Jeff Sourdin (suite)
C’est un éditeur rennais, La Part Commune, qui publie en 2010 le premier roman de Jeff Sourdin. Ripeur, c’est son titre, propulse immédiatement le jeune écrivain dans la catégorie de ceux que l’on remarque. Sur les ripeurs, nom des agents qui triment à l’arrière des camions-poubelles, Jeff Sourdin livre un récit doux-amer marqué par une sensibilité très fine. Qualité que l’on retrouve dans son second roman, Le Clan des poissards (La Part Commune 2012), l’histoire d’une bande de copains de fac qui, de galères en amourettes, voient les années passer avec une certaine mélancolie. Un beau roman totalement inscrit dans la ville de Rennes (compte rendu dans Place Publique °17, mai-juin 2012).
Le texte « Prairies » que l’écrivain publie ici est fictif du moins pour ce qui est du personnage d’Anton Vidic et, ajoute l’auteur, « je n’ai jamais volé de vin à Kundera ». En revanche, son expérience rennaise se retrouve dans les lieux qu’il évoque. Oui, il a vécu rue d’Antrain en face du Coq-Gadby rebaptisé ici «Le Magnifique», oui il a vécu sur la dalle Kennedy à Villejean, ainsi qu’à Beaulieu. Ce qu’il évoque c’est l’ambiance d’une faculté où il ne se passe pas toujours grand-chose, c’est aussi l’isolement de la fac de sport, la découverte de la ville quand on débarque de la campagne et au fond l’émancipation que représente les années passées à l’université.
Rien ne laissait présager qu’Anton Vidic, dit Le Serbe, personnalité à la réputation sulfureuse, célèbre dans toute la faculté des Sports de La Harpe, entrât un jour dans ma vie. Nous fréquentions les mêmes cours à l’époque mais évoluions dans des sphères si différentes, avec des personnalités si opposées que nos vies auraient dû rester à la lisière l’une de l’autre, se frôlant parfois, se rapprochant un peu mais sans jamais se rencontrer vraiment.
Il aura suffi d’un corner tiré de la droite vers la gauche sur l’un des terrains de football de Beauregard, caché derrière la déchèterie de l’avenue Charles-Tillon, pour contrecarrer le destin. Rencontre brutale: sa tête frappa la mienne, m’envoyant au tapis, estourbi par le choc. Notre relation se noua là, dans l’intervalle de temps qui suivit, pendant lequel Le Serbe guetta ma réaction, se demandant peut-être si je n’allais pas essayer de lui en coller une. Je n’avais pas eu le coeur de m’emporter devant son engagement excessif et puisque mon nez était déjà cassé, j’avais considéré que ce n’était pas le moment de jouer au mauvais garçon. Je lui avais dit quelque chose de ce goût-là et il avait éclaté d’un grand rire. Au moment où son crâne avait tamponné le mien, j’ignorais tout-à-fait la réputation qui le précédait, je m’appelle Anton, m’avait-il dit et le sang, le mien, avait scellé le lien. Pourtant, dès les vestiaires ce jour-là, je compris aux commentaires que suscitait cette affaire et aux regards que me lançaient mes équipiers que cet Anton était quelqu’un. Je laissai dire et faire – deux de mes qualités premières – et j’avais suffisamment de personnalité à l’époque pour tourner la tête de l’autre côté et filer à l’anglaise.
Un formidable camarade
Pour notre petit monde de sportifs en manque d’idoles et replié sur lui-même – étudiants à part entière mais entièrement à part - coupé du reste de la faculté de Villejean et relié à elle par un appendice – la rue Winston-Churchill et le cours Kennedy - qu’il fallait remonter plusieurs fois par jour, Anton Vidic incarnait le personnage idéal que tous adoraient détester et dont pourtant tous, évidemment, voulaient s’enticher. Il avait réussi à devenir, en quelques mois à peine, une véritable personnalité publique connue de tous les étudiants mais aussi des enseignants et de la direction. Pour tous il était Le Serbe ou Anton Le Serbe. D’un caractère ombrageux, prétendu bagarreur, ne reculant devant aucune querelle qu’elle fût avec un étudiant de première année à la machine à café ou avec un universitaire chevronné en plein amphithéâtre, Anton Le Serbe faisait peur à tout le monde. Les plus folles rumeurs couraient à son sujet : on le traitait de drogué ou de dealer, on lui prêtait une sexualité débridée ou malsaine, on le traitait de fou ou de malade, d’inadapté, d’anarchiste, de révolutionnaire… Plus tard lorsque nos liens furent plus solides et que je réussis à entrevoir un peu de sa vraie nature, je sus que rien de tout cela n’était vraiment exagéré et qu’il était encore bien plus que cela, mais il était aussi, et ça personne n’en parlait, un formidable camarade.
