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Dossier
#21
RÉSUMÉ > Contrairement à ce que l’on croit, les revenus des Rennais ne viennent pas seulement de ce que qu’ils produisent sur place. Pour une grande part (44 %), leurs revenus proviennent « de l’extérieur » : traitements versés par l’État, pensions de retraites, allocations et prestations sociales… Les deux sources sont à peu près à égalité, ce qui, selon Yves Morvan, caractérise une ville équilibrée.

     On peut se placer de plusieurs points de vue pour estimer les revenus des Rennais : du point de vue de leurs structures, distinguant, par exemple, salaires, profits … Ou bien du point de vue de leur répartition, caractérisant leur importance selon les quartiers ou les diverses zones de la ville … Ou encore du point de vue de leur origine: de quels processus économiques résultent-ils ? D’où viennent-ils: de la production ? de la redistribution sociale ?. C’est dans cette optique que l’on se situera ici, reliant les revenus des Rennais aux diverses dynamiques qui les ont fait naître et, en même temps, nous nous interrogerons sur les effets de la crise sur l’évolution de ces divers revenus.

 

     A priori, on pourrait considérer que les revenus distribués à Rennes dépendent exclusivement de la nature et de l’intensité des activités de production : le boulanger vend du pain, le chauffeur de bus conduit son engin ; tous deux reçoivent des gains en contrepartie de leurs efforts ; avec ces gains, ils se procurent des vêtements ou vont au cinéma… Et ainsi de suite… Dés lors, on voit se développer toute une dynamique économique au sein d’un secteur dit « domestique » donnant naissance à des « revenus domestiques » de nature diverses : salaires, bénéfices… Ce secteur domestique répond à des demandes locales, de proximité ; on peut y ranger les activités de commerce, l’artisanat, une grande partie du bâtiment et des travaux publiques... À Rennes, le montant de ces revenus « domestiques » se révèle en progression depuis plusieurs années, au rythme des la croissance démographique, notamment à cause de la forte attractivité du territoire exercée sur les ménages et les entreprises.

     Mais cette approche du secteur domestique ne suffit pas à rendre compte, à elle seule, de l’importance de tous les revenus des Rennais. Car, en vérité, une grande partie de ces revenus dépend des flux qui proviennent de l’extérieur de l’ensemble urbain. C’est là tout l’enseignement de la « théorie de la base », développée à l’origine par Werner Sombart et revisitée en France par de nombreux analystes, Laurent Davezies au premier chef.
     Au coeur de cette démarche, le postulat est simple : à côté du « secteur domestique » qui engendre une production domestique et des revenus domestiques, il existe un secteur dit « basique » qui désigne l’ensemble des revenus qu’un territoire comme Rennes peut récupérer à l’extérieur : il s’agit, en d’autres termes, de « revenus captés » qui viennent soit de la production vendue à l’extérieur de ce territoire, soit de toute une série d’apports divers, en provenance du niveau international, national ou régional, qui gonflent l’escarcelle des Rennais.

     Ces « revenus captés » sont des moteurs décisifs du développement local : ils irriguent l’espace urbain, stimulent la demande domestique, provoquent l’essor de maintes activités qui vont rendre le territoire plus attractif ; tout cela va favoriser l’arrivée de populations supplémentaires, d’activités nouvelles, d’aides et subventions de toutes sortes… et ainsi de suite : somme toute, la croissance d’une ville résulte très souvent d’un effet « boule de neige ».
     Cet effet d’entraînement des vecteurs extérieurs de développement sur l’économie locale sera d’autant plus fort que les flux entrants seront importants et surtout que la propension à consommer des acteurs locaux sera élevée. En tous cas, on voit de suite qu’il existe un désajustement entre le phénomène de production et l’importance des revenus : bon nombre de ces revenus sont largement indépendants de la seule production locale ; tout cela s’explique par de puissants mécanismes de redistribution publique et privée entre les territoires…

Les 4 types de « revenus captés » par les Rennais

     Il convient maintenant d’identifier et d’estimer la nature et le poids de ces différents « revenus captés » à l’extérieur, prenant comme référence géographique la Zone d’emploi (ZE) de Rennes et en s’appuyant sur des données extraites de travaux divers et de nos propres évaluations .
     On distinguera quatre grandes familles de flux provenant de l’extérieur, stimulant l’économie locale et correspondant ainsi à quatre grandes familles de « revenus captés » ; ils constituent quatre « bases » qu’on appelle tour à tour productive, publique, résidentielle et sociale

