« Ne retenez pas que le négatif ». Cela fait tellement longtemps que La Découverte attire son lot de regards en coin. Comme s’il n’y avait que là que cela se passe : Viviane à Rennes a entendu parler de « Chicago » et c’étaient des « spécialistes qui en parlaient, des gens de la ZUP sud » ! D’autres évoquent « le Bronx ». Bref, des mots à se faire peur ! Le moindre événement dans un autre quartier n’est tout simplement pas relayé, voilà tout, les travailleurs sociaux comme les habitants se tuent à le répéter, et avec raison : « mais les médias ont retenu le beau nom de la Découverte ». Un fait divers a lieu à Rothéneuf ou à Saint-Servan, on colporte qu’il se passe quelque chose… à Saint-Malo. Si c’est à la Dèk, alors les journaux étalent le vilain quartier comme le Nutella sur la crêpe ! De cette fatalité, les résidents veulent tout simplement sortir.
Avec l’arrivée des grues, des bulldozers et le renfort de l’isolation thermique – « que des bons matériaux, on ne nous prend plus pour des délinquants » –, tout est mis en place pour une transformation radicale. Les habitants arrivent déjà à se projeter, même si en ce moment, tous déplorent la boue et les voitures à laver sans cesse. Chacun a eu le choix de quitter le quartier. Certains ont saisi l’opportunité, depuis le temps qu’ils en rêvaient, mais à peine la moitié de ceux à qui cela a été proposé. Et d’autres qui en rêvaient y sont revenus, reconnaissant qu’« on est bien ici ». Car à la Découverte, il y a tous les commerces, des liens, une maison de quartier, un centre social, l’espace Bougainville (annexe de la mairie) : tous les services et tout un réseau d’habitants. Tous rêvent à présent d’habiter un quartier de Saint-Malo, comme Saint-Servan, Courtoisville ou Marville, et non plus « le » quartier !
Il est loin le temps, vingt ou trente ans peut-être, où ceux de La Découverte n’allaient pas à la mer. Maintenant les centres de loisirs, les écoles ont vue sur le large et il n’y a que certains tout-petits qui peuvent encore ne pas faire trempette ni enfoncer le pied dans le sable de Rochebonne. Zone marécageuse où coulait un minuscule affluent de la Rance qu’il a fallu assécher, la Découverte a d’abord été investie par les gens de la pêche ou les paysans d’alentour. Maintenant, la mer remonte par le flux des touristes sur l’avenue du Général de Gaulle. Les touristes, la grande affaire de ce quartier enclavé, serré entre quatre rues dont la 2x2 voies d’entrée dans Saint-Malo ! Les ferries d’Anglais – ah, les flux de touristes ! – ou les Rennais, quand on est de mauvaise humeur à la Découverte, on dit que ce n’est que pour eux qu’on élargit, qu’on embellit, qu’il y a des beaux passages piétons et des arbres qui poussent, voilà ce que disent les gens d’ici, d’abord. Une fois passées les humeurs, si elles passent, les habitants disent que ce sera bien plus beau et beaucoup plus ouvert, et, là, le cran de la bonne humeur arrive, voire celui de l’hospitalité : les touristes séjournent désormais dans trois hôtels à la Dèk, « le B & B, le Kyriad Prestige, qui vient d’ouvrir avant l’été et l’Ibis de la Madeleine », énumère un riverain avec un brin de fierté. De quoi permettre à la Découverte de retrouver son azimut malouin !
À l’intérieur aussi, La Découverte se transforme. C’était un îlot dérivant du rocher malouin. Une « enclave entourée de ses axes séparateurs ». Le ravaudage a lieu, du cousu main : fin de l’insularité, fin des stigmatisations systématiques et trop faciles. Sauf que, subtilité de la stigmatisation, tous les services étant installés, « c’est donc qu’auparavant le quartier était mauvais », C.Q.F.D. ! Tel est le paradoxe de la sur-stigmatisation. Et tout l’enjeu du volet social et urbanistique de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru) vise à le déconstruire. Oui, mais disent les habitants, passablement désespérés, « il y a un mois, on parlait encore à la télé des trois cents quartiers, donc de nous ». Pas facile de se désindexer.
