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Dossier
#21
RÉSUMÉ > La richesse est une grandeur relative, qui n’est pas facile à définir et dont la perception varie selon la position qu’on occupe dans l’échelle sociale. Quelques certitudes toutefois: les plus riches le sont de plus en plus; l’importance de l’héritage dans les fortunes qui n’avait cessé de décliner au cours du 20 e siècle est repartie de plus belle; et si Bernard Arnault plaçait tous ses avoirs sur un livret de Caisse d’Épargne, il toucherait 32,50 dollars par seconde…

     Marguerite Duras écrivait dans Des journées dans les arbres: « On est tous pareils, tous des gens d’argent. Il suffit de commencer à en gagner. » Mais combien faut-il gagner pour être un homme d’argent, combien faut-il posséder pour être riche? 
     Qu’entend-on tout d’abord par richesse ? Au sens économique du terme, le patrimoine s’entend comme l’ensemble des avoirs du ménage qui sont susceptibles de générer des ressources futures : livrets d’épargne, valeurs mobilières, assurances vie, logements, actifs professionnels, oeuvres d’art, or, biens durables… Mais d’autres avoirs pourraient être intégrés dans la richesse des ménages même s’ils sont plus difficiles à mesurer comme, par exemple, les droits à la retraite ou encore le capital humain – pour faire court le diplôme, l’expérience professionnelle, le talent, les prédispositions –, deux composantes également sources de revenus futurs. Mais ils se différencient des autres actifs par le fait qu’ils ne peuvent être transmis : ils sont « incorporés » à l’individu.

     La richesse est par définition une grandeur relative. Les enquêtes d’opinion montrent qu’on considère quelqu’un de riche de manière différente le long de l’échelle sociale. Par exemple, les gens plutôt aisés considèreront qu’être riche correspond au double de leur patrimoine. Par ailleurs, les gens pauvres ont tendance à sous-estimer les fortunes des plus aisés alors qu’inversement les gens riches surestiment les avoirs des moins dotés. Autant d’éléments qui rendent subjectif le concept de richesse.
     Pour définir les riches, Tony Atkinson économiste anglais spécialiste des inégalités propose le critère suivant qui présente, entre autres avantages, sa simplicité: un ménage est considéré comme fortuné si le patrimoine détenu peut lui permettre d’envisager une vie entière de loisirs. Dans ce cas, le niveau à atteindre équivaut à la somme (non actualisée au taux d’intérêt) des revenus du travail (après impôts) du ménage sur son cycle de vie. Cette conception de la richesse est d’ailleurs partagée par d’autres économistes plus anciens comme Thorstein Veblen qui déjà à la fin du 19e siècle écrivait dans Théorie de la classe de loisir : « une vie de loisir est le témoignage tout indiqué et parfaitement probant de la puissance pécuniaire, et donc de la puissance tout court… ».
     Pour la France, si l’on considère un ménage de revenu moyen après impôts (environ 31 000 € en 2010), le montant requis pour une vie économique de soixante ans (disons de 20 à 80 ans) est d’environ 1,8 millions euros ; si l’on veut vivre sa vie comme un cadre (très) supérieur (80 000 € annuel en moyenne), le patrimoine nécessaire sera de 4,8 millions d’euros. Si l’on veut également assurer une vie de loisirs à ses enfants et au même niveau que le sien, il faudra multiplier ces sommes par le nombre de ses bambins.
     Pour certains, cela peut paraître beaucoup, mais pour d’autres moins. Ainsi, Franck Riboud, le patron de Danone, avait perçu environ 4,4 millions d’euros en 2009. Jean Dujardin, l’« Artist » le mieux payé en 2010 n’était pas resté « muet » puisqu’il avait touché la même somme, qui correspondait (avant impôts) à une vie entière de loisirs d’un ménage percevant environ 73 000 euros de revenu annuel (avant impôts). Toujours plus haut, dans le sport de haut niveau, le monde du football n’est pas en reste puisque Samuel Eto’o a négocié en Russie un salaire de 20 millions d’euros annuel en 2011 et le joueur le mieux payé de la planète, Lionel Messi du FC Barcelone, touche environ 31 millions d’euros par an (salaire et sponsoring). Ce ne sont plus là des riches mais des « Ultra riches » ou des « Hyper riches ». À quoi ressemble alors ce gotha des très très riches ?