Pour se guider dans la ville
J’avais dix-huit ans et, en manque de repère et facilement influençable, je ne mis pas longtemps à marcher dans les traces de cet aîné à qui je rendais deux années. Comme beaucoup d’autres, je me demandais un peu ce que je foutais là à courir sur un terrain de foot bosselé derrière une déchèterie qui crachait une épaisse fumée blanche.
J’avais débarqué trois mois plus tôt dans la capitale bretonne, depuis ma campagne fougeraise et cette ville, que je regarde maintenant avec des yeux un brin condescendants, me paraissait immense. Stade de Courtemanche, gymnase Papu, piscine de Bréquigny, étangs d’Apigné, forêt domaniale: faute d’installations, la faculté dispensait ses cours aux quatre coins de la ville, nous obligeant à la parcourir en tous sens. Je me perdais souvent, confondant les lieux, incapable parfois de retrouver le chemin emprunté la semaine précédente. De la ville je n’avais qu’une connaissance parcellaire, peinant à relier les quartiers les uns aux autres et me bornant à reprendre toujours le même itinéraire – les grands boulevards de l’ancienne rocade - sans la moindre fantaisie giratoire. Aussi Anton, Rennais depuis toujours, fut-il mon véritable guide dans la ville.
Un studio rue de Fougères
Lui avait grandi un peu partout ici et je ne compris que bien plus tard qu’il en avait souffert. S’il connaissait si bien la ville, c’est qu’il l’avait arpentée dans tous les sens depuis ses dix ans. Il vivait seul avec sa mère, son père dont il tirait son origine serbe était retourné au pays peu de temps après sa naissance. C’était un sujet à haut risque avec Anton, aussi ne l’avons-nous que rarement évoqué ensemble. Avec sa mère, ils avaient beaucoup déménagé et souvent été logés dans des immeubles sociaux. Il connaissait comme sa poche les différents quartiers populaires de la ville: Villejean évidemment, mais aussi Cleunay, la Zup Sud du Blosne, le sud de la gare et Maurepas où il habitait avec sa mère lors de notre rencontre. Ce détail géographique compta beaucoup pour notre amitié: nous étions voisins. Tout juste arrivé de Fougères, ma recherche s’était arrêtée dans la rue du même nom et j’habitais un petit studio que mon statut de boursier me permettait de louer au numéro 129, au-dessus de la Poste. La plupart des étudiants logeaient à Villejean, j’étais heureux de compter un ami dans le quartier, de pouvoir le retrouver facilement.
Le samedi, lorsque je n’étais pas plongé dans mes livres, j’accompagnais Anton dans ses visites. Quelle que soit la destination retenue, Anton avait toujours une connaissance à saluer, une chose à me montrer ou une anecdote à raconter. Le soir, j’hésitais davantage à le suivre dans ses aventures. Je restais plutôt sourd à la rumeur mais connaissais suffisamment mon ami pour le savoir autrement plus capable que moi de dépasser les limites légales. Certains soirs pourtant, quand la bière avait raison de ma retenue atavique et qu’ivre du désir de l’interdit, je lui emboîtais le pas, je me retrouvais transporté dans un monde étrange et fantaisiste, le monde d’Anton Le Serbe.
