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Dossier
#37
Philosophie :
quelques considérations
sur le temps
RÉSUMÉ > Les philosophes se sont depuis longtemps emparés de la question du temps, sans cesse reliée à l’essence même de l’existence. Pour éclairer la réflexion sur les rythmes contemporains, notre collaborateur Yvan Droumaguet a convoqué les auteurs classiques et les philosophes modernes. Il souligne ici que la conscience du temps qui passe est d’autant plus vive que celui-ci est pleinement rempli d’actes qui laissent une trace durable.

     C’est un matin de juin. Je regarde de ma fenêtre, en partie masqués par la cime des arbres, les toits des maisons qui convergent vers le clocher de l’église Saint-Melaine. Je m’abandonne à cette inactivité du temps qui passe à ne rien faire et cette sensation est agréable. Mais, me souviens que, si je suis assis devant mon clavier, c’est que j’ai un article à écrire. Alors, plus de temps à perdre ! Sur quoi dois-je écrire ? Ah, justement sur le temps.

     Je n’ai jamais compris ces vers d’Apollinaire « Vienne la nuit sonne l’heure. Les jours s’en vont je demeure ». Comment puis-je demeurer si les jours s’en vont ? Je ne peux m’extraire de l’écoulement du temps, je suis mortel et m’en vais avec les jours. « Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame ; Las ! Le temps, non, mais nous nous en allons », disait Ronsard.

     Certes, les deux poètes se rejoignent dans la mélancolie. Le temps est le signe de notre finitude ; l’irréversibilité du temps est la certitude de la mort. Alors, philosopher est-ce apprendre à mourir ou est-ce apprendre à vivre ? Hors l’éternité, qui n’est pas de ce monde, tout n’est-il que vanité ? Une vie heureuse est-elle possible ?

     Nous voilà peu à peu plongés dans un abîme de questions à donner le vertige. Platon, opposant le devenir à l’être, pensait que n’a pas réellement d’être ce qui tend à n’être plus, ce qui a un commencement et une fin. Aussi, la vérité de l’être doit être cherchée du côté de l’éternité des Idées, identiques à elles-mêmes et ignorant le changement. Le salut ne peut être en ce monde, sombre et désolante caverne où les humains s’entretiennent d’illusions.

     Au contraire de Platon, Heidegger pensera qu’être et temps ne font qu’un. L’intraduisible Dasein, l’humain comme existence, ouverture au monde, n’est pas dans le temps, il est lui-même le temps. Notre mode propre d’existence est une temporalité qui ne se confond pas avec le temps objectivé et mesuré. Comprendre cette temporalité est d’abord nous comprendre comme êtres mortels et anticiper notre fin, avoir le souci de notre mort C’est à partir de cet avenir certain, indépassable et toujours possible que notre présent et notre passé prennent sens. Mais assez de métaphysique ! Ne perdons pas de temps en questions oiseuses ! D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de philosophie pour savoir ce qu’est le temps. Rien en effet de plus connu et familier. Le temps, je l’ai, j’en manque, je le prends, je le perds, je le gagne, je le donne… Quand nous utilisons le mot, les autres nous comprennent comme nous les comprenons.

     « Eh bien ! Le temps, c’est quoi donc ? N’y a-t-il personne à me poser la question, je sais. » disait SaintAugustin mais, ajoutait-il, « que, sur une question, je veuille l’expliquer, je ne sais plus. ». Nous ne serons pas plus savants si nous pensons, avec Aristote, que le temps est « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». Mieux vaut en rester au temps tel que nous le vivons !  

     Nous savons qu’il y a trois temps dont l’un n’est plus, l’autre pas encore. Le troisième, le présent, serait-il le seul à être ? En effet n’existe que le présent, le passé est souvenir présent, l’avenir attente présente. On ne vit et on ne peut donc perdre que le présent. Ainsi, nous enseigne Sénèque le stoïcien, la vie n’est ni brève ni longue, cela dépend de ce que nous en faisons.

     « Ce qui fait la vie brève et tourmentée, c’est l’oubli du passé, la négligence du présent, la crainte de l’avenir. » Ainsi, à la foule des « occupati » qui, s’agitant en tous sens, perdent leur temps à satisfaire de vains désirs, Sénèque oppose les rares « otiosi » qui, sages gardiens de leur temps, ne laissent pas la société leur prendre la plus grande partie de leur vie.

