<
>
Dossier
#24
La Comédie de l’Ouest, une longue et féconde aventure
RÉSUMÉ > Créé en 1949 le Centre dramatique de l’Ouest devenu quelques années plus tard la Comédie de l’Ouest, est à la base de tout. Première compagnie professionnelle à naître en Bretagne, elle fut un formidable outil de décentralisation et de démocratisation du théâtre. Sous diverses appellations, la CDO règna durant près de 40 ans sur le paysage rennais et breton et on peut le dire fut à l’origine du TNB.

     La densité artistique de la région rennaise doit beaucoup aux premières grandes politiques publiques de la culture, et notamment celle inventée par Jeanne Laurent au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la création en région des centres dramatiques nationaux. Le Centre dramatique de l’Ouest est créé à Rennes en novembre 1949 sous l’impulsion croisée des débuts de la décentralisation théâtrale et de l’activité d’une troupe de comédiens amateurs « Les jeunes comédiens de Rennes » cherchant à se professionnaliser. L’enjeu est alors de taille: utiliser le théâtre comme outil d’éducation, de conquête d’un territoire, de son public et inventer (plutôt que de reproduire) un théâtre.

     Dès 1946 pour Jeanne Laurent (sous-directrice des spectacles et de la musique à la direction des Arts et des lettres au ministère de l’Éducation), il s’agit en créant des centres dramatiques nationaux de s’attaquer à la question de l’éducation artistique car, selon elle, c’est dans les théâtres qu’une société laïque construit sa vie spirituelle. Loin de toute esthétique officielle, il s’agit de satisfaire les aspirations d’une région et de favoriser son expression artistique et littéraire. En pratique: desservir la région autour d’un port d’attache, en l’occurrence Rennes. Le Centre dramatique de l’Ouest y naît à l’automne 1949 autour d’Hubert Gignoux. Il intègre Georges Goubert, Guy Parigot, Roger Guillo et Helène Batteux issus de la Compagnie des jeunes comédiens de Rennes.

     La mission du Centre dramatique est à la fois simple et très ambitieuse: toucher le plus large public autour du théâtre. L’équipe invente les outils à cette mission d’éducation théâtrale, d’éducation populaire même, parmi lesquels les tournées, une politique tarifaire adaptée, la multiplication des contacts avec le public par le biais de débats et de rencontres, de programmes de salles à visée pédagogique, la création d’une association des amis du CDO, l’édition d’un périodique Le Courrier dramatique de l’Ouest ; mais aussi des pièces radiophoniques, des conférences. Un travail long, une utopie nécessaire pour une vraie réforme de la société bretonne!

     C’est donc à partir de son camp de base que le Centre dramatique de l’Ouest investit tout le territoire breton grâce à un maillage de correspondants, soutiens actifs au travail du CDO, sortes d’ambassadeurs de son action, véritables relais à leur tournée et poumons de leurs relations au territoire. Des profs, des libraires, des commerçants, comédiens amateurs pour certains et tous passionnés de théâtre, ils organisent sur place la location et la publicité des tournées.
     Leur territoire des débuts, c’est celui du quart-ouest de la France, quinze départements et plus d’une centaine de communes qui retrouvent alors le plaisir et l’illumination du théâtre perdu parfois depuis plus de quinze ans. Le Centre dramatique renoue donc avec la tradition des origines, celles des comédiens routiers. Ce qui donne en sept ans, 33 créations, 1 000 représentations, 108 villes et 35 000 spectateurs.

     Il s’agit de travailler à destination du public qui n’a pas tout à fait perdu l’habitude des chemins du théâtre, mais aussi de constituer de nouvelles audiences composées d’employés, d’ouvriers, de jeunes, d’étudiants… Le Centre dramatique joue en matinée pour les scolaires (rassemblant dans une même salle écoles publiques et privées), travaille avec les comités d’entreprise (jouant parfois même jusque dans les usines), investit l’espace public dans les quartiers rennais, dans les gymnases, sur les places de village sous chapiteau ou en plein air. C’est ainsi que le public du début plutôt « bourgeois » s’élargit peu à peu grâce à ce travail à destination des publics les plus divers.

