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Dossier
#24
RÉSUMÉ > Le théâtre est une dominante culturelle de Rennes. « Il a à voir avec la construction de cette ville », estime René Jouquand, adjoint à la Culture. Ce que confirme le patron du TNB, François Le Pillouër. « Il y a une volonté politique et artistique pour que le théâtre soit présent à Rennes ». Mais cette scène vivante et pléthorique n’est pas sans carence. Peut-être victime de son succès, elle est saturée de compagnies dans des salles qui font le plein mais dont le nombre est notoirement insuffisant. Tour d’horizon des atouts et des problèmes.

     106 000 spectateurs au TNB l’an dernier (incluant, c’est vrai, la danse et la musique). Y ajouter, les 13 000 spectateurs de la Péniche Spectacle (pas exclusivement théâtre), les 6 000 de l’Adec, les 5 000 du théâtre de la Paillette, les 3 200 du théâtre du Cercle, les 2 400 de Guy- Ropartz, les 2 000 du Vieux Saint-Étienne… Le nombre de représentations est à l’avenant : 423 représentations théâtrales sur Rennes Métropole l’an dernier, selon le relevé de l’association Arts Vivants 35, laquelle recense sur l’ensemble du département 1828 manifestations (chiffre incluant les concerts).

     Les enquêtes du TNB et de Arts Vivants se recoupent: 70 % des spectateurs de théâtre sont des femmes. Le pourcentage est encore plus fort pour la danse et les spectacles jeunesse. Cette féminisation du public va croissant. Arts Vivants 35 a enquêté auprès de 2 300 spectateurs de 13 centres culturels (dont 8 sur Rennes Métropole).
     Plusieurs constats : le spectateur d’aujourd’hui ne veut pas être « ligoté » par un abonnement, il réserve sa place « au dernier moment ». Il veut « rester maître de son choix », en même temps c’est un assidu, mais davantage fidèle à un genre qu’à un lieu précis. Globalement, le théâtre se porte bien mais « le public est en stagnation. On plafonne », reconnaît Sébastien Desloges, directeur d’Arts Vivants 35. « Les spectacles font le plein, mais c’est moins vrai quand on s’éloigne de Rennes ».
Voir l’enquête sur www.arvivan.org

     Il y a à Rennes 80 compagnies professionnelles de théâtre. Ajoutons-y les 50 troupes amateurs (chiffre incluant les quelque 20 groupes d’étudiants), on arrive à un chiffre de 130 pour la seule ville. À compléter avec les communes extérieures dans lesquelles ont recense 50 troupes d’amateurs. Bref, Rennes Métropole peut afficher au total 200 groupes de toutes sortes! Ne nions pas le trompe-l’oeil qui gonfle cet effectif: celui des groupes éphémères ou des minuscules « structures » réduites à une seule personne. Côté pile, on se réjouit d’un chiffre qui signale une belle intensité théâtrale. Côté face, on déplore un excès périlleux pour la survie de quelques-uns. Notamment pour les jeunes compagnies professionnelles peinant à se faire une place dans un paysage saturé, où les salles pour s’exprimer font défaut et où les aides financières ne peuvent profiter à tout le monde. C’est au point, confie Jean-Christophe Baudet, le conseiller théâtre de la Drac, qu’aujourd’hui « j’incite les jeunes talentueux à quitter Rennes s’ils veulent trouver les moyens de se produire. C’est désolant, mais c’est comme cela. »

     Leitmotiv entonné dans le milieu: Rennes manque cruellement de salles. Tout est saturé. Les théâtres sont pleins, le nombre de représentations est limité. Faute de lieux d’accueil suffisants, les nombreuses compagnies existant en ville mais aussi en Bretagne ne peuvent se produire dans la « capitale ». L’adjoint à la culture René Jouquand admet cette pénurie. Il met en avant les efforts de la Ville en faveur de ses équipements (TNB, Vieux Saint-Étienne, Guy-Ropartz, La Paillette…). Mais aucun projet de nouvelle salle n’existe à l’horizon. Pire, on ne trouve pas de financement pour rénover le Vieux Saint-Étienne qui doit fermer tout l’hiver par manque de chauffage et d’isolation. L’adjoint de Rennes a tendance à suggérer aux compagnies rennaises d’aller jouer dans « les très beaux équipements qui existent sur le reste de l’agglomération et qui ne disposent pas forcément d’artistes dans leur proximité. Il pourrait y avoir des compagnies associées à telle ou telle salle. C’est une vraie voie d’avenir. »