     Mais cette opposition entre les « affairés » et les gens de loisir a-t-elle encore un sens pour nous aujourd’hui ? Dans le monde gréco-romain, l’homme libre ne travaillait pas et c’est cela qui le rendait libre. Le langage en porte la trace : les mots désignant les occupations productives et marchandes sont formés négativement. En latin, le négoce est la négation du loisir (otium). Le travail est une peine, un labeur, non une affirmation de soi.

     Hannah Arendt rappelle que le travail était alors objet de mépris et, pour cela, réservé aux esclaves. Certes, Sénèque était riche, le travail d’esclaves subvenait à ses besoins. Mais, Epictète, l’esclave boiteux, défendra le même enseignement stoïcien. La vie peut être longue et bonne pour qui a soin du présent, cherchant l’accord avec soi-même dans chacune des actions que les circonstances proposent.

     Ne nous méprenons pas, ce loisir des Anciens n’est en rien ce que sont nos loisirs, c’en est même l’exact opposé. Le temps des loisirs est tout aussi contraint que le temps du travail. Au début des années soixante, Hannah Arendt annonçait la venue d’un monde dominé par l’« animal laborans », l’humain acteur de son propre asservissement au cycle indéfiniment accéléré de la production et de la consommation.

      Elle décrivait alors une économie « devenue économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique. » Ce monde est entièrement soumis tant dans la production que la consommation au seul critère du profit, de la rentabilité.

     « Time is money », disait Benjamin Franklin. « Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste à paresser la moitié du temps a dé- pensé, jeté plutôt cinq shillings » et il ajoute « Celui qui perd cinq shillings perd non seulement cette somme mais aussi tout ce qu’il aurait pu gagner en l’utilisant dans les affaires. » La cigale de la fable avait bien tort de l’ignorer !

      Ainsi, gagner de l’argent, par le travail ou la spéculation, n’est pas seulement une contrainte matérielle mais une obligation morale. Celui qui, par paresse ou oisiveté, ne la satisfait pas est un inutile qui aura perdu son temps et raté sa vie. Ce n’est pas en lisant La Princesse de Clèves que l’on pourra s’acheter une Rolex !

     Cette soumission au profit s’étend aussi à la sphère des loisirs, comme le remarquait, il y a plus d’un demi-siècle, Jean Baudrillard. Le temps des loisirs ne peut être libre : livré à la consommation il est soumis aux contraintes de la production et les reproduit.  

     Un après-midi parisien, j’eus l’occasion d’assister Boulevard Haussmann à un ballet d’autocars. Un groupe de touristes chinois sortant des Galeries Lafayette montait dans un autocar et, avec une synchronisation parfaite, un autre autocar déposait un nouveau groupe qui s’engouffrait dans le magasin.

     L’autocar les conduira au pied de la Tour Eiffel avant les bateaux-mouches et Disneyland mais cette plaisante illustration de l’absurde ne doit pas masquer l’horreur d’un monde où, pour les besoins d’une consommation low cost, des millions d’êtres humains sont soumis à l’esclavage du travail forcé.

     C’est même la totalité des vivants qui souffre de la rentabilité toujours croissante du temps. On réduit de moitié le temps d’engraissement des poulets, on crée des fermes de mille vaches et on entasse les porcs dans des espaces de plus en plus réduits.

     Produire toujours plus et en moins de temps, rendre plus rapides toutes les formes de communication, réduire les temps improductifs, accélérer le processus de destruction par l’obsolescence programmée, tendre vers un monde où serait aboli le temps séparant la production de la consommation, n’est-ce pas le non-sens d’une humanité qui court de plus en plus vite… mais vers quoi ?

     Les interminables discussions sur le temps de travail négligent presque toujours l’essentiel. Le principe selon lequel réduire le temps de travail améliore la qualité de vie repose sur l’acceptation que, pour la plupart, le travail est une activité contrainte où l’humain est dépossédé de lui-même. Si le travail n’est que moyen de gagner sa vie, alors il n’est que temps perdu qu’il est légitime de réduire. Mais pourquoi accepter de perdre sa vie en travaillant ?

