<
>
Initiatives urbaines
#05
Villes d’ailleurs :
de la moto au métro.
La difficile conversion
de Hanoi et Saïgon
aux transports
en commun
RÉSUMÉ > L’asphyxie guette les deux principales villes vietnamiennes. Leur population, après la moto, adopte la voiture… et l’embouteillage perpétuel. Métros, tramways, bus: dans un sentiment d’urgence, Hanoi et Hô Chi Minh-Ville lancent le chantier des transports en commun. Avec une somme de défis, dont l’évolution des mentalités. Et une gageure: éviter la paralysie jusqu’à la mise en service des futurs réseaux.

     Premiers coups de pioche attendus à l’automne, pour les 1000 ans de Hanoi. Deux ans après celui de la grande ville du Sud, Hô Chi Minh-Ville (l’ancienne Saïgon), s’engage le chantier du métro de la capitale du Vietnam. Il était temps! Les citadins vietnamiens peuvent désormais entrevoir, à l’horizon 2015-2020, une alternative au cauchemar de la circulation. 

Des embouteillages de scooters et de motos

     17 h, carrefour Cua Nam, à Hanoi. Sept rues, dont les boulevards Dien Bien Phu, Nguyen Thai Hoc et Trang Thi s’entrecroisent ici. Sans compter la voie ferrée qui chemine au ras des habitations et des boutiques, et bloque les flux à chaque passage d’un train. A la sortie de bureaux, des milliers de scooters et mobylettes affluent du centre-ville. Ils s’agglutinent, ralentissent, débordent sur les trottoirs déjà encombrés de véhicules en stationnement. Et klaxonnent. A travers cet enchevêtrement, quelques rares vélos aux mains d’adolescents qui n’ont pas encore les 18 ans requis pour conduire une moto ou de personnes âgées qui ne se convertiront jamais au déplacement motorisé. Quelques voitures particulières, aussi, roulent au pas. Et un bus, rouge et jaune, aux couleurs de la Compagnie municipale des transports s’englue dans la circulation. Il tente de progresser, pile devant un scooter audacieux, puis, au final, force le passage, lâchant un nuage de fumée noire sur les visages des motards.
     A l’image de ce véhicule, les transports en commun n’ont pas leur place dans l’environnement urbain vietnamien. Le bus, seul moyen de transport collectif, n’assure que 11 % des déplacements à Hanoi et 7 % à Hô Chi Minh-Ville. Une part dérisoire qui laisse planer la menace du « big bouchon ». En dix ans, les Vietnamiens, cyclistes, sont devenus motards. Honda à quatre vitesses, Minsk pétaradante ou Vespa vintage: entre 1996 et 2006, le nombre de deux-roues motorisés a été multiplié par quatre. Les deux plus importantes villes du pays en comptent plus de 3,5 millions chacune. Et le nombre de nouvelles immatriculations continue de galoper à un rythme de 8 % par an. Une croissance désormais dépassée par celles des voitures (+ 11,6 % en 2006). Leur usage, auparavant réservé aux hiérarques du régime communiste, se démocratise. Les enfants du doï moï, la politique d’ouverture économique lancée en 1986, vivent plus confortablement que leurs parents.
    Les 7 à 9 millions de Vietnamiens de la nouvelle classe moyenne aspirent à délaisser le scooter pour le quatreroues. « C’est une question de sécurité, justifie Tran Duc Phuong, cadre dans une entreprise étrangère à Hanoi et propriétaire d’une petite Hyundai rouge. Je préfère emmener mon fils à l’école en voiture qu’à moto. » Pour d’autres l’acquisition d’une auto marque une étape de leur ascension sociale. Avec un principe: le modèle acheté reflète l’importance de son revenu. Le 4x4 aux vitres fumées comme ultime objectif.
     Selon les estimations, 410 000 automobilistes circulent déjà à Hô Chi Minh-Ville, et 300 000 environ à Hanoi. Provoquant des embouteillages monstres aux heures de pointe, dans des cités non-préparées à leur apparition. « C’est le bazar ! Si rien n’est entrepris pour améliorer les infrastructures, Hanoi et Hô Chi Minh-Ville plongeront dans le chaos pendant la prochaine décennie », s’alarme, dans le quotidien saïgonnais Tuoi Tré, Ngo Trung Hai, vice-directeur de l’Institut pour l’aménagement urbain et rural, un organisme ministériel. Selon un rapport de l’Agence japonaise de la coopération internationale, la vitesse de circulation dans Hanoi, 26 km/h en moyenne, pourrait chuter à 9,4 km/h en dix ans.
     Même l’économie risque d’être ralentie par les embouteillages. « Si les mesures appropriées ne sont pas prises à temps, ils coûteront environ 3,8 milliards de dollars au Vietnam en 2020, soit 8 à 9 % de son produit intérieur brut », pronostique Shizuo Iwata, directeur d’Almec, un consultant japonais spécialiste de l’urbanisme, implanté à Hanoi. De son côté, la Banque mondiale s’inquiète de la dégradation de la qualité de l’air.