Déambulations nocturnes
Les faits d’arme dont je peux témoigner aujourd’hui restent du domaine des broutilles d’étudiant mais j’ai toujours eu le sentiment qu’Anton, voulant sans doute me protéger, en gardait sous la semelle lorsque je l’accompagnais. Il avait toujours sur lui une clé passe-partout ou une pince qu’il sortait de je ne sais où pour entrer où il le souhaitait. Pour lui, l’effraction n’existait pas, c’était un terme galvaudé, un concept petit bourgeois et, habitué depuis l’enfance à entrer et sortir à sa guise, il se sentait partout chez lui.
Nous visitions des chantiers en construction, des entrepôts, les différentes facultés de la ville, les stations et le tunnel du métro en construction, des sous-sols d’immeubles, des caves de particuliers. Une nuit où nous errions dans celles des Horizons, tours emblématiques de la ville, nous tombâmes sur celle de Kundera. J’avoue n’avoir que peu de souvenirs de L’insoutenable légèreté de l’être alors que, les deux bouteilles de vin que nous lui avons fauchées ce soir-là, je m’en souviens comme si c’était hier. Nous ne volions presque rien, ce n’était pas le but de la soirée, le frisson nous suffisait. Du moins pour ma part. D’autres soirs, nous essayions d’entrer dans des soirées
Dans les bras de l’Ille
Je l’ai accompagné ainsi, suivi diront les moqueurs, pendant trois années. Par lui, l’intimité de la ville m’a été révélée. Nous accédions au coeur, aux artères et aux viscères. La dernière année, au plus fort de notre amitié, nous avions pris l’habitude de nous retrouver chaque semaine dans les prairies Saint-Martin. Anton m’avait emmené dans cet endroit un jour où, d’humeur maussade, je m’étais ouvert à lui de mon manque de campagne.
En descendant l’avenue Jules-Ferry, au niveau de la rue d’Antrain, un petit escalier discret, passage secret entre deux mondes, permet de plonger hors de la ville en un instant. Un territoire préservé, sauvage et humide, alimenté et délimité par un bras égaré de l’Ille, s’étend là paisiblement, à l’abri des regards et de l’agitation urbaine.
Passée la surprise qui survenait à chaque fois, nous traversions le pont et tournions aussitôt à gauche pour longer les jardins ouvriers et déboucher dans la prairie à l’herbe grasse. Là, nous suivions l’herbe foulée qui dessinait un sentier en direction d’une butte protégée par une rangée d’arbres. Nous passions quelques heures ici, assis, un pack de bière entre les jambes, à discuter. C’est là et seulement là que j’ai eu l’impression de percer un peu la carapace qu’Anton portait depuis l’enfance et de recueillir quelques confidences. Echappé de la ville, libéré d’un poids, Anton était quelqu’un d’autre dans la prairie. Nous fixions au loin les barres d’immeubles que le vert de l’océan semblait repousser et nous patientions, persuadés que tôt ou tard, la vague allait tout recouvrir. Bière après bière, nous nous laissions griser, emporter par la marée et, quand la dernière était arrivée, nous dissertions de l’ordre du monde ou, plus modestement, du désordre des sentiments.
Au camping des Gayeulles
Notre amitié se dilua la quatrième année et s’évapora presque totalement par la suite. Anton sortait alors avec Anna, autre personnalité publique de la faculté et leur histoire d’amour torturée lui prenait tout son temps. Quant à moi, je sacrifiais mes heures à la préparation du professorat et, m’étant peu à peu affranchi de mon mentor, je fréquentais des cercles plus studieux et plus en accord avec ma personnalité. Assez rapidement, comme si notre amitié n’avait finalement pas vraiment existé, nous nous perdîmes de vue. Anton quitta la faculté cette annéelà, en conflit avec tous les enseignants qui lui refusaient une troisième repêche. Selon la rumeur, il gagnait très bien sa vie avec ses différents trafics.
Deux années passèrent sans qu’Anton ne réapparaisse une seule fois dans le hall de La Harpe. Tous ou presque l’avaient oublié et moi-même, je ne pensais plus à lui. La préparation du professorat que je ratais brillamment chaque année m’accaparait complètement et j’avais désormais un cercle d’amis bien établi.
