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Dossier
#24
Quand le seul théâtre était le jeu de paume
RÉSUMÉ > Il a fallu attendre 1836 pour que Rennes dispose d’un vrai théâtre, celui de Millardet aujourd’hui baptisé Opéra. Jusque là et à partir du 17e siècle, ce sont les jeux de paume qui servaient à Rennes de salles de spectacle: d’abord le Pigeon (rue Baudrairie), puis le Cygne, ce dernier plus connu sous le nom de la Poulaillerie1, rue du Champ-Jacquet.

     Sis rue Basse-Baudrairie (actuelle rue Baudrairie) et à l’emplacement occupé aujourd’hui par un restaurant self-service « Chez Floriane », le jeu de paume du Pigeon s’étendait au Nord jusqu’à la place aux Arbres (actuelles galeries du théâtre). À partir de 1693, cette salle fut louée par son propriétaire, Guy-Claude Gardin de la Longraye, avocat au Parlement, aux comédiens qui venaient fréquemment dans cette ville. Le plan dressé le 20 juin 1733 par l’architecte Forestier, suite à un incendie dans un immeuble voisin, permet de connaître la configuration des lieux et la dimension proprement dite de la salle: 31,80 m sur 8,75 m soit une superficie de 278 m2.
     L’affichette annonçant une représentation d’Iphigénie, tragédie de Racine, et d’un acte de Roland, drame lyrique (1685) de Lully « avec tout son spectacle et agrémens », la désigne bien comme le « lieu ordinaire » de représentation. Le prix des places, « 35 sols au théâtre et loges, 25 sols au Parquet la chaise comprise » fournit des indications précieuses, bien que sommaires, sur l’aménagement réalisé: des loges, très certainement sur les grands côtés, un « Parquet » assis et non debout, face à la scène ou théâtre sur lequel on peut aussi prendre place. L’année de représentation d’Iphigénie et de Roland n’est pas mentionnée mais ce jeudi 23 février est obligatoirement antérieur au 23 décembre 1720, date de l’incendie qui ravage la ville.

     Au lendemain de cet incendie, la salle du Pigeon est réquisitionnée pour y installer la halle aux bouchers et la salle de spectacle transférée dans le jeu de paume du Cygne ou Poulaillerie, sis dans l’îlot délimité par la rue du Champ-Jacquet et la rue Fracassière. C’est non loin de là, rue Saint-Michel, dans une arrière-salle d’auberge, que Molière joua au milieu du 17e siècle.
     En 1720, le dispositif théâtral de la Poulaillerie est réduit à sa plus simple expression: « un théâtre et un orqueste ». Il faut attendre 1737 pour qu’elle soit transformée en salle à l’italienne.
     Le contrat passé devant notaire le 30 mars entre les propriétaires de la salle et le maître menuisier Jacques Piron porte sur la construction d’un « théâtre » ou scène de trente-sept pieds et demi de long (12,37 m) sur toute la largeur du jeu de paume (13,64 m) avec un véritable agencement technique (six ailes de chaque côté, un chemin de chaque côté de cinq pieds de large, un derrière de huit pieds de large, un devant de six pieds deux pouces de long) ; en arrière, trois loges d’acteurs surélevées et fermant à clé; en avant, l’espace des musiciens de six pieds de large (1,94 m) soit une fosse de 26,46 m2 avec bancs et pupitres. La salle disposée en fer à cheval comporte deux rangs de loges (premières et secondes), avec, derrière, deux corridors de desserte, un amphithéâtre et un parterre garni tout autour d’un banc. Il est également prévu que les spectateurs puissent prendre place sur deux gradins de chaque côté de la scène proprement dite.

Un aller et retour entre les deux salles

     Pour une raison inconnue, on abandonne au milieu du 18e siècle la salle de la Poulaillerie pour revenir à la salle du Pigeon, nettement plus petite, mais qui va bénéficier à son tour d’un aménagement à l’italienne. Une ordonnance de police du 30 octobre 1784 le montre clairement: « Fait défenses aux Acteurs et Actrices, d’aller ailleurs que dans les secondes loges qui leur sont indiquées, avec défenses d’aller aux premières loges, orchestre, Gradins, Amphithéâtre et Parterre. Fait défenses aux Gens de livrée d’aller ailleurs qu’au lieu nommé Parvi ou Paradis sous les mêmes peines de prison ». Interdiction est faite au public de « siffler les acteurs et faire tapage, de s’entrepousser ou faire la foule dans le parterre sous quelque prétexte et à quelqu’occasion que ce soit […] d’avoir le chapeau sur la tête, d’embarrasser le théâtre [la scène] et les coulisses », de faire des gestes et de tenir des propos indécents, d’amener les enfants de moins de six ans et les chiens.
     L’endroit ne devait pas manquer de pittoresque avec ce mélange des classes sociales qui lui est propre. Autour de 1760, on pouvait même y rencontrer la femme de l’avocat général Le Prestre de Chateaugiron et la duchesse d’Aiguillon! Les nobles étaient, d’ailleurs, d’autant plus attachés aux représentations théâtrales et lyriques que nombre d’entre eux, élevés chez les Jésuites, avaient joué la tragédie ou participé à des ballets de cour durant leur scolarité. A Rennes, on montait ainsi, chaque année, un théâtre provisoire dans la cour du collège.
     À la veille de la Révolution, on assiste à une nouvelle translation de la salle de spectacle: en 1785, la Ville décide, en effet, de mettre à l’alignement la rue de Coëtquen pour des raisons de circulation. La démolition de la partie Nord de la salle est effective au début de 1787 avant une disparition totale en 1789. Costumes, décors et accessoires sont transportés à la Poulaillerie car il n’y a « point à Rennes d’autres endroits propres à l’établissement de cette salle provisionnelle », c’est-à-dire provisoire, de l’aveu même de l’ingénieur de la Ville, Even. En juin 1787, la salle, toujours privée, de la Poulaillerie devient officiellement, à la suite d’un arrêt de la Chambre du Conseil de l’Hôtel de Ville, la salle de spectacle ou salle de la Comédie de Rennes, et le restera jusqu’en 1836.
     Cette salle est, en 1797, retournée, réaménagée pour recevoir 811 personnes, et son entrée facilitée. Pour autant, cette salle en bois n’a jamais cessé d’être une menace permanente pour les spectateurs et le voisinage: les rapports des architectes de la Ville font frémir.

     Contrairement à Brest, Lorient ou Nantes, Rennes ne possède pas au 18e siècle de troupe sédentaire. Il faut donc pour donner un spectacle obtenir une autorisation du Parlement ou du Bureau de police, à moins d’être une troupe labellisée, c’est-à-dire bénéficiant du « privilège ». Si les demandes d’autorisation font mention de comédies françaises, italiennes ou de tragédies, d’opéras ou d’opérasbouffes, rares sont les indications de pièces jouées.
     Lorsque Napoléon réorganise en 1806 la vie théâtrale et divise la France en vingt-cinq arrondissements théâtraux, Rennes, devenue chef-lieu de l’un de ces arrondissements, va être desservie en alternance par deux troupes, l’une de théâtre, l’autre d’opéra. La Poulaillerie, devenue, un temps, salle du Cirque, disparaît en 1912 sans laisser de trace iconographique. L’espace qu’elle occupait, sert aujourd’hui de parking privé.