     Ce travail suppose le choix d’un répertoire et d’un style de représentation. Il faut des spectacles mobiles et assez souples pour s’installer aisément dans des salles de fortune ou en plein air, et des propositions attrayantes mais sans facilité. Constitué de quatre à cinq spectacles par saison, le répertoire est adapté à cette conquête. Le Centre s’est installé sur un territoire qui avait jusque-là une habitude du « boulevard » (celles de troupes commerciales). L’enjeu est de taille, un répertoire est à trouver: les classiques, les auteurs contemporains et, très vite, l’ambition de découvrir et faire découvrir de nouveaux auteurs.
     Les dix premières années quasiment toutes les pièces de Molière sont présentées, mais aussi Beckett, Tchékov, Pirandello, qui provoquaient parfois des réactions très vives! Sur les vingt premières années, les auteurs modernes et contemporains représentent plus de la moitié de la programmation. Et très vite aussi des créations sont programmées grâce à des collaborations avec des auteurs, notamment Per Jakez Helias avec Le roi Kado, Le Grand valet.
     Le Centre a un besoin de nouveaux textes et d’ancrage dans la création et dans les enjeux de sociétés de son époque. Une sorte de rattrapage accéléré est à opérer pour la province par rapport à Paris! C’est parfois aussi par des choix de mises en scène audacieuses pour l’époque que le travail se fait comme ces Femmes savantes créées en 1962, transposées dans l’époque contemporaine, avec minijupes et musique des Beatles, spectacle qui leur fait faire le tour du monde (entre 1962 et 1966) et qui traversera l’Atlantique à bord du paquebot France.

     À l’automne 1949 le premier spectacle présenté par la troupe de comédiens permanents, Un chapeau de paille d’Italie de Labiche, est répété dans les salons de l’hôtel de ville de Rennes. Très vite la Ville met à disposition une ancienne salle des fêtes au palais Saint-Georges. L’espace étant inadapté et inconfortable, la Ville acquiert en 1952 un entrepôt de papeterie au 8 rue de Redon afin que le Centre s’y installe. La troupe est alors constituée de comédiens permanents polyvalents assurant aussi l’administration, la construction des décors, le montage, le jeu, les costumes. Assez vite toutefois, une équipe technique est constituée. L’équipe a malheureusement des difficultés pour présenter son travail à Rennes, car le théâtre municipal dédié depuis son origine à la production lyrique, ne lui est accessible que deux lundis (jour de relâche) pour chacun de ses spectacles.

     Dans les années 1960, des changements institutionnels et fonctionnels vont marquer un tournant pour le Centre dramatique national et le paysage culturel de la ville. Dès 1957 Hubert Gignoux quitte le CDO pour l’est de la France. Une codirection est alors confiée à George Goubert et Guy Parigot, ce dernier assurant depuis 1949 les fonctions administrateur et de secrétaire général. Le Centre dramatique de l’Ouest devient alors la Comédie de l’Ouest.
     Le Centre est à son apogée près de 140 000 spectateurs par an, 4 700 abonnés. En dix ans il a proposé 50 spectacles et 2 000 représentations. Il a dédoublé sa troupe afin de mieux desservir la région et a considérablement développé le contexte autour de ses représentations. Il se considère à juste titre comme une sorte de centre culturel itinérant. Le passage du Centre Dramatique est parfois la seul expérience culturelle de la commune où il passe, alors autour il propose le plus souvent des rencontres, des conférences (Louis Jouvet vient ainsi faire une conférence à Rennes), une bibliothèque itinérante, des pièces radiophoniques et diverses émissions de radio sur l’actualité théâtrale, des ciné-clubs…

     Face à un constat d’insuffisance d’équipements dans la région, au problème de l’occupation du Théâtre municipal à Rennes et à l’essor considérable de l’activité de la CDO, il sembla de plus en plus nécessaire que l’équipe dispose de son propre lieu. Le contexte des années 1960 y est favorable puisque le tout nouveau ministère de la Culture cherche en province des « terreaux » propices à l’installation des Maisons de la culture. La Maison de la culture est donc proposée à Rennes sur la base de l’activité du centre, dès 1962.
     Préfigurée dans un ancien cinéma – Le Celtic installé dans la Maison du peuple et renommé pour l’occasion salle de la Cité –, la Maison de la culture ouvre en 1969. Son mois inaugural est marqué par une création de la Comédie de l’Ouest : Il faut la balancer cette dame de Dario Fo dans une mise en scène de Georges Goubert.
     Il ne s’agit plus seulement d’éduquer mais de « jeter des pierres dans les esprits, (…) car le théâtre c’est le lieu où les questions sont posées, les réponses avancées ont le plus de résonances (…) », selon une citation de Paul Valéry reprise par le magazine de la Maison de la culture Confluent. Cette Maison se veut la digne héritière de la décentralisation théâtrale. Elle s’engage en faveur de la démocratisation culturelle avec le souci de diffuser les « grandes oeuvres de l’humanité ». Grâce à sa Maison de la culture, c’est toute la ville de Rennes qui prend une autre stature.