L’École de musique ou le Centre de radiologie, voilà des gestes urbains forts et qui n’apparaissent pourtant pas si difficiles à concevoir. Petits gestes à grands effets, qui font venir vers la Découverte des habitants des autres quartiers, y trouver du plaisir… et une place de stationnement : « ici au moins on peut se garer, c’est pas comme intra-muros, et pour les fauteuils roulants, ici, on a de la place ». Montrer simplement qu’ici c’est comme ailleurs, que les goélands ne voient pas, vu du ciel, de différence entre ici et là et que la « diversification » est une affaire de rue et surtout de logements, donc éminemment politique. À la Découverte, depuis que la musique est un droit à l’accès partagé, il semblerait qu’on parle partout des trois ou quatre découvertes d’ici, « des jeunes à l’oreille absolue ». Capables de reproduire sur n’importe quel clavier un air entendu une fois seulement sur le smartphone !
Revenons au projet de rénovation : remettre sur l’ouvrage un quartier suscite d’abord une grande inquiétude. Insécurise ceux qui ne le sont pas encore, des populations fragiles qui y habitent et vont assister à la démolition de ce qui les a entourés, tenu debout, vu grandir. Il va falloir moult précaution, énormément de considération. Il en va ainsi à chaque réhabilitation. On commence par détruire, « croquer des immeubles », comme disent les enfants. « Regarde, c’était ma chambre », dit l’un à l’animatrice du Centre Social, « regardez ma vie avec ses placards et ses fantômes », soupire un vieux couple qui y a passé trente ans. Cette inquiétude met du temps à s’apaiser, et ce temps reste long tout simplement. Puis, c’est à remettre, de phase en phase. Première tranche, c’est long, deuxième tranche, c’est quand ? Ce sera au tour des suivants, ceux qui ont vu des voisins partir et revenir et dont cela va être le tour. L’inquiétude à nouveau, les choix, les départs, ce qu’on perd et ce qu’on espère. Et surtout le « à quoi ça sert » ? « Si les mentalités ne changent pas », dit Éric, « si on ne fait que la cage d’escalier et le premier étage », dit une autre, si « les salles de bains restent noires d’humidité ». « Non, lui répond-on, avec l’isolation, tu vas voir ! ». Elle redit qu’il faut « faire d’abord les intérieurs comme à Bellevue, où c’est dans le bon sens que ça a été fait » car ce n’est pas seulement dans le souci que « ça fasse beau » ! Pas que pour les « touristes » mais avant tout pour que les gens vivent mieux chez eux. Restent mille problèmes, les obsédantes portes des caves, à cause des jeunes et de leurs scooters, les voisinages excellents ou délétères, bien sûr qu’une « réno » ne rénove pas tout d’un coup. « Ce n’est pas un coup de baguette magique », dit une autre dame assise au Centre Social devant un café : « ici, au moins, on est bien reçus ».
« L’accompagnement a été particulièrement bien fait », témoigne Agnès Hautefeuille, directrice du lieu géré par l’Association Malouine d’Insertion et de Développement Social (AMIDS) qui a trouvé dans le concert de juin la vérification que le pari de la revalorisation est tenu : « une vraie réussite ». Dans la Fête des Jeux qui a été créée à La Découverte, elle voit venir de « tous les autres quartiers de la ville des familles avec enfants où tous se mélangent en plus de nos quatre-vingts bénévoles ». À la Maison de quartier, on admire le futur mail qui va rejoindre d’un bout à l’autre les immeubles : tout a été aéré. « Qu’est ce qui change ? », demandet- on aux gens. « Il y a de l’air », répondent-ils dans un bel ensemble. Ont été abattus les fameux immeubles en U inversé d’où tous les habitants voyaient tout des voisins, les voilà réduits à de mauvais souvenirs même si sont regrettés les grands peupliers : Éric, habitant ici depuis 1986, rappelle avec sagesse que « les peupliers ont une durée de vie limitée ». Les arbres à peine plantés semblent insuffisants, La Découverte ne peut pas se refaire en un jour.
On pense à une identité un peu blessée qu’il faut restaurer. Pour un individu, c’est déjà compliqué. Ici, c’est à la dimension des quatre mille habitants, question d’échelle ! La blessure est à la fois alliance et terreur qui colle à la peau du dedans et du dehors. Alors, l’idée municipale serait de changer le nom du quartier (comme on est passé à Rennes de la ZUP Sud au Blosne) et l’envie de l’Anru serait de faire disparaître la Découverte au bénéfice du nom de chaque îlot, sortes de nouveaux sous-quartiers. Philosophes et incrédules, les habitants disent « on verra », qui se sentent presque de Marville ou presque de l’Espérance, ou d’Islet ou Trinidad, rarement de la Dèk, mais juste « à la frontière ». La hâte partagée est que ça se termine, que la végétation pousse. Les habitants le disent, les conversations en sont pleines, vivement la fin. Ce ne sont pas les petites dégradations sur les barrières ou les palissades de chantier qui inquiètent, c’est après. Il faudra qu’on garde ça « beau » et « belle la nouvelle image » à laquelle ils aspirent tous.
