de l’éphémère
Suite aux attaques terroristes parisiennes ayant fait cent trente morts et plusieurs centaines de blessés le 13 novembre 2015, six agents des archives municipales de Rennes, ont collecté, quinze jours plus tard, les messages déposés devant l’Hôtel de ville. Feuilles de papier froissées, pancartes cartonnées détrempées, fleurs fraîches et fanées, bougies de tous les coloris : la scène a un goût de déjà-vu. Neuf mois auparavant seulement, après les attentats du 7 et du 9 janvier, un autel, alimenté par les riverains, avait émergé sur le même emplacement. Les archivistes avaient également procédé à une récolte plus de six cents messages sur des supports classiques et plusieurs dizaines d’objets divers. Face aux menaces météorologiques, l’opération relevait alors d’un « sauvetage », pour reprendre l’expression de Marie Penlaë, responsable de la collecte et du traitement. « Seuls les rares messages déposés peu de temps auparavant avaient échappé à l’humidité. Nous les avons ramassés sur le pavé même, déchirés et brûlés par les bougies. Quelques-uns, presque réduit à l’état de « pâte à papier », ont été laissés sur place », explique l’archiviste. D’autres initiatives similaires avaient été prises en France, par les archives municipales de Toulouse et Saint-Étienne notamment, et un don d’une cinquantaine de messages parisiens a été adressé au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille par le collectif les Balayeuses Archivistiques LGBT. En effet, au-delà des trois mémoriaux éphémères dressés dans la capitale – dans le 11e arrondissement à l’entrée de l’immeuble du siège de Charlie Hebdo, devant l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, et place de la République au pied de la triomphante Marianne des frères François-Charles et Léopold Morice − les villes et villages de France se sont aussi mobilisés laissant apparaître, sur les parvis des mairies, des espaces de deuil et de solidarité. Ces mémoriaux illustrent la nécessité de créer, après de telles tragédies, des lieux de rassemblement et de recueillement. Ils émergent dans l’espace public, devant des institutions représentant la République française et sur des places qui sont, socialement et souvent historiquement, des points de ralliement.
Devant l’incapacité de sauvegarder la totalité des objets déposés, les bougies, sauf certaines comportant des inscriptions, et les périssables, comme les fleurs, ne sont pas récupérés. À Rennes, les documents ont subi toute une série de traitements afin de garantir leur conservation : placement en quarantaine sur deux cent cinquante mètres linéaires de rayonnage pour éviter les contaminations biologiques et pour faciliter le séchage, suivi d’une phase de nettoyage − certaines manipulations s’apparentant à des opérations chirurgicales – conclue par une mise sous presse.
On observe en grande majorité la présence de feuilles de papier au format A4 et de pancartes bricolées à partir d’objets de récupération : calendriers, cartons de déménagement et d’emballages découpés, rectos de facture et de feuilles de cours, pages d’agenda déchirées, morceaux de bois et même un puzzle. Les archivistes rennais ont aussi récolté des objets plus insolites comme un agrume desséché orné d’un smiley, un bavoir d’enfant, une peluche, un chapelet, ou encore un porte-photo avec ce message « Allez Charlie ! ». Les textes varient de quelques mots, sur le format du slogan, à de longs développements argumentés. Ils sont plus ou moins travaillés, décorés, et parfois signés. Trois grandes thématiques émergent à la lecture de ces documents : la formule « Je suis Charlie » et ses déclinaisons, les messages de défense pour la liberté d’expression et les hommages adressés aux victimes. Les catégories loin d’être cloisonnées, se recoupent très souvent au sein d’un même support.