     L’agglomération pourrait donc offrir un débouché? En réalité, elle est sous-équipée, estime Jean-Christophe Baudet, le conseiller théâtre de la Direction régionale des affaires culturelles de Bretagne (Drac). Son jugement est sévère sur l’offre culturelle de la métropole rennaise. « On est dans une réelle pauvreté de l’agglomération rennaise. Si l’on considère les 400 000 habitants de Rennes Métropole, on est dans la région française où il y a le moins de centres culturels et de théâtres par rapport au nombre d’habitants ! » Le conseiller de la Drac compare Rennes avec des agglomérations bretonnes de moindre importance et pourtant mieux pourvues : « prenez Saint-Brieuc, elle dispose de 15 centres culturels. Lorient, ce sont 10 centres culturels ». Centres culturels cela veut dire de lieux disposant d’une scène de théâtre et faisant une programmation continue. Le déficit rennais est également lié au territoire qui fait de Rennes une capitale entourée de campagne avec une absence totale de villes moyennes adossées à elle, contrairement à Nantes, par exemple. Résultat, on manque ici de « scènes nationales moyennes, type Saint-Brieuc ou Quimper », qui auraient l’avantage de « faire contrepoids » au TNB et de compléter l’offre théâtrale.

     La solution pour résoudre le trop-plein rennais en même temps que le déficit des communes serait de jouer à fond la carte de l’intercommunalité. Des exemples existent ailleurs: Inzinzac-Lochrist et Hennebont, villes voisines, ont fait pot commun pour proposer ensemble un lieu (Trio. S) et une programmation. Plus près de chez nous, la communauté de communes du Val-d’Ille et celle de Bretagne romantique (Combourg) sont en train de se regrouper pour soutenir et faire vivre le théâtre de Poche d’Hédé.
     Et à l’intérieur de Rennes Métropole? Des coopérations culturelles existent entre les communes, entre différents lieux, mais pas au point de « fusionner » à l’instar de ce qui, pourtant, fonctionne parfaitement quand il s’agit d’écoles de musique. Pour le théâtre et le spectacle, la tendance est plutôt au chacun pour soi : la culture est souvent l’expression de la volonté individuelle des maires quand ce n’est pas, pour certains d’entre eux, le désir de construire des salles sans se préoccuper de savoir ce que l’on va mettre dedans. C’est là que Rennes Métropole pourrait jouer son rôle pour harmoniser l’offre sur le territoire et par exemple rééquilibrer une carte qui, bizarrement, concentre les grands équipements dans le sud de la ville (Bruz, Saint-Jacques, Chartres, Le Rheu, Mordelles…) On objectera que la culture ne fait pas partie des « compétences » de l’agglomération. Pourtant cela ne l’empêche d’agir, notamment quand en 2009 elle classe la ferme du Haut-Bois à Saint-Jacques (occupée par la compagnie Dromesko) et le manoir de Tizé à Thorigné-Fouillard (occupé par Au bout du plongeoir) en « équipements d’intérêt communautaire ».
     Mais cet effort tient-il lieu de projet ou de politique culturelle concernant les 38 communes ? Jean-Christophe Baudet, de la Drac, en doute: pourquoi pas une scène nationale financée par l’agglo? Et pourquoi, plaide-t-il, Rennes Métropole n’accorderait-elle pas son aide aux seuls projets culturels impliquant un regroupement entre communes voisines.

     Quelle chance! Rennes dispose d’une « Maison du théâtre amateur ». L’Adec occupe depuis un quart de siècle l’ancien cinéma de la rue Papu. Cette structure départementale est le fruit d’une histoire vivace enracinée dans la vitalité des troupes de village ou de quartier. Elle aide, elle forme, elle suscite, elle conseille qui veut bien dans la vaste nébuleuse des amateurs. Toujours « dans un souci d’éducation populaire et de faire monter en qualité les pratiques amateurs », explique le directeur Yvan Dromer. Son rôle est aussi « d’aider les troupes à sortir d’une posture complexée ». Mise à leur disposition des 18 000 volumes de l’exceptionnelle bibliothèque Guy Parigot, soutien à la création et à la diffusion de 60 spectacles par an. Et incitation à une réflexion sur la pratique du théâtre grâce à des colloques et des recherches en lien avec l’université Rennes 2. L’Adec fonctionne avec un budget de 170 000 €, l’État et toutes les collectivités mettant la main à la poche. Mais le bâtiment, né en 1925, est bien vieillot et l’Adec est à l’étroit, obligée de disperser aux quatre coins sa collection de costumes de scène.