1 - Une « base productive » importante

     La base productive, ce sont des salaires, bénéfices industriels et commerciaux correspondant à la vente de produits réalisée à l’extérieur de la Zone d’emploi de Rennes (tout autour de cette zone, certes, mais aussi à l’étranger)… Ces produits sont tout aussi bien des biens industriels (industries agro-alimentaires, automobiles, électronique) que des services (télécoms, conseils, activités financières ou immobilières). Par définition, ces revenus sont très exposés à la concurrence et sont soumis en permanence à des impératifs de compétitivité. À noter que leur part est croissante, Rennes ayant nettement accru ses échanges commerciaux extérieurs, ces dernières années.
     Cette base productive représente 28% de la base totale de la Zone d’emploi. C’est une proportion très largement supérieure à la moyenne nationale. C’est même la plus forte proportion enregistrée en Ille-et-Vilaine, mise à part la zone de Vitré. En revanche, la proportion de ces types de revenus captés à l’extérieur est très faible dans les zones de Saint-Malo et de Redon. Évidemment, en termes absolus, le poids de Rennes reste très prédominant en Bretagne, que ce soit en masse globale (avec près de deux milliards par an) ou en masse par tête d’habitant… La proportion des revenus productifs est du même ordre en ce qui concerne la zone de Nantes.
     Ce poids élevé des revenus ainsi reçus de l’extérieur par rapport au total des « revenus captés » s’explique très largement par l’importance des vocations traditionnelles rennaises (surtout dans les activités tertiaires, où elle est la deuxième ville de France, après Toulouse ) et surtout par son rôle de métropole ; on sait que cette « métropolisation » facilite le développement d’atouts certains : économies d’échelle, présence de main-d’oeuvre qualifiée, réduction des coûts de transaction, diffusion accélérée des informations, rapprochements bénéfiques des fonctions de conception, de production, de formation. Etc.

2 - Une « base publique » très développée

     Cette base comprend l’ensemble des rémunérations des fonctionnaires et assimilés, employés par l’Etat, les collectivités territoriales (rémunérations nettes de la part financée sur les ressources locales) et le secteur hospitalier.
     Elle représente 14% des revenus capturés à l’extérieur. C’est encore la plus forte proportion constatée en Illeet- Vilaine, pratiquement le double de ce qui est constaté dans les autres zones du département… Au niveau régional, des proportions de revenus publics sont également élevés dans les villes d’administration et d’hospitalisation comme Brest, Saint-Brieuc, Vannes, Lorient et Quimper. Mais de moindre ampleur qu’à Rennes ! En montant absolu, qu’il s’agisse de revenus globaux (plus d’un milliard) ou de revenus par tête d’habitant, cette base, à Rennes, est la plus importante de Bretagne, à égalité avec celle de Brest et devant celles de Vannes, Saint- Brieuc et Lannion… La proportion de ces emplois est aussi élevée à Nantes (12%) .
     L’ importance de la place de Rennes, dans ce domaine, tient évidemment à sa fonction de capitale régionale, à son rôle important en matière d’éducation, de défense, d’administration, de santé, de justice…Les personnels de l’administration, au sens large, représentent le quart des emplois salariés rennais et près de 30% des emplois publiques régionaux… Il s’agit là, en grande partie, du résultat de l’évolution structurelle des territoires : c’est dans les régions qui ont la démographie la plus dynamique que l’emploi public a le plus crû pendant la crise… et, on le verra, a le mieux joué son rôle d’ « amortisseur ». En tous cas, il n’est donc pas étonnant qu’à Rennes, la somme des salaires publics et des prestations sociales (notamment des retraites) soit supérieure au montant des salaires privés distribués par les entreprises.
     Par rapport aux évolutions actuelles, et surtout futures, on peut s’interroger sur l’impact d’une restriction des dépenses publiques, engendrée par la politique de lutte contre les déficits : alors que l’emploi public n’a cessé de progresser, et largement permis à la zone de Rennes de garder la tête hors de l’eau, on comprend très aisément que sa diminution constituerait une menace certaine sur l’économie de la ville.

3 - Une « base résidentielle » assez faible

     Il s’agit cette fois de revenus divers, captés sans lien direct avec les activités de production et qui représentent 35% des revenus totaux captés à l’extérieur de Rennes. Ce sont les revenus des retraités (22%), les revenus du tourisme (7%), des salaires rapatriés par les personnels travaillant à l’extérieur de la Zone d’emploi, celui des « navetteurs » (6%). En termes absolus, ces revenus sont certes importants (plus de 2,5 milliards) ; mais, ramenés au nombre d’habitants, ils sont beaucoup plus faibles que dans la quasi-totalité des Zones économiques de Bretagne (et même que dans la Zone de Nantes). De la même façon, en termes relatifs, par rapport à l’ensemble des revenus captés, ils pèsent beaucoup moins que dans certaines zones bretonnes, où ils représentent souvent la moitié des revenus (Lannion, Dinan, Vannes, Guingamp, Saint-Malo…) et même parfois plus (comme 70 % à Auray ou à Dinan).
     Cette situation rennaise tient tout à la fois à sa position encore peu développée dans le domaine touristique, à son attractivité encore faible pour les retraités et au fait que seule une petite proportion de ses salariés travaillent en dehors de sa zone d’emploi… On peut estimer qu’à l’avenir, les pensions et retraites ne devraient pas connaître un fléchissement aussi important que les emplois publics, mais que, là encore, leur diminution, liée aux restrictions des dépenses publiques, constituera un important manque à gagner pour la Zone d’emploi de Rennes. Notons aussi, dans la lignée de maintes observations, que les territoires les plus dynamiques, comme peut l’être le territoire rennais, sont souvent les moins accessibles aux populations les plus fragiles ; notamment à cause des problèmes de coûts du foncier et du logement (dans l’analyse des « migrants » ayant choisi Rennes, entre 1999 et 2006, seuls un tiers d’entre eux proviennent de zones en difficulté) .