Bienvenue au « Richistan »: les très riches en patrimoine

     Certaines sources statistiques « traquent » les individus les plus fortunés : Gémini, le classement Forbes et pour la France, les statistiques de l’ISF…
     Depuis plusieurs années, les hommes qui selon Forbes se partagent les trois premières places du classement des plus grosses fortunes mondiales sont les Américains Warren Buffet (50 milliards de dollars en 2011), Bill Gates (56 milliards de dollars en 2011) et le Mexicain Carlos Slim Helú (74milliards de dollars en 2011). Placés sur un livret de Caisse d’épargne rémunéré à 2,5 %, un patrimoine de 50 milliards de dollars rapporte 142700 dollars de l’heure la première année, soit 39,50 dollars de la seconde (y compris jours fériés, chômés etc.).
    Le premier Français au classement mondial est Bernard Arnault (LVMH), quatrième en 2011 avec 41 milliards de dollars (à peu près 2 % du PIB français). S’il plaçait tous ses avoirs chez l’Écureuil, Bernard Arnault empocherait 117 000 dollars par heure, soit 32,50 dollars par seconde. Liliane Bettencourt (L’Oréal), Française la plus riche du monde, est en quinzième position avec un patrimoine de 23,5 milliards de dollars.
     Nous nageons un peu dans ces chiffres astronomiques sans trop nous rendre compte de l’ampleur des sommes, un peu à l’image d’Oncle Picsou qui prenait des bains d’argent dans sa piscine pleine de pièces et de billets.
     Les rapports sur la richesse du monde de Merrill Lynch dont la dernière livraison date de 2011 sépare deux catégories d’individus : les HNWI (High net worth Individuals) dont la richesse financière est supérieure à 1 million de dollars et les UHNWI (Ultra High net worth Individuals) caractérisés par une richesse financière de plus de 30 millions de dollars. En 2007, avant la crise financière, on dénombrait 10,1 millions de HNWI dans le monde (103 300 de UHNWI) et près de 400 000 en France. La crise financière de 2008 a fait baisser cette population aux alentours de 8,6 millions et 346 000 en France. En 2010, les riches ont repris quelques couleurs puisqu’ils étaient de nouveau près de 11 millions (10,9 exactement) dont 396 000 en France.
     Plus précisément, l’ISF en France était payé par les détenteurs d’un patrimoine imposable supérieur à 790 000 euros en 2010. 562 000 contribuables français l’avait payé, soit environ 2 % des ménages. À Rennes et sa couronne, on dénombre 2 152 ménages contribuant à l’ISF avec un montant moyen des patrimoines déclarés de 1, 69 million d’euros.

