble avoir perdu de son charme et de son éclat. La nuit venue, en compagnie du père Heudré et après avoir évoqué Saint-Malo, Rome, Fougères, Lamennais, Chateaubriand, Sulivan et Gracq, nous gagnons la cathédrale, nous inspectons l’avancement des travaux de restauration des plafonds et des hauts reliefs ; parfois le curé – qui appartient à la catégorie devenue si rare des prêtres lettrés – me montre, dans l’extraordinaire sacristie lambrissée, le calice en cristal de roche offert par Napoléon III à Brossays Saint-Marc et la cappamoirée du cardinal Roques. Je suis dans le sacré et le secret, dans un lieu qui est pour moi le vrai coeur de Rennes, plus encore que les Nourritures terrestres, le Picca, les Horizons où je n’ai que des souvenirs heureux: je suis dans la continuité – la tradition de l’Église, la conjonction de la Bretagne et de la beauté –, je ne suis pas prêtre et je ne suis plus écrivain, juste un passant, un pèlerin improbable, singulièrement lié à une ville avec laquelle j’entretiens, je le reconnais, des liens complexes et troubles, comme avec une vieille pelisse, une vieille défroque qui est un morceau de soi.