4 - Une « base sociale »… dans la moyenne

     Cette base sociale comprend un ensemble très hétérogène de transferts, de type social (allocation chômage, pré-retraites, minimum vieillesse, prestations sociales, allocations logements, APA, ASH…) ou de type médical (remboursements de médicaments, de soins hospitaliers, dentaires…).
     En termes relatifs, cette base représente 23% des revenus basiques de la zone de Rennes, soit autant que dans la plupart des zones d’emploi bretonnes - sauf à Vannes et Auray (du fait du poids relativement très élevé de la base résidentielle). En termes absolus, avec un montant de l’ordre de 1,7 milliard, réparti à part égale entre le social et le médical, la zone d’emploi de Rennes touche évidemment beaucoup plus que les autres zones. En revanche, en termes de montant touché en moyenne par tête d’habitant, la zone de Rennes se trouve au même niveau que les autres zones (sauf Saint-Malo où cette somme est plus élevée qu’ailleurs).

Les revenus invisibles de la redistribution

     Au niveau national, le montant des revenus distribués est principalement lié à la masse de la production totale de biens et de services. Mais, au niveau rennais, ce montant dépend très largement de l’ampleur des processus de répartition. Si ces quatre « bases » sont déterminantes, elles n’ont pas évidemment le même poids et le même statut : on voit ainsi très bien que la part des activités de production destinées à la vente à l’extérieur de la ZE est minoritaire au sein des « revenus captés », et que la plus grosse proportion des revenus (les trois-quarts) est assurée par tout un ensemble de systèmes plus ou moins visibles de redistribution mis en oeuvre ; ceux-ci sont définis à partir de critères nationaux, a-spatiaux, et leur importance relative est fonction des caractéristiques de chaque ville (nombre de chômeurs, de retraités, de malades)…
     En tous cas, il est intéressant de noter que les pratiques de redistributions ainsi repérées, et souvent invisibles, ou mal étudiées, ont des effets beaucoup plus importants sur les revenus des territoires que les politiques officielles et explicites de compensation, menées au nom d’une volonté stratégique de « rééquilibrage des territoires » et de renforcement des solidarités : les effets territoriaux les plus puissants tiennent ainsi à leur caractère non-territoriaux ! Soit dit en passant, il y a ici un paradoxe : ceux qui réclament plus d’autonomie, quand ce n’est pas plus d’indépendance pour la région ou sa ville-capitale, sont aussi ceux qui réclament plus de solidarités (et moins d’inégalités) vis-à-vis d’eux !

     Généralement, en France, ce qui fait la caractéristique principale des métropoles, c’est d’assurer un certain équilibre entre ces diverses sources de revenus, ou, en tous cas, d’être moins déséquilibrées que les autres ensembles urbains. Ceci explique que les grandes villes ont mieux résisté ces dernières années sur le front de l’emploi : de 2008 à 2009, ont été ainsi épargnés la plupart des capitales régionales, Rennes et Nantes certes, mais aussi Toulouse, Lille… et même, dans une moindre mesure, Paris. Tout cela peut tenir au fait que les activités productives modernes, notamment dans le tertiaire supérieur, n’ont pas subi les mêmes contre-coups que les autres activités ; cela peut aussi tenir au fait que la métropole rennaise a su ne pas confondre activité productive et industrie : elle a concentré les facteurs immatériels de l’économie de demain, à savoir la matière grise, et développé de bénéfiques activités tertiaires (celles-ci représentent les trois-quarts des créations d’entreprises)… En revanche, les villes typiquement industrielles, et n’ayant pas le statut de « métropoles » régionales, ont subi des revers importants. De même, les régions qui ne disposaient pas de métropoles puissantes (et souvent en voie de « désindustrialisation ») sont celles qui ont le plus souffert ces dernières années.