     Revenons à des choses plus raisonnables et moins vertigineuses.
     En France, le stock global de patrimoine brut (avant déduction des dettes) des ménages français selon la comptabilité nationale13 représentait 11,335 teras d’euros en 2010, montant qui a doublé en dix ans (doublement dû essentiellement à la hausse des prix de l’immobilier). Ce stock de patrimoine représente environ six fois le PIB français. L’encours des dettes se situait autour de 1,2 tera euros, ce qui laissait un patrimoine net de 10,103 tera euros. Rapporter ces masses au revenu disponible des ménages de l’année est encore plus parlant : le stock de patrimoine brut représentait six fois le revenu en 2000 et près de neuf en 2010.
     Comment les Français se partagent-ils cette « galette » ? Si l’on répartissait cette richesse brute de manière égale entre tous les ménages, chacun possèderait aujourd’hui près de 400 000 euros contre 226 000 dix ans plus tôt. Mais la réalité est évidemment bien loin de cette répartition égalitaire : en fait peu possèdent beaucoup… « Les gens riches sont différents de vous et moi », disait Scott Fitzgerald à Hemingway.
     Pour analyser ces inégalités de patrimoine, on doit se tourner vers d’autres sources : les enquêtes de l’Insee réalisées tous les six ans depuis 1986 nous donnent une image représentative du patrimoine en France tel qu’il est déclaré par les ménages.
     À partir de l’enquête « patrimoine » la plus récente qui date de 2010, on estime que la richesse brute moyenne en France vue des ménages eux-mêmes s’élève à environ 260 000 euros. Ce chiffre est sans doute inférieur à la réalité (celle de la comptabilité nationale en particulier) car tous les ménages très riches qui pèsent beaucoup sur la valeur moyenne ne sont pas interrogés dans ces enquêtes et certains sous-estiment ou ont une connaissance imparfaite de leurs avoirs.
     Un autre chiffre intéressant pour étudier la distribution des patrimoines consiste à mesurer la richesse qui sépare les Français en deux groupes de taille identique (50 %) lorsqu’on classe la population par ordre croissant de richesse. On parle alors de patrimoine médian (une sorte d’équateur statistique) qui présente l’avantage d’être moins sensible aux très hauts patrimoines. En 2010, cette richesse médiane se situait autour de 150 000 euros. En d’autres termes, pour faire partie de la moitié des Français les plus riches, il fallait posséder un patrimoine supérieur à cette médiane. Du côté du groupe des plus démunis, on se partage 7 % de la richesse globale, de l’autre des plus fortunés, les 93 % restant… Comme le disait Coluche : « L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres, convenons-en ».Mais poursuivons notre voyage patrimonial en grimpant la hiérarchie financière puisque selon le critère de richesse d’Atkinson, on n’est pas riche au niveau médian.
     Faisons toujours deux groupes, mais séparons en termes de patrimoine les 10 % les plus riches (le décile supérieur) des 90 % les plus pauvres. Pour cela, nous devons retenir un montant de richesse de l’ordre de 552 500 euros. Autrement dit, pour accéder au dixième étage de la hiérarchie patrimoniale (si l’hôtel de la richesse fait dix étages), il faut présenter des comptes à ce niveau. Là encore, les sommes possédées dans ces deux groupes sont très inégales : environ 50 % du total des avoirs chez les 10 % plus riches, les autres 50 % à partager par les autres 90 %. Mais faire partie du décile supérieur n’est encore pas suffisant pour se dire riche.
     Allons encore plus loin. Si l’hôtel de la richesse fait 100 étages, un ménage devra posséder un patrimoine de 1,9 millions d’euros pour accéder au 100e étage. Lui et ses acolytes les 1 % les plus riches se partageront encore de 20 % à 25 % de la fortune totale. Être riche selon Atkinson, c’est donc faire au moins partie du centile supérieur.
     Pour résumer cette avalanche de chiffres, deux constats peuvent être faits. Le premier est que les marches pour monter dans la hiérarchie de la richesse sont de plus en plus hautes : environ 550 000 euros pour être admis dans le club des 10 %, mais déjà près de 2 millions d’euros pour faire partie des riches (le club des 1 % rassemblant environ 300 000 ménages) et environ 7,5 millions d’euros pour entrer dans le gotha des très riches (le club des 0,1 % composé de 30 000 membres). Au-delà, les chiffres précis sont plus difficiles à calculer (à ce niveau, on n’est pas à un million près) : par exemple, pour faire partie des 300 plus grosses fortunes du magazine Challenges18 en 2011 (le club des 0,001 %), il fallait émarger à 130 millions d’euros !
     Le deuxième constat qui vient compléter le premier est que les inégalités sont importantes à n’importe quel niveau de richesse : au sein de la population globale, parmi le décile supérieur (10 % les plus riches) et encore dans le centile supérieur (1 % les plus riches).

