PLACE PUBLIQUE : Durant cet échange, nous allons nous intéresser à la fabrication de la ville, à la manière dont on la pense et dont on la rêve. Il s’agit de croiser les regards entre l’aménageur, le technicien, l’ancien élu devenu consultant et le sociologue. Lorsque vous pensez à la ville, raisonnez-vous uniquement en termes techniques ou bien y incorporez-vous forcément une dimension plus sensible ?
JEAN BADAROUX (directeur général, Territoires) : Poser la question, c’est presque y répondre ! Même si on se considère, au fil du temps, comme un professionnel de la ville, ce qui est essentiel, c’est qu’aujourd’hui notre civilisation est urbaine. La majorité des Français habite en ville, c’est le cas aussi au niveau mondial. De fait, lorsqu’on travaille sur la ville, on se pose évidemment la question de savoir comment soi-même on y habite, de l’envie qu’on en a. Il est très difficile de trancher entre une approche purement techniciste et celle de l’utilisateur que nous sommes tous. Du coup, on a tendance à y mettre ce qu’on projette de l’attente que nos concitoyens ont de la ville. Mais parfois, on se trompe ! Cela étant dit, chacun sait autour de cette table qu’il n’est pas nécessaire d’être un professionnel de la ville pour avoir un avis sur la ville.
ALEXIS MARIANI (directeur de l’aménagement urbain, Rennes Métropole) : Au-delà de l’approche technique, ce qui est intéressant, c’est l’usage qui va être fait de la ville, la manière dont les citoyens vont se l’approprier, c’est-à-dire à la fois respecter les usages qui ont été prévus, mais aussi en inventer de nouveaux. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est aussi la question de savoir comment on laisse, dans l’aménagement, une part à cette inventivité, lorsqu’on crée un espace public, et comment cet espace peut être évolutif.
C’est la question du détournement de l’usage. En tant que sociologue, vous partagez ce constat, Vincent Guillaudeux ?
VINCENT GUILLAUDEUX (sociologue, directeur de TMO) : Oui, il existe une dimension opérationnelle et technique qui s’impose aux collectivités, en raison des contraintes environnementales, économiques, démographiques et réglementaires. Le problème, c’est que ces contraintes ont pris beaucoup d’importance et qu’elles finissent par préempter l’ensemble du récit urbain. Du coup, on est plus sur un urbanisme de la nécessité que du désir. À Lille, d’où arrivent Alexis Mariani et Jean Badaroux, c’est un peu différent, on a parlé d’intensité urbaine. La fabrique de la ville ne peut pas être pensée uniquement sous l’angle des contraintes sociales et environnementales, il faut également prendre en compte la diversité des modes de vie, le rapport sensible et émotionnel que les habitants entretiennent à l’égard de la ville. C’est à travers ces dimensions non techniques que les habitants jugent la qualité de leur ville. Ces trois dimensions – sociale, fonctionnelle et émotionnelle – doivent être prises en compte lorsqu’on pense la fabrication de la ville.
Jean-Yves Chapuis, vous avez longtemps été adjoint à l’urbanisme de Rennes, puis délégué de Rennes Métropole aux formes urbaines jusqu’en 2014. Désormais, vous menez une activité de consultant en stratégie urbaine auprès de plusieurs collectivités françaises. Comment concilier ces différentes dimensions de l’art de faire la ville ?
JEAN -YVES CHAPUI S (ancien élu, consultant) : Ce qui me frappe, c’est qu’il faut garder la capacité de l’étonnement, même lorsqu’on est un professionnel. L’urbanisme, c’est une pratique, ce n’est pas une science ! Il doit se nourrir d’un dialogue permanent avec le citoyen. Mais en disant cela, je sais bien qu’il existe deux dangers : la technicité de la ville, qui revient continuellement – on le voit bien avec les écoquartiers, par exemple – et à l’autre bout de la chaîne, le populisme urbain, qui consiste à sanctuariser le discours des gens. Or nous savons bien que nous sommes tous en contradiction permanente sur ces questions. J’ai été élu 31 ans et j’en ai retenu que les gens ne veulent pas vivre ensemble et ne veulent pas vivre en ville ! La première des questions à se poser, c’est : quelle vision de la ville avons-nous ? Il y a un nouveau travail à effectuer, avec une nouvelle ingénierie urbaine : à côté de la compétence technique, il faut avoir une compréhension fine de la société et de ses attentes. Aujourd’hui, les problèmes de la société sont dans la ville. Or, très souvent les élus considèrent que ce sont eux qui font de la stratégie urbaine et que les services ne sont là que pour exécuter. Les services de l’aménagement et de l’urbanisme participent aussi à la stratégie.
N’est-ce pas paradoxal ? Comment se construit ce dialogue entre élus, techniciens et citoyens ?