     Les troupes amateurs ont des profils très différents. Il y a celles qui jouent entre elles pour un public strictement communal, sans plus d’ambition que le plaisir de jouer, et rétives à ce que l’on mette le nez dans leurs affaires. Et puis il y a celles qui nourrissent une autre ambition: « des troupes urbaines qui ont un regard aiguisé sur le théâtre, qui aiment et travaillent le répertoire contemporain et qui ont un questionnement par rapport à l’art », analyse Yvan Dromer. Si on prend l’ensemble du département, « on peut considérer que la moitié des troupes restent dans une logique de village et ne cherchent pas à en sortir. » Plus on se rapproche de Rennes, plus c’est le profil « aiguisé » qui prévaut.

     Sous ce joli nom, l’Adec organise deux fois par an des rencontres « où l’on met amateurs et professionnels ensemble sur un projet, sans qu’il y ait de rapport de maître à élève ». Ainsi récemment un spectacle rock avec Benjamin Guyot a été créé selon ce principe sur six weekend. La vieille césure amateurs/professionnels tend à se dissoudre, ou du moins l’Adec se donne pour mission de l’atténuer au fil d’ateliers, de stages et de rencontres. L’Adec fait aussi des résidences d’auteur avec des troupes. À Arts vivants 35, Sébastien Desloges, pose ce diagnostic: « Nous sommes à un moment passionnant car on est en train de dépasser les anciens clivages entre professionnels et amateurs, mais aussi entre éducation populaire et créateurs. » Fini, « l’artiste créateur » qui oeuvre dans son coin pour un public qui sera présent ou non. « On sent une préoccupation partagée pour la relation au spectateur ainsi que pour la relation au lieu où l’on se produit ». Les pros sont désormais sensibles à la diffusion au public et « veulent tester des choses » dans des lieux non conventionnels: un épicerie de village, une modeste salle communale, un appartement, un café (Cie Vertigo). C’est le retour au « petit format » et à l’expression foraine. Autant d’initiatives qui répondent à des envies conjointes des artistes et des habitants. « C’est un peu l’art de la rue avec texte », indique Sébastien Desloges, avec, en prime, un coup à boire.

     L’école est en première ligne. De l’élémentaire à l’université, pour beaucoup, la découverte de la scène passe par là. Autre étape sur la voie de l’apprentissage, ce sont les ateliers. Ils sont légions et se multiplient. Au Cercle Paul Bert, au Triangle et un peu partout. Ce sont des ateliers de formation ou encore de médiation où l’on initie à la connaissance du théâtre. L’association Arts Vivant 35 sort ses chiffres de l’année passée: 564 jours d’ateliers pour 1 100 élèves. L’Adec n’est pas en reste qui confronte professionnels et amateurs. Et si l’on prend les communes de Rennes Métropole, elles sont 18 à proposer des ateliers théâtre hebdomadaire.
     Au-delà, il y a l’enseignement. Rennes dispose de trois pôles différents. Bien sûr l’École – prestigieuse et reconnue – du TNB avec ses 15 élèves tous les trois ans (voir ailleurs dans ce dossier). S’y ajoute le Conservatoire à rayonnement régional de Rennes où le théâtre est marqué par l’excellent pédagogue qu’est Daniel Dupont qui anime un Cycle d’orientation préparatoire (COP) amenant les apprentis comédiens à réussir les concours dans les grandes écoles de théâtre.
     Enfin, à Rennes 2, le département Arts du spectacle a une composante « théâtre » que les étudiants peuvent choisir à partir de la deuxième année et qui conduit aux masters. C’est un enseignement à dominante théorique qui aboutit à former surtout des communicants dans le monde du théâtre ou des administrateurs de troupes. Toutefois, des ateliers pratiques y sont proposés. Certains étudiants font un double cursus avec le Conservatoire qui a conclu une convention avec Rennes 2.