Je tombai sur lui le jour où j’appris que j’étais reçu.
Nous fêtions notre diplôme entre lauréats sur une des pelouses du parc des Gayeulles, à l’est de la ville, quand je l’ai reconnu. Il vivait là, au camping municipal. Pour tout l’été et un peu plus peut-être, il ne savait pas encore. Il travaillait en intérim comme manoeuvre sur un chantier. Il a insisté pour que je vienne boire une bière avec lui à sa tente. Je trouvais drôle que lui qui avait visité tous les chantiers de la ville la nuit finisse par y travailler le jour. Je lui ai dit ça pour le faire rire. Il m’a regardé bizarrement. La bière bue, nous nous sommes quittés maladroitement. Nous avons échangé nos numéros de téléphone et nous sommes serré la main avec une certaine gravité. Comme si nous savions.
L’ami disparu
Je n’ai pas eu de nouvelles d’Anton Le Serbe pendant plus de dix ans. Il avait complètement disparu de ma mémoire.
À la fin de l’année passée, au moment des fêtes de Noël, l’urgence d’un dernier achat m’a poussé dans les rues du centre-ville de Rennes et, sur la place du Parlement, devant l’un des chalets en bois du marché, le hasard m’a fait rencontrer un vieux camarade de la faculté. Alors que notre échange se tarissait et que nous avions à peu près tout dit de nos situations respectives, il prononça cette phrase qui me laissa sans voix pendant de longues minutes. « Au fait, tu sais que Le Serbe est mort. »
Je n’ai pas pu le croire. Je n’ai pas pu croire que cette force de la nature, ce caractère trempé, celui qu’il valait mieux avoir dans son équipe que dans celle d’en face n’était plus là.
Cette révélation m’a obsédé. Lors de mon passage suivant à Rennes, je me suis rendu à Maurepas. J’avais besoin d’en avoir le coeur net et je me sentais un peu confus, presque coupable de quelque chose, comme si je n’avais pas été à la hauteur de notre amitié.
Je n’étais pas certain que sa mère habitât la même tour mais quand je me suis retrouvé au pied et que j’ai vérifié l’interphone, le nom de Vidic était toujours là. J’ai hésité puis j’ai sonné. J’avais rencontré sa mère quelques fois dans le passé. Une petite voix a répondu puis m’a ouvert. Elle avait les traits tirés. Les années et le chagrin. Elle m’a remercié d’être passé. Il n’y avait pas eu grand monde à l’enterrement. Oui, ça avait surpris tout le monde. Il était devenu très secret. Non, il n’allait pas bien depuis quelque temps. Depuis quand je ne l’avais pas vu? Professeur, oui c’était bien, Anton aussi aurait dû travailler dans le sport. Non, il ne vivait plus avec elle depuis des années mais elle ne savait pas vraiment où il vivait. Elle le soupçonnait de dormir dehors. Oui, c’est bien là qu’ils l’avaient retrouvé. Dans le canal. Il s’était noyé, lui qui nageait mieux que quiconque. Il reposait au cimetière de l’est maintenant.
Le cimetière de l’est, l’un des rares endroits où nous n’étions jamais allés avec Anton.
Je n’y suis pas allé, j’ai repris la rue d’Antrain vers le centre-ville, j’ai dépassé Le Magnifique où avec Anton nous avions si souvent joué les pique-assiette lors de mariages ou de séminaires et, avant Le Jules Ferry, entre le 103 et le 97, j’ai replongé dans ma jeunesse. Traversé le pont, tourné à gauche, longé les jardins ouvriers et débouché sur la prairie à ciel ouvert. Tout était à sa place, rien n’avait changé: l’herbe balayée par le vent, les fleurs de pissenlit essaimées au hasard et la ville loin, très loin comme repoussée derrière l’horizon. Un sentier d’herbe foulée – le même sans doute – menait à notre butte. Je me suis avancé dans l’herbe, j’ai grimpé le long des arbres et me suis assis à ma place face au vent. J’ai décapsulé une bière, fermé les yeux et attendu qu’Anton me rejoigne.