     Ces systèmes d’intervention de nature publique ou sociale se sont fortement développés lors des décennies passées ; dans la crise, ils ont constitué des filets « amortisseurs » importants et ont joué comme une sorte d’ « assurance- développement »: à bien des égards, ils ont fait croître les revenus disponibles bruts, protégé la consommation et, dans une large mesure, l’emploi. Mais des politiques restrictives et de rigueur, telles celles qui s’annoncent depuis le début de la présente décennie, sont susceptibles de réduire le poids des revenus redistribués : la crise de la dette, si elle se poursuivait, pourrait être alors en passe de détruire les protections dont bénéficient certains territoires et de raboter le poids des mécanismes amortisseurs. N’estce pas ce qui nous a protégé qui risque désormais de nous menacer ? Les puissants boucliers qui ont joué jusqu’à maintenant ne seraient-ils pas en train de devenir des fauteurs de difficultés ? Les chocs ne seraient-ils pas en train de devenir plus puissants que les amortisseurs ?

Une ville à tendance plutôt « productive »

     Il faut aller plus loin et saisir l’importance de toutes les activités productives dans le total des revenus des Rennais : pour ce faire, il faut commencer par tenir compte des revenus issus de la « base productive » (donc liés aux ventes à l’extérieur), comme on vient de les présenter, mais y ajouter les revenus (privés) issus de la « production domestique » qui ont été évoqués plus haut : les premiers sont, par nature, exposés aux soubressauts des marchés internationaux, tandis que les seconds semblent plus stabilisés, puisque leur clientèle est locale et évolue aux rythme de la démographie  – même si cela peut sembler, à terme, comme une illusion, puisque les consommateurs locaux ont très souvent des revenus qui dépendent largement des rentrées provenant des ventes à l’extérieur. Les calculs montrent qu’à Rennes ces deux catégories de revenus d’activités sont d’importance sensiblement égale (respectivement 52% et 48% du total) .
     Maintenant, si on veut aller plus loin et comparer cette fois le poids des revenus de toutes les activités productives (privées) au poids des revenus issus de la redistribution, on aboutit à un résultat sans appel : le total de tous les revenus de la redistribution « captés » à l’extérieur (donc hors les revenus liés à la production) représentent de l’ordre de 44 % de l’ensemble des revenus totaux rennais (contre 56% pour les revenus de la production). Ce pourcentage des revenus de la redistribution est relativement moins élevé que celui observé dans des zones comparables. En d’autres termes, plus de la moitié des revenus des Rennais provient d’activités productives (quelles soient domestiques ou basiques) et moins de la moitié, de pratiques de redistribution de revenus. Malgré l’importance des revenus captés à l’extérieur, tout cela permet de classer la Zone d’emploi de Rennes parmi les zones plutôt « productives » , du moins comparativement à d’autres territoires.
     Si on peut craindre une réduction du phénomène de redistribution, cela risquerait d’avoir, à Rennes, des conséquences moins graves qu’ailleurs pour les revenus. On peut estimer qu’à terme le curseur déterminant le destin du territoire rennais risque de se déplacer, s’éloignant des revenus de la redistribution pour se rapprocher des revenus de la production : ce rapport 44/56 peut se modifier très sensiblement, la crise faisant croître les inégalités territoriales et s’attaquant aux plus fragilisés.

     Rennes est ainsi insérée dans tout un ensemble de réseaux de redistributions qui façonnent et modèlent la ville. Sachant que ses revenus dépendent de ses activités productives, mais aussi d’un ensemble de gains « captés » déconnectés du potentiel de son système productif, on comprend alors que ses ambitions puissent être multiples. Tout d’abord, pouvoir produire et créer ainsi des richesses (car c’est quand même là le gage d’une survie à long terme : les impératifs de production ne peuvent être trop longtemps dissociés de ceux de la redistribution).
     Ensuite, savoir capter des revenus extérieurs, comme les revenus nés du tourisme, d’implantations d’administrations, d’arrivée de retraités. Et enfin, susciter la circulation de ces richesses, en faisant en sorte que le maximum de revenus captés soit dépensé. À cet égard, la présence d’un tissu pré-existant de services n’est pas sans interêt : il peut constituer un atout pour que se développent de nouvelles activités.
     En tous cas, ces leviers d’action externes et internes n’ont rien d’antagonistes : négliger l’économie résidentielle, c’est sous-estimer un moteur important du développement ; mais la surestimer, c’est encourager un comportement de repli fondé sur la seule captation de revenus, ce qui nuirait finalement à la compétitivité du territoire ; à la limite, « trop d’économie résidentielle tuerait l’économie résidentielle ». D’où la nécessité de déployer une ambition qui ne soit pas exclusivement centrée sur un mode de développement résidentiel, mais plutôt productivo- résidentiel, afin de profiter des mécanismes de redistribution, mais aussi de les nourrir.