Côté institution et élus, c’est une autre affaire. C’est comme si la ville de Saint-Malo et ses administratifs sortaient d’une longue torpeur. Nous sont opposés afin d’obtenir la parole des professionnels de terrain les droits de réserve de tout agent territorial et nous sommes renvoyés vers des élus, mais lesquels ? Des noms circulent, trop rapidement pour qu’on les note, tout revenant dans la boucle au nouveau maire, ancien chargé des Grands projets. On tourne en rond, les administratifs sont surtout chargés de se taire et d’intimer le silence de haut en bas. Il ne reste donc qu’à scruter attentivement les sites officiels avec leur lot de statistiques, de travaux en tranche et de tableurs idoines. On y apprend ce qu’il faut apprendre : « Les enjeux de cette convention, outre le désenclavement et l’ouverture du quartier sur la ville et la création ou la restructuration des espaces publics et des équipements, visent à diversifier l’offre en habitat pour une plus grande mixité des populations », est-il réinscrit dans le second avenant à la convention partenariale avec l’Anru le jeudi 5 mai 2011. On voit ici le discours classique, celui que les élus répètent à longueur de réunion et qui, d’une certaine manière, comme une dent dévitalisée mâche et remâche, profite peu aux sensations et mal aux dégustations.
Toujours sur le site officiel, c’est-à-dire lisible officiellement, nous lisons en décembre 2012 qu’« afin d’ouvrir le quartier de la Découverte, les opérations de déconstruction ont déjà concerné 147 logements sur les 217 prévus. La restructuration du quartier autour de deux axes majeurs est en cours : l’avenue du Général de Gaulle s’est transformée en un véritable boulevard urbain ». La rénovation urbaine du quartier La Découverte/ Bellevue est donc passée par la démolition et la reconstruction de 221 logements sociaux, la réhabilitation de 641 logements, la résidentialisation de 611 logements (c’est-à-dire des clôtures en rez-de-jardin, ce qui « plaît et déplaît » aux habitants !). Au total, 55 millions d’euros ont été financés avec l’aide de l’État.
L’opération menée par l’Anru se déroule sur une décennie. Les habitants auront vécu cela et les boues d’aujourd’hui marquent comme le début de la fin de la première tranche ! Au centre social, parler d’accès à la propriété renvoie au « c’est pas pour moi » et embellir ouvre à offrir une jolie fermeture éclair au « porte-monnaie à touristes », deuxième nom d’intra-muros, avec sa « moche virgule » devant, entendre l’office du Tourisme avec ses bouchots de dix mètres !
Les habitants y reviennent, c’est leur antienne, « il y a de l’injustice à Saint-Malo ». Quand le chômage baisse, « c’est deux mois par an » et « le travail, dit une mère de famille nombreuse, c’est à Rennes que mes enfants vont le chercher ». D’autres parlent des nouveaux noms d’immeubles, des noms grecs « alors qu’on est en Bretagne, quand même » ! Les habitants ne veulent plus entendre cette distributrice de prospectus, sûrement autant démunie, qui trouve que « ce qui est fait est trop beau pour des gens comme ça » en nommant « des dépenses somptuaires ». Les Malouins de la Découverte craignent plus que tout que « les rapports aux jeunes ne changent pas ». Ils déplorent que la police, « au lieu de tourner avec ses voitures, ne se gare pas au bout de la rue pour venir discuter, tout simplement, avec les jeunes ». Et les habitants, Éric, Mireille et les autres, finissent comme ils ont commencé : « il y a une bonne ambiance ici », dont l’auteur de ces lignes atteste !
Voilà comme la Découverte s’est aérée, ouverte indéniablement – « c’était fermé ici, on était en prison ! » – aux vents du large. Désormais, toute la ville y vient, s’y pose ou y joue « et pas que du pipeau », fait ses courses ou s’y soigne. Les cars de touristes se garent en série devant les hôtels et déjà « l’avenue du Général de Gaulle n’est plus une quatre-voies impossible à traverser ». La Dèk retrouve peu à peu sa sérénité. En attendant que la boue disparaisse enfin des carrosseries et des semelles.