La formule « Je suis Charlie » a été créée par Joachim Roncin, directeur artistique du magazine gratuit Stylist, le jour même des attentats à Charlie Hebdo. Multidiffusée sur internet via les réseaux sociaux, elle a été reprise par les médias locaux et nationaux. Identifiée sur 380 documents, elle est extrêmement présente dans les messages rennais, d’autant plus que toutes les impressions de l’image du graphiste, écritures blanches sur fond noir, n’ont pas été conservées dans leur totalité. La formule, lorsqu’elle n’est pas une simple copie du message original, est déclinée comme slogan unique écrit en majuscule sur des pancartes, insérée dans le corps des textes ou utilisée comme signature. La réappropriation de cette formule par les participants aux rassemblements montre une volonté d’afficher leur appartenance à une communauté émotionnelle qui transcende les milieux sociaux et professionnels, les situations géographiques, les générations et les confessions religieuses. Tout en énonçant un soutien particulier aux personnes décédées, on trouve également deux pancartes illustrant un détachement revendiqué à la formule de Joachim Roncin : « Je ne suis pas Charlie mais je suis son ami – Liberté Fraternité » et « Je ne suis pas Charlie mais je soutiens les victimes. Merci GIGN, merci RAID ». On peut interpréter ces écrits, d’une part, comme un refus d’adhérer à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo et, d’autre part, comme rejet d’une formule largement usitée, banalisée et dont certaines réappropriations politiques et détournements ont été critiqués. On constate enfin de nombreux dérivés de cette formule : les pronoms sont modifiés, le prénom « Charlie » est remplacé par des termes comme deuil ou liberté, ou détourné à l’image de l’expression « charliberté » observable sur plusieurs pancartes.
C’est le cas par exemple de ce message recopiant l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ». Placée au premier rang de la devise française, la liberté est l’un des fondements des valeurs de la République. Acclamée, sous forme de vivats, ou simplement mentionnée, elle est fermement défendue par les participants : « La liberté s’écrit, la liberté se dessine, la liberté se crie ». La liberté d’expression est également symbolisée par un crayon, très souvent mis en scène par des procédés graphiques particuliers, dessins, collages, découpages et par la présence singulière de l’objet matériel. Les archivistes ont ainsi ramassé plusieurs dizaines de crayons, stylos, fluos, marqueurs, pinceaux, craies, éparpillés sur le mémorial. Symbole des membres assassinés du journal satirique, ils incarnent à la fois les outils de travail du dessinateur et du journaliste. On note aussi la représentation du crayon brandi comme gestuelle de solidarité. À ce titre, un scripteur détourne la célèbre chanson d’Enrico Macias : « ô gens de tous les pays, brandissons nos crayons, liberté d’expression, sauvons vos vies ! ». Enfin le crayon est assimilé dans certains cas à une arme pacifiste, un moyen de défense propre à la démocratie ; comme ce morceau de carton sur lequel est collé un crayon accompagné de l’inscription : « Ceci est une arme ». En outre, d’autres thèmes liés à la liberté peuvent être identifiés : paix, respect, tolérance, lutte contre l’amalgame, etc.
Dernière grande catégorie, les hommages. On constate à ce sujet un processus d’héroïsation des victimes passant par des remerciements et par une volonté d’honorer leur mémoire : « Vous êtes morts en héros » ; Charlie ne mourra jamais, il sera toujours en nous ! » ; « Sachez là-haut où que vous soyez, que votre existence n’aura pas été vaine, vous étiez, vous êtes, vous serez aimés ». Les noms des victimes sont listés et parfois accompagnés de leurs photographies ou portraits. Enfin, au sein des archives municipales de Rennes, on trouve des unes de journaux : plus ou moins récentes de Charlie Hebdo et d’autres liées à l’actualité en cours avec des quotidiens comme 20 Minutes et Direct Matin. Documents dont on retrouve trace sur le mémorial du mois de novembre, sorte d’écho, illustrant la continuité dramatique de ces événements. Tout comme en janvier de nombreux symboles sont mobilisés notamment le drapeau tricolore, qui était déjà présent mais dans une bien moindre mesure en début d’année, la tour Eiffel et la formule « Pray for Paris » qui, au vu des premières observations, démontre l’investissement religieux bien plus important dans ces attentats, comme en attestent les nombreuses prières et cierges collectés.