     Le problème n’est-il pas plutôt que de trop rares personnes s’accomplissent dans leur travail ? Dans une société prétendument de civilisation, comment se fait-il qu’un travail pénible et sans intérêt devienne une chance, celle d’éviter la vacuité désespérante du temps qui n’est employé à rien ? Comment tuer ce temps dont je ne sais que faire ?  

     Opposant à l’animal laborans l’homo faber, Hannah Arendt nous montre qu’il ne peut y avoir de monde humain que par la capacité de fabriquer, de réaliser des œuvres dont la première caractéristique est de durer. Sans œuvres qui durent, pas d’humanité possible puisque pas de culture qui puisse être transmise. On peut ainsi comprendre qu’un monde livré à la consommation, des biens matériels mais aussi de l’information, est nécessairement destructeur de la culture, de ce par quoi l’humain se sépare du cycle de la reproduction.

     L’œuvre de l’artiste, par son inutilité, étant à ellemême sa propre fin, est le modèle de cette permanence d’un monde humanisé. L’artiste ne fuit pas le travail ni la peine, il les recherche s’ils sont liés au plaisir de la création. Mais son temps n’est pas quantifiable.

     La première qualité de l’artiste, disait Bergson, est qu’il voit ce que nous ne voyons pas. Pourquoi ? Parce qu’il est détaché des préoccupations utilitaires qui limitent notre champ de vision, et aussi notre vie.

     Le temps de l’artiste laisse place à la contemplation, à une sorte d’oisiveté. Léonard de Vinci pouvait rester une journée entière à méditer devant son œuvre sans toucher un pinceau. C’est peut-être, nous dit Nietzsche, que les artistes « craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir ».

     Mais dans notre monde où l’inutile est du temps perdu, où on craint plus que tout l’ennui, l’invitation de l’épicurien Horace à cueillir le jour (Carpe diem) sans avoir préoccupation du futur se voit détournée en incitation à satisfaire ses désirs du moment et à consommer sans modération. Terrible aliénation que l’impossibilité de perdre son temps !

     L’obsession du gain de temps n’épargne aucun domaine. Ainsi, l’école, la scholè des Grecs, était à l’origine le loisir consacré à l’étude. Aujourd’hui, l’étude est un travail soumis au rendement, on y apprend à gérer son temps, à rentabiliser ses connaissances, ce qui le plus souvent revient à faire illusion. Qu’est-ce qu’une connaissance dont on n’a pas pensé le sens ? Le temps de la pensée ne se calcule pas. Mais pourquoi perdre son temps à penser quand seul compte le résultat à l’examen ?  

     L’intime n’échappe pas à cette logique de la rentabilité. Le hasard des rencontres au gré des circonstances, le temps de la découverte, les lenteurs de l’attente mêlée de rêveries, de craintes et d’espérances, tout cela appartient au monde désuet de celles et ceux qui ont du temps à perdre. Héloïse et Abélard, Julie et Saint-Preux, que de correspondances inutiles, que tout cela est démodé ! Il faut vivre avec son temps, celui du speed dating.

      Pauvre Bergson qui s’évertuait à nous expliquer qu’on ne peut mesurer le temps, qu’on ne peut le diviser, qu’il n’est pas fait d’une succession d’instants séparables (qu’y aurait-il entre deux instants ?), que le temps mathématique n’est qu’une représentation spatiale abstraite. Le temps vécu est une durée, un mouvement continu, le changement qui constitue notre vie et que, accaparés par l’action et l’intérêt présent, nous ne percevons pas.

     La grandeur de l’art véritable, écrit Proust dans Le temps retrouvé, est de nous faire connaître « cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie réellement vécue, c’est la littérature ». Proust ajoutait que cette vie est chez tous les hommes autant que chez l’artiste mais qu’ils ne la voient pas.

     Pascal disait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » Il appelait divertissement ce besoin irrépressible de se détourner de sa condition par d’incessantes occupations. Remède inefficace à l’angoisse ! Certes, nous n’échapperons pas à la mort, alors n’oublions pas que nous sommes mortels et prenons soin du temps qui nous est donné, fragile et précieux comme la vie.