     Les autorités locales n’ont pas suffisamment anticipé la conversion à l’automobile? C’est alors la course aux grands chantiers. Neuf lignes de métro en prévision à Hô Chi Minh-Ville pour 107 km de voies, huit lignes à Hanoi, trois tramways pour la ville du Sud. Pour remédier à l’asphyxie annoncée, le Vietnam mise sur les transports en commun. « Il n’y a pas une minute à perdre, s’empresse Nguyen Van Quoc, vice-président du Management authority for urban railways (Maur), organe du Comité populaire d’Hô Chi Minh-Ville (l’équivalent de la mairie, NDLR.). Les projets de métros constituent une priorité. » Depuis le début des années 2000, le Vietnam signe des accords de coopération internationale en pagaille et distribue les marchés des futures infrastructures. Le groupe français Systra livrera en 2015 le premier métro de Hanoi. Le Japon finance deux autres lignes dans la capitale et la première, déjà en chantier, de Hô Chi Minh-Ville. L’entreprise chinoise Sfeco (Shanghai corporation for foreign economic and technological cooperation), l’espagnol Idom ingeniera consultoria ou encore le français Vinci, avec la première ligne de tramway, complètent la galerie d’acteurs qui élaboreront les transports en commun de la métropole du Sud. Objectif: mettre en service plusieurs lignes par ville avant 2020, date à laquelle le Vietnam ambitionne de compter parmi les nations développées, et terminer les réseaux à l’horizon 2030.
     Mais, déjà, le chantier de la première ligne de Hô Chi Minh-Ville connaît des retards suite à des éboulements et à une expropriation plus compliquée que prévue. « Le foncier représente l’un des plus grands défis au développement des transports en commun, souligne Fanny Quertamp-Nguyen, géographe et co-directrice du Paddi, un centre de prospective et d’études urbaines de la région Rhône-Alpes qui officie auprès du Comité populaire d’Hô Chi Minh-Ville. Quel est le statut des terres ? A qui appartiennent-elles? Les autorités doivent se constituer des réserves pour organiser le paysage urbain. » A ce manque d’espace libéré s’ajoute une réalité rarement conforme aux plans d’occupation des sols. « Quand, sur le papier, une maison individuelle est indiquée, on découvre parfois, sur le terrain, un immeuble de dix étages, témoigne Alain Béchereau, directeur du projet de métro construit par Systra à Hanoi. Impossible alors de prévoir combien de personnes seront expropriées. »
     Les expulsions se concentreront autour des bouches de métro dans les centres-villes, car dans ces zones, uniquement, le métro sera sous-terrain. « En dehors, l’environnement, moins dense, permet de construire des voies aériennes », poursuit Nguyen Van Quoc, du Maur, en commentant une carte de Hô Chi Minh-Ville. Comme le fameux « skytrain » de Bangkok, la capitale thaïlandaise, les métros vietnamiens navigueront, le plus souvent, en l’air. La ligne 1 d’Hô Chi Minh-Ville : 17,1 km de voies aériennes sur un parcours de 20 km. Un kilomètre en hauteur, plus simple à construire, coûte au moins deux fois moins cher qu’un kilomètre enterré. L’argument économique se révèle déterminant pour un pays en développement. Nguyen Van Quoc résume : « L’argent et la technologie sont nos deux principales contraintes ».