JEAN-YVES CHAPUIS : Le meilleur dialogue avec les citoyens existe lorsqu’on trouve un dialogue de fond entre les élus et les services techniques. Lorsque les élus vont directement voir les habitants, sans faire un travail avec les services, ils arrivent dans un entonnoir, car manque alors cette capacité à se libérer d’un certain nombre de contraintes. Pour l’élu, ce qui est important, ce n’est pas seulement d’écouter le citoyen mais surtout de comprendre la demande sociale. Prenons un exemple concret : j’ai entendu des élus demander aux habitants ce qu’ils devaient faire pour aménager une place. On peut demander aux riverains les fonctions qu’ils souhaiteraient voir installer, mais il existe aussi sans doute pour cette place d’autres fonctions centrales qui dépassent le cadre du simple voisinage. Prenez l’exemple des Halles à Paris : elles appartiennent autant aux visiteurs qui découvrent Paris en arrivant par le RER qu’aux riverains du quartier ! La ville appartient autant à ceux qui n’y habitent pas qu’à ceux qui y habitent ! L’élu doit construire un récit urbain, il faut beaucoup parler !
Ce dialogue, Alexis Mariani et Jean Badaroux, vous le connaissez bien. Vous l’avez d’ailleurs partagé dans vos fonctions antérieures au sein de la métropole lilloise. Aujourd’hui, forts de vos différentes expériences, comment travaillez-vous à cette production du récit urbain ?
ALEXIS MARIANI : Lorsque je suis arrivé à Rennes, début février, c’est la première chose qui m’a été demandée par la maire de Rennes et le président de Rennes Métropole : travailler sur cette question du récit urbain, pour lui apporter de l’adhésion. C’est ce qui a changé par rapport à l’époque où j’étais en poste à Rennes Métropole entre 2002 et 2008 : la notion de concertation citoyenne telle qu’on la pense habituellement est dépassée. Nous sommes désormais davantage dans l’idée de lier la question de la concertation à celle de la citoyenneté. C’est à travers la discussion sur la ville qu’on va tenter de tirer les gens, et notamment les jeunes des quartiers, vers la citoyenneté, en les faisant se sentir parties prenantes du devenir de cette ville. Parler de l’avenir de la cité, c’est aussi donner de l’espoir sur ce qu’elle peut apporter à chaque habitant. J’ai vraiment le sentiment qu’à travers le récit urbain, on est en train de construire une nouvelle citoyenneté.
Et les formes urbaines, dans tout cela, elles découlent de ce récit, elles en sont la conséquence ?
JEAN BADAROUX : Les formes urbaines sont en effet largement la résultante de ce dialogue. Mais permettezmoi de rebondir sur ce qui vient d’être dit à l’instant. Lorsque Jean-Yves Chapuis considère qu’il ne peut pas y avoir de dialogue élus/citoyens sans un dialogue élus/ services, j’ajouterai pour ma part un dialogue entre les citoyens et les services. Le dispositif ne doit surtout pas agir comme un filtre. On voit trop souvent les techniciens qui conseillent aux habitants de ne pas parler aux élus, en leur disant qu’ils transmettront le message. Alors qu’il existe un lieu, la permanence de l’élu, qui est par nature conçu pour ce dialogue. Il faut donc construire l’échange dans une vraie liberté. Parler, c’est donc important, mais il faut également faire. Nous avons aussi tendance, par rapport à l’expression des citoyens, à nous mettre dans une situation où le citoyen espère agir sur ce que nous faisons. Et par moments, il nous dit ce que nous devrions faire. Souvent, je leur réponds qu’ils pourraient tenter de le faire eux-mêmes ! Il existe en effet un certain nombre de situations pour lesquelles le citoyen est en capacité de faire par lui-même. À Lille, des habitants réclamaient une ferme urbaine : ils auraient pu bâtir le projet et le proposer ! C’est un cas extrême, bien sûr, mais je crois qu’il ne faut pas qu’on oublie cette capacité à ne pas totalement déléguer la fabrication de la ville dans sa totalité.
Vous n’avez pas répondu sur les formes urbaines !
JEAN BADAROUX : C’est vrai, j’y arrive ! Là encore, il n’y a pas de relation causale. Nous ne sommes pas dans un dispositif où telle méthode de dialogue citoyen conduirait à telle ou telle forme de la ville. Le processus créatif de la ville est d’une complexité non réductible à quelques équations ou quelques méthodes. Et puis, il manque sans doute un acteur dans notre échange, c’est l’auteur, au sens créatif du terme : l’architecte et l’urbaniste. Il reste quelque chose d’irréductible, qui s’appelle le talent, audelà des questions de gestion et de méthode. Du coup, tout cela joue sur la forme de la ville, sans la conditionner. Et puis à la fin, il reste une décision à prendre, par l’élu, y compris sur cette question de la forme. Ce côté « j’aime, je n’aime pas », qui est souvent le côté premier et basique de la discussion sur la ville, il faut s’en écarter pour mieux y revenir avec un avis éclairé, mais il reste toujours une part d’acte de foi.