     C’est alors une période intense d’ouverture et de découvertes d’artistes de tous horizons : chanson française, variétés et musique savantes, musique contemporaine, ballets, expositions, cinéma, artistes de jazz, expositions de Picasso, de César, programmes de variétés, spectacles lyriques, artistes internationaux, débats et conférences… La vie culturelle rennaise change profondément, la Maison de la culture devient un véritable forum, elle insuffle fortement la culture dans la vie de la cité. Pour cela, nul doute qu’elle ne bénéficie du travail de fond mené par la CDO depuis 1949.
     La CDO devient cellule de création de la Maison de la culture avec des choix de répertoire de plus en plus ancrés dans le contemporain: Dario Fo, Milan Kundera, Vaclav Havel, Marguerite Duras. Mais aussi Shakespeare et Molière car les classiques ne sont pas délaissés. Ils sont « l’explication et les racines », mais ils existent désormais dans un théâtre d’idées, un théâtre de de société en phase avec son époque. Le tandem Goubert-Parigot codirige en même temps le Centre dramatique national et la Maison de la culture. La polyvalence culturelle prend place dans la cité.

L’ouverture de la Parcheminerie (1979)

     En 1974, les clés de la Maison de la culture sont confiées à Shérif Khaznadar qui amènera le navire vers les cultures du monde. Ouvrant plus encore la programmation, rassemblant et créant alors le festival des arts traditionnels. Une saison internationale est mise en place autour de la recherche et de la découverte.
     La Comédie de l’Ouest continue de collaborer avec la Maison de la culture dans le cadre d’une convention. Mais, mésententes artistiques, divergences de vues… il est temps pour la CDO de s’éloigner de cette Maison. Le Centre dramatique national prend le nom de Théâtre du Bout du monde et s’installe au Théâtre de la Parcheminerie, inauguré en 1979 par une mise en scène d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht. Dans cette nouvelle salle, le nouveau projet est à l’origine de longues séries de représentations à Rennes. Deux ans plus tard (1981), le Théâtre du Bout du monde devient la Comédie de Rennes. Tel est le nouveau nom du Centre dramatique qui continue à oeuvrer au coté de la Maison de la culture dans une paysage culturel rennais totalement réinventé.

     En 1986, pour résoudre le dysfonctionnement qui existe entre la Maison de la culture et le Centre dramatique, il est fait appel à Pierre Debauche. Il relance une dynamique commune, sous le nom du Grand Huit, qui rassemble les deux entités. Il invente de nouveaux rendezvous : Carrefour des Régions d’Europe, festival de Bécherel, festival des Arts électroniques… C’est avec Pierre Debauche, qui dirige les deux équipements, que s’opère alors une sorte de retour aux sources. Il renomme le Centre dramatique de l’Ouest en « Comédie de l’Ouest - compagnie Pierre Debauche ». Il souhaite à nouveau le décentrer sur le territoire et renouer avec les grandes tournées. Debauche renoue avec les tournées sur le territoire breton et donne aux deux structures une stature internationale. La Comédie de l’Ouest, elle, retrouve l’esprit de tréteaux de ses origines.

Enfin, le Théâtre national de Bretagne (1989)

     À la fin des années 1980, c’est la « grave crise du théâtre en France » qui oblige à recentrer le projet. Crise structurelle et crise de gestion pour le Grand Huit, alors que le public est au rendez-vous. Les deux structures fusionnent et donnent naissance à un grand « théâtre national de région ». Après la période de polyvalence, l’activité est recentrée sur le théâtre. En août 1990, la Maison de la culture et le Centre dramatique disparaissent donc juridiquement. Elle laisse place à une structure unique regroupant tout : le Théâtre National de Bretagne.
     Ainsi le Centre dramatique national au fil d’un demisiècle prit de nombreux atours : Centre dramatique de l’Ouest, Comédie de l’Ouest, Théâtre du Bout du Monde, à nouveau Comédie de l’ouest. Il nomma la salle de la Cité, créa le Théâtre de la Parcheminerie, permis l’installation d’une Maison de Culture devenu depuis Théâtre National de Bretagne.

     Quelle que soit son étiquette, la CDO a profondément transformé et structuré le paysage culturel de la région et plus particulièrement de la ville de Rennes. La compagnie a surtout formé des générations de spectateurs et d’acteurs de la vie culturelle. Le foisonnement actuel doit beaucoup à l’intervention du politique mais aussi aux utopies nécessaires des artistes. Le rapport au public, s’invente et se réinvente chaque jour avec la même croyance dans l’idée que l’écriture théâtrale, celles des oeuvres du passé comme celle d’aujourd’hui sont à tous et pour tous. Ce travail avec les publics est toujours à refaire, c’est un mouvement permanent, un mouvement de création et d’invention.