Ce dimanche 5 juillet, c’est jour de fête à Rennes. La foule festonne le Pont de la Prévalaye, les familles affluent sur le Mail. On s’accroche à la Tour de la Mabilais. La rumeur monte, s’amplifie. C’est parti ! Ça arrive ! Il faut prendre la vague. Vite. Ils basculent ! Déjà les « dominos » dessinent une ligne brisée. Reflux des groupes qui tentent en riant de rattraper la houle de béton cellulaire. C’était un peu le tour du Mail, comme un avant-goût du Tour de France, qui sera là le week-end suivant. Un événement au parfum d’enfance. Emblématique de l’esprit des Tombées de la nuit pour leur directeur Claude Guinard, qui a repris le flambeau des Tombées il y a douze ans.
PLACE PUBLIQUE : Comment Dominoes, ce parcours de 7 000 blocs de béton serpentant sur 2,5 km, a-t-il vu le jour ?CLAUDE GUINARD : Nous sommes allés sonner aux portes sur un territoire en chantier depuis plusieurs années, en disant : nous souhaitons traverser votre espace mais on vous propose d’y participer concrètement, et de le faire collectivement. Finalement, nous passons quinze conventions, de l’association sportive aux bailleurs sociaux, avec des syndics de copropriété, l’association de Bourg l’Évêque, la maison de théâtre, la crèche Papu… sur un projet ! En retenant le choix du Mail, notre dé- marche nous a conduits à nous poser les questions : qu’est-ce que ce territoire a de particulier ? Quelle vie associative ? Quel est le schéma urbain ? Ce projet questionne la ville, c’est une occasion de jouer collectivement avec elle, donc on ne doit pas se couper des forces vives de ce territoire. Nous n’arrivons pas avec un truc ficelé en se disant que techniquement cela va se faire…
C’est un projet qui fait participer 350 personnes pour préparer le parcours, monter les blocs…
Nous avons eu les Veilleurs, avec la chorégraphe Joanne Leighton qui a impliqué en 2012-2013 plus de 700 personnes, et qui a créé un réseau d’ambassadeurs des Tombées. Pour Dominoes, la Compagnie proposait aux habitants dans chaque section du parcours de poser les blocs. Pour traverser le Mabilay, nous avons sollicité ceux qui l’occupent, la French tech, les différentes entreprises et leurs salariés. Et nous avons souhaité que, en plus de ces « responsables », il y ait sur chaque section un habitant qui crée le lien avec la technique, les équipes, qui ne soit pas juste une petite main…
Une proposition artistique, un lieu, des habitants… c’est votre triptyque, auquel il faut ajouter une attention au temps, celui de la météo certes, mais surtout celui qui fait le bon moment ?
Oui ! Par exemple, ce dimanche 5 juillet, seul Dominoes était programmé. Pour lui donner toute sa dimension, ce qui a également permis que la petite équipe des Tombées soit présente pour accueillir les gens, et disponible au projet. Mais il y avait beaucoup d’autres propositions la veille.
Cette année vous avez fait débuter les Tombées dès le mois de juin, pour quelles raisons ?
En décalage avec le calendrier du festival, Cinérama a été présenté un mois avant, sur des horaires très inhabituels, 12h30, 18h30. Cela se passe à un moment particulier de la ville, qui vit d’une certaine façon à cette heure-là, et c’est nécessaire au spectacle… cela le nourrit. Les spectateurs sont placés dans l’espace public et ne savent plus qui est acteur et qui ne l’est pas… L’an dernier, c’était Macbeth par le Théâtre de l’Unité. Un rendez-vous donné la nuit en forêt dans un lieu gardé secret ! L’idée, à chaque fois, c’est d’être en amont des Tombées de juillet pour donner de la visibilité à un projet, échapper à ce sentiment d’entonnoir ou, sur cinq jours, il faut que tout rentre. De cette façon, on parle des spectacles et plus seulement de l’événement festival.
Les Tombées sont désormais organisées sur plusieurs week-ends autour de temps forts et de lieux différents…
Si nous avons éclaté le festival dans le temps, et sur le territoire, au Rheu et dans la vallée de la Vilaine, c’est pour ne pas perdre de vue les propositions elles-mêmes, et ne pas être dans l’objectif de créer un événement qui n’a pas de sens en soi. Ce qui est important ce sont les projets, les démarches artistiques, en quoi elles posent la question de la place du spectateur, ce qui va jusqu’à des formes implicatives, participatives mais toujours dans une dimension complice, dans la notion d’aventure pour le spectateur…
Ce sont des propositions en contexte, en situation…
Pour autant la dimension implicative et participative n’est pas un postulat de base, ce n’est pas la ligne de programmation contrairement à d’autres manifestations en France pour lesquels cela peut être plus systématique. Il s’agit de donner sa juste place au spectateur – ce qui ne réussit pas à chaque fois – mais il ne s’agit pas faire du casting à pas cher… Chaque proposition aménage une place différente à chaque fois aux gens. Comme la Happy manif de David Rolland qui propose une promenade dans la ville et place les participants en connexion permanente à travers un casque. Des indications sont données de mouvements, d’interactions… De la même façon Bal de match, rencontre improbable entre la danse et le rugby, ne pouvait se faire qu’au Rheu, terre d’ovalie avec son club. Tandis que, Around, danse urbaine très physique, par la compagnie Tango Sumo est dans une configuration plus « classique ».
Proposer d’autres temporalités, y compris à une époque des Tombées de fin d’année, cela répond à quels objectifs ?
Il s’agit surtout de permettre aux propositions d’être plus visibles. L’expérience des Veilleurs nous a permis cette prise de conscience, de se concentrer sur un propos, porté collectivement par l’équipe. Il nous est apparu que notre mission était bien d’accompagner au mieux des artistes qui abordent la question de l’espace public et la place du spectateur. Et que ce n’est pas organiser un événement de manière récurrente qui arrive tous les ans et dure une semaine. L’exigence artistique va de pair avec l’aventure qu’il est possible de créer avec les gens autour de la proposition d’un artiste.
Vous aviez déjà expérimenté ces nouveaux rythmes quand vous étiez à la direction du Théâtre de l’Aire libre ?
Oui, avec une programmation et donc une communication au trimestre. Cela apportait une fraîcheur, une capacité de réaction. On pouvait répondre à un projet d’artiste à six mois. Alors que le rythme sur une saison est plus figé, conditionne trop le calendrier des artistes. Nous avions un abonnement très ouvert avec des carnets de contremarques… Cela permet de réinventer une politique commerciale, même si ce n’est pas confortable car cela ne produit pas une trésorerie importante en début d’année. Finalement, ces aménagements accompagnaient un projet artistique qui se proposait d’ouvrir le lieu à des esthétiques différentes. Je crois qu’il peut y avoir des identités mais il faut savoir ouvrir les lieux. Je travaille beaucoup avec la Belgique où on ne se pose pas la question en termes de théâtre ou de danse, mais plutôt de spectacle vivant ou de formes émergentes. Ils sont moins labellisés qu’en France.