     « Le TNB étouffe tout de sa puissance », c’est un grief récurrent. Il absorberait tout l’argent à son profit. Il ferait de l’ombre à tout ce qui n’est pas lui. Il empêcherait l’émergence du moindre théâtre privé à Rennes. Il se couperait du public populaire par des créations contemporaines qui hérissent le poil… Rançon du succès, ces récriminations sont pour une grande part injustifiées. Le premier concerné, François Le Pillouër (voir notre interview plus loin) défend avec vigueur son théâtre. Faisant valoir par exemple que les grosses subventions qu’ils perçoit – 3 millions de la Ville, 3,5 millions de l’État – sont pour une part réaffectées aux compagnies locales dont le TNB a à coeur de produire les créations. L’adjoint à la culture de Rennes, René Jouquand, confirme: « Le TNB fait souvent appel aux compagnies. Ajoutons le bain culturel du festival Mettre en Scène où sont présents tous ceux qui sont dans la création, ce qui laisse des traces dans le parcours de chacun. Contrairement à ce que l’on entend, je ne considère pas que le TNB a trop, mais pas assez. Malheureusement pour 2013 on n’a pas réussi à augmenter son enveloppe. »

     L’affaire de l’Aire Libre fait jaser dans le milieu. La scène labellisée de Saint-Jacques-de-la-Lande vient d’être « rétrogradée » si l’on peut dire. L’État via la Drac a décidé de lui ôter son conventionnement. En cause, un changement de cap voulu par la municipalité. L’Aire Libre était jusque-là un des lieux de la création et de la diffusion du théâtre. Mais le choix a été fait après le départ, cette année, du directeur Jean Beaucé (lequel avait succédé à Dominique Chrétien et Claude Guinard) de vouer l’équipement aux arts de la parole et du conte avec, comme nouveau directeur, Maël Le Goff, le patron du festival Mythos. Ce choix est évidemment intéressant et respectable, mais il aura pour effet au niveau de l’agglomération d’aggraver encore la pénurie de lieux d’accueil et de soutien pour les jeunes compagnies théâtrales rennaises. Du coup, la Drac a fait baisser son aide de 80 000 € à 20 000 € cette année. Explication du conseiller de la Drac: « nous avons à soutenir l’emploi des artistes. Notre aide à l’Aire Libre permettait de soutenir financièrement les compagnies. Mais en s’orientant vers l’art du récit, l’Aire Libre va concerner des conteurs qui ne sont qu’une quarantaine en Bretagne et seulement 4 à vraiment monter un spectacle sur scène. Pour nous, cela ne justifie pas une subvention. »

     Impossible de savoir quelle somme la ville consacre au théâtre. Les données se perdent dans les méandres de la comptabilité et dans la difficulté à différencier dans les chiffres ce qui concerne le théâtre au sens strict et ce qui est affecté aux autres arts vivants (cirque, musique, danse…). Outre le TNB et ses 3 millions d’euros, Rennes aide les compagnies pour lesquelles « nous avons cette année augmenté la dotation de 25 % », se félicite René Jouquand: soit  200 000 euros répartis entre 21 d’entre elles selon des critères qui viennent d’être modifiés: « nous tenons compte désormais de la diffusion, de la médiation, de la capacité de ces compagnies à travailler avec les publics », explique l’adjoint. À ces aides directes s’ajoute l’aide aux équipements: La Paillette, aménagée pour accueillir les compagnies professionnelles de Rennes, l’Adec dont la subvention vient d’être réévaluée à 4 600 €, le Vieux Saint-Étienne, etc. Ajoutons l’expérimentation menée à la salle Ropartz à Maurepas. Trois compagnies recrutées sur projet artistique en lien avec le quartier y sont passées depuis deux ans (Lumière d’Août, Réseau Lilas et Théâtre à l’Envers). « Ça marche. Le public est là, notamment les jeunes. La frontière entre la scène et la salle est anéantie », se réjouit René Jouquand.

     L’État aide le théâtre. Bien sûr le TNB, mais aussi les compagnies. Sur les 240 compagnies professionnelles que compte la Bretagne, 17 sont conventionnées par la Drac. Cela veut dire qu’elles perçoivent chacune 50 000 à 140 000 € chaque année et cela pour trois ans. Par ailleurs, 12 autres compagnies sont aidées financièrement mais sur projet et pour un an. Pour être conventionné, les critères sont stricts : réaliser au moins deux créations en trois ans, faire au moins 120 réprésentations pendant cette période, et avoir un rayonnement national. Cinq compagnies rennaises bénéficient de ce conventionnement : le Théâtre des Lucioles, Réseau Lilas (Cédric Gourmelon), la compagnie Dromesko, le Théâtre de l’Arpenteur et la compagnie de marionnettes Bob Théâtre (conventionnement en cours). Ajoutons que la Ville et l’État ne sont pas les seuls financeurs du théâtre. Le conseil général est également présent via l’aide à des « résidences missions » et la Région par le biais d’aides aux projets artistiques.