     Métros, tramways : l’aide au développement, par l’intermédiaire de la Banque asiatique, l’Agence française de développement ou encore la Banque japonaise de coopération, conditionne l’existence des projets. « Or, les Vietnamiens découpent le marché des réseaux ligne par ligne, avec un bailleur de fonds différent pour chacune, qui impose sa vision sans réellement de stratégie d’ensemble », s’inquiète Fanny Quertamp-Nguyen. Quel modèle adopter quand des équipes d’au moins cinq nationalités construisent un même système? « Ceux qui paient apportent le leur, botte en touche Nguyen Van Quoc. Le réseau, rien qu’à Hô Chi Minh-Ville coûtera 10milliards de dollars. Nous devons élargir au maximum le tour de table. »
     Manque néanmoins une instance où préparer l’articulation et la coordination entre les lignes. A Hanoi, les techniciens français et japonais entretiennent des échanges informels. Mais, pour la capitale comme pour Hô Chi Minh-Ville, une Autorité organisatrice des transports (AOT) fait défaut. « L’inexpérience et le manque de moyens, surtout humains et financiers, explique en partie les lenteurs des municipalités vietnamiennes à mettre en oeuvre des projets pourtant cruciaux pour leur développement », regrette Eric Dinh Gia, représentant de Vinci Construction Grands Projets au Vietnam, en charge d’une ligne de tramway. Le Maur, à Hô Chi Minh-Ville et le Hanoi metropolitan rail transport project board (HBR) ont néanmoins vocation à devenir les AOT de demain. En décembre 2009, des officiels du Maur sont venus observer le fonctionnement et le modèle économique du tramway de Clermont-Ferrand. « A Hanoi, le HBR, certes interlocuteur privilégié des partenaires étrangers, ne joue pas le rôle d’un organisme centralisateur comme la RATP à Paris », constate Alain Béchereau, de Systra. « Le Vietnam se développe à un rythme très soutenu, ce qui peut provoquer des décalages dans l’acquisition des compétences », analyse Fanny Quertamp-Nguyen.
     Pourquoi ne pas s’appuyer sur l’expérience des bus? Si à Hanoi, une compagnie municipale détient le monopole, à Hô Chi Minh-Ville, difficile de s’y retrouver. A la gare routière centrale de Ben Thanh, les bus se succèdent, les noms et logos de compagnies aussi. Le réseau s’organise à partir des 19 districts (ou arrondissements) de la ville et multiplie alors le nombre d’acteurs. La libéralisation du secteur a aussi entraîné un effet pervers : 60 % des 151 lignes desservent les mêmes endroits – les plus rentables. Bien qu’opérationnel, le bus souffre d’un manque de coordination à l’échelle de l’agglomération. « Malgré tout, les usagers établissent d’eux-mêmes les correspondances entre train et autocars ou entre deux autocars sans que l’échange soit préparé, observe Clément Musil, chargé d’étude à l’Institut des métiers de la ville (IMV), agence de la région Ile-de-France, partenaire du Comité populaire de Hanoi. La pratique devance l’organisation. »