Faire la ville, c’est aussi surmonter de nombreuses oppositions. Comment évoluent les rapports de force ?
VINCENT GUILLAUDEUX : Il n’existe pas de point de vue unique sur ce que doit être une bonne ville ! La ville, c’est un objet de conflit et d’attentes contradictoires. Mais ces attentes ne sont pas toujours bien comprises. Dans la plupart des démarches de concertation, on note par exemple une forte attente de nature en ville. Si on en déduit qu’il faut construire des écocités et des espaces verts, on n’a pas forcément la bonne réponse, car derrière l’attente de nature se cachent en réalité d’autres types de demandes qui n’ont souvent rien à voir avec la question de la nature. Pour prendre un autre exemple, dans les réunions de concertation, on croit qu’on parle d’urbanisme et d’aménagement alors qu’en arrière-fond il est souvent question d’autre chose : de cohabitation, de voisinage, d’entre soi, de vie quotidienne… Il ne faut pas non plus se tromper sur ce que veulent les gens. Lorsqu’on les interroge sur les formes urbaines les plus désirables, ce sont souvent les plus denses qui sont plébiscitées, les centres-villes ou les habitats de faubourg par exemple. En fait, les habitants réclament une certaine forme de densité, mais ils n’aiment pas la densité en rupture et en discontinuité qu’on leur propose parfois.
JEAN-YVES CHAPUIS : Ce que nous dit là Vincent Guillaudeux rejoint le propos de Jean Badaroux et concerne les relations élus/services/citoyens. Il faut une liberté des échanges, y compris entre les services et les citoyens car tous participent à la fabrication de la ville, et les citoyens eux-mêmes, de plus en plus, avec le numérique. Cela repositionne les services dans un rôle nouveau. Actuellement, dans le Grand Lyon, des citoyens et des entreprises s’organisent pour prendre des initiatives dans l’espace public, ce qui interpelle les services d’urbanisme. Il s’agit de créer des communautés éphémères, en fonction de nouvelles problématiques, souvent sociétales. L’administration est donc remise en question. Je pense que c’est au contraire avec les élus et l’administration qu’il convient de travailler. C’est vrai que l’État ne facilite pas cette organisation. Il a tendance à partager la ville en trois : la ville historique relève du Ministère de la culture, la ville dite « normale », c’est l’Équipement et le développement durable, et la ville « malade », c’est la politique de la ville. Et à la télé, on ne voit d’ailleurs qu’elle ! Il y a une mutation complète de la manière dont les services doivent travailler, c’est compliqué. Ils doivent proposer de prendre de nouvelles compétences. Je l’ai d’ailleurs rappelé dans un article récent de la revue Urbanisme (n° 50, novembre 2014).
On entend cette proposition. Comment les services d’urbanisme peuvent-ils y répondre ?
ALEXIS MARIANI : C’est clairement le défi qui nous attend ! Lorsqu’on construit du projet urbain, on utilise des méthodes et des procédures bien balisées par le code de l’urbanisme et de l’environnement, et on peut dérouler tout un planning. Le défi nouveau, c’est que tout en respectant la loi et les codes, nous puissions trouver une manière de faire qui permette d’injecter de l’innovation et de nouvelles approches incluant ces évolutions sociétales. Les techniciens doivent aussi être à l’écoute.
Concrètement, pouvez-vous illustrer cette nouvelle manière de travailler ?
JEAN BADAROUX : Il me semble que la production de la ville rennaise a été largement appuyée par un enjeu de croissance de la population visant à organiser la production de l’habitat, et plutôt bien si l’on en juge par le plus faible taux de ségrégation sociale et spatiale qu’on peut observer ici par rapport à d’autres territoires. Mais derrière cette ambition de faire la ville pour des gens ayant des besoins d’habitat, on trouve le postulat de la croissance économique. Et paradoxalement, il nous a conduits à moins considérer la place de l’entreprise dans le processus de fabrication de la ville. Dans le moteur du projet urbain, on a des gens qui se déplacent, qui consomment, mais peu, me semble-t-il, qui travaillent. Or pourquoi une entreprise a-t-elle intérêt à être ici plutôt que là, en ville ou au contact de la nature ? C’est finalement la question de savoir comment l’entreprise de demain vient impacter la fabrication de la ville. La mixité fonctionnelle, c’est une tarte à la crème, mais la parole de l’entreprise dans cette production me paraît encore faible. Le jour où