Les inégalités de patrimoine se creusent

     Selon les derniers chiffres de l’Insee, l’inégalité a augmenté entre 2004 et 2010: le patrimoine moyen détenu par les 10 % les plus riches est par exemple 35 fois plus élevé que celui détenu par la moitié de la population la plus pauvre. Ce rapport était de 32 en 2004. Comme le disait Louis de Funès dans la Folie des grandeurs: « Les pauvres sont faits pour être pauvres, et les riches, plus riches ». Cette recrudescence des inégalités de richesse est plutôt un phénomène nouveau puisque les études historiques montrent que la part du patrimoine des très riches (les 1 %) n’avait cessé de baisser tout au long du 20e siècle : 55 % à la veille de la guerre de 14-18, 30 % au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, autour de 20 % à la veille de l’an 2000.
     Dans les années 1920, l’économiste libéral Franck Knight écrivait que la détention d’un patrimoine résulterait d’un « mélange complexe d’héritage, de chance et d’effort, probablement dans cet ordre d’importance ».
     L’héritage est, on le comprend bien, un raccourci pour faire fortune. Il semble que l’importance de l’héritage dans le processus de constitution des fortunes se soit accrue ces dernières années alors qu’elle avait considérablement diminué depuis la Première Guerre mondiale : la somme totale des héritages en France représentait environ 20 % du revenu national en 1915, autour de 4 % dans les années 1950 mais est remontée à 12 % dans les années 2000.
     La chance traduit le fait que pour réussir nos projets patrimoniaux, il faut parfois être au bon endroit au bon moment : ainsi deux physiciens de l’École normale, J. P. Bouchaud et M. Mézard, pouvaient-ils écrire dans New Scientist : « Mettez cinq cents singes qui gesticulent dans une salle des marchés. Aucun d’entre eux n’écrira jamais un poème d’Éluard, mais au bout d’un certain temps, il y en aura un aussi riche que George Soros. »
     Enfin, l’effort s’explique par les différents motifs d’épargne. Il faut savoir que les fourmis françaises sont parmi les plus épargnantes en Europe ou ailleurs: le taux d’épargne se situe aux environs de 15 % du revenu disponible des ménages depuis les années 2000, proportion supérieure à celles des Allemands (11 %) et encore bien supérieures à celles des Anglais et des américains.
     Les Français épargnent par prévoyance en vue de financer leurs besoins de consommation futurs et par précaution pour faire face aux aléas de la vie (on épargne alors pour soi). Certains peuvent également épargner pour transmettre aux générations futures par altruisme (on épargne alors pour autrui). Mais ces trois motifs ne peuvent expliquer tout, notamment les processus d’accumulation des plus riches.
     D’autres motifs d’accumulation peuvent alors être avancés pour justifier une accumulation sans fin comme « le pouvoir », le « prestige social », la « rivalité pécuniaire », le besoin de distinction, la lutte pour la reconnaissance, voire le désir d’éternité… Cette satisfaction directe de la possession pourrait se traduire aussi dans le désir d’entreprendre cher à Max Weber.
     Ainsi, le raisonnement de Knight apparaît aussi très pertinent pour expliquer les comportements du gotha des très riches. En particulier, il semble en effet difficile aujourd’hui d’expliquer le classement des grandes fortunes sans invoquer soit l’héritage, soit la réussite d’un projet entrepreneurial, conjugaison de talent, d’efforts et de chance.
     Mais comme le disait Sacha Guitry dans les Mémoires d’un tricheur : « Avoir de l’argent, c’est dépenser ». Et donc, cette recherche de pouvoir, de statut ne se traduit pas uniquement dans les comportements d’accumulation mais aussi dans ceux de consommation: biens de luxe ou d’ultra luxe (montres, bijoux, yachts, jet privé…), dépenses ostentatoires (achat de clubs sportifs comme l’émir du Qatar au PSG), actif-passion (achat de grands crus…), désir de consumation, gaspillage, logique de la perte… Cette consommation ostentatoire qui peut néanmoins saturer peut prendre également d’autres formes comme la philanthropie (à l’image de la fondation Bill Gates), voire le mécénat scientifique ou artistique (Fondation François Pinault pour l’art contemporain) rejoignant les conduites évergétiques décrites par Paul Veyne: on rend alors au public une partie de la richesse que la société nous a permis d’accumuler.

Peut-on justifier les écarts de richesse?

     Pour certains, les écarts de richesse peuvent être utiles à la société au nom du principe du trickle down (littéralement « ruissellement ») : les inégalités sont bonnes puisque la fortune des riches « ruissellera » le long de l’échelle sociale. C’est la thèse libérale illustrée dans la très célèbre Fable des abeilles de Bernard Mandeville parue en 1714 : « aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ».
     Pour d’autres, il est nécessaire de limiter les écarts entre riches et pauvres. Il faut donc lutter contre les trop fortes inégalités. Certains, comme récemment le think tank Terra Nova, vont jusqu’à vouloir fixer les limites, notamment pour les revenus.
     Cette idée n’est pas nouvelle car déjà dans Les Lois, Platon écrivait : « un État veut éviter (...) la désintégration civile (...), il ne faut pas permettre à la pauvreté et à la richesse extrêmes de se développer dans aucune partie du corps civil, parce que cela conduit au désastre. C’est pourquoi le législateur doit établir maintenant quelles sont les limites à la richesse et à la pauvreté ».
     À méditer…