     Mais le plus grand handicap du bus, c’est sa réputation. « Il ne passe jamais à heure fixe et il est toujours surchargé », se plaint Ha, étudiante à l’université de Hanoi et usagère quotidienne. « Les chauffeurs et contrôleurs sont rustres, jamais agréables », renchérit sa camarade Dung. Les Vietnamiens accordent peu d’estime à leurs bus intra-urbains. Ils ne les utilisent qu’en dernier recours. Selon une étude du Service municipal des transports et des travaux publics de Hô Chi Minh-Ville, un passager sur deux est un étudiant ou une personne à bas revenu. Les cadres ne représentent que 20 % du total des usagers.
     Fanny Quertamp-Nguyen raconte une anecdote : « Lors d’une intervention en université privée, j’ai demandé aux 200 étudiants de l’assemblée: « Qui a pris le bus pour venir ici ? ». A peine une dizaine a levé timidement la main. Ça les gênait de l’avouer. La notion de service minimum – le bus est perçu comme le moyen de déplacement des plus pauvres – n’a pas cédé la place au sentiment de service public. » La honte de prendre le bus pourrait-elle compromettre l’adhésion des Vietnamiens aux futurs transports en commun? « Les gens les utiliseront s’ils sont efficaces, réguliers et à l’heure, et leur évitent les embouteillages », pense Eric Dinh Gia. « C’est une question de confort, est persuadé Nguyen Van Quoc. L’image des transports en public évoluera positivement avec l’arrivée du métro. Ne sous-estimons pas la capacité des Vietnamiens à changer de mentalité et d’habitudes: il y a 15 ans, tout le monde circulait à vélo! » Rassurant: la fréquentation des réseaux de bus augmente ces dernières années après un série de modernisations – nouveaux véhicules, construction d’échangeurs, lancement d’une carte d’abonnement électronique en février 2010, projet de bus en site propre à Hô Chi Minh- Ville.
     Mais une image positive du transport collectif ne suffira pas. « Pour que métros et tramways soient une réussite, il faudra adapter l’environnement urbain aux piétons. Autrement dit, préparer l’accès à ces nouveaux modes de déplacement », avertit Michel Lambert, consultant en urbanisme et en transport, en mission à Hô Chi Minh-Ville, l’hiver dernier. Or, dans cette ville comme à Hanoi, personne ne marche. Le trottoir remplit une multitude de fonctions. Ici, il est parking de motos, là vitrine d’une boutique de hifi qui l’utilise pour exposer des écrans plats. Et selon l’heure de la journée il change d’affectation: à midi, avec une table et quelques chaises en plastique, il devient restaurant ; à 16 h, avec un filet tendu entre un arbre et un poteau électrique le voilà terrain de badminton. Mais à aucun moment, il n’est le territoire des piétons, quartiers huppés à part. Alain Béchereau se veut confiant : « D’une part, le métro modifie la ville. C’est elle qui s’adapte à lui. Autour des bouches se développeront des commerces, des parkings. D’autre part, il change les mentalités. Les Vietnamiens ne marchent pas parce qu’ils ne connaissent pas encore le métro. »

     Reste, pour Hanoi et Hô Chi Minh-Ville, à passer une phase délicate: maintenir les déplacements vivables jusqu’à la mise en service des réseaux. Les autorités, schizophrènes, se félicitent de l’augmentation du nombre de voitures – « C’est bon signe pour notre économie, il faut encourager les Vietnamiens à en acheter », se réjouit Nguyen Van Quoc, promoteur… des métros de Hô Chi Minh-Ville – et instaurent des mesures pour décourager leur utilisation. Mais les lourdes taxes sur les prix des véhicules importés (de 80 à 90 %) ne découragent pas de nouvelles marques, comme Renault en 2010 par l’intermédiaire du groupe de Cholet, Jean-Rouyer, de se lancer sur le marché local. Et les Vietnamiens d’acheter : en 2009, le pays a importé trois fois plus que les prévisions de l’Etat. Pour limiter la place de la voiture en centre-ville, Hô Chi Minh-Ville testera aussi le péage urbain. Et le prix des parkings augmentent. « Ces mesures coercitives n’ont aucun effet si on n’offre pas, dans le même temps, l’alternative d’un réseau de transports publics », minimise Eric Dinh Gia.
     En attendant, des projets d’infrastructures doivent malgré tout dégager de la place pour la voiture. À Hô Chi Minh-Ville, le corridor Est-Ouest, autoroute urbaine financée par la coopération japonaise, promet de fluidifier la circulation. A Hanoi, le Comité populaire a approuvé, en mars, la construction de six passerelles routières aériennes. Paradoxalement, ces initiatives au service de l’auto favoriseront les transports en commun actuels et mettront peut-être fin à la pénurie… de chauffeurs de bus. En janvier, les compagnies de Hô Chi Minh- Ville se désespéraient dans les journaux de la désaffection de leur personnel. Les conducteurs, payés au nombre de voyages par jour, démissionnent en masse face à la circulation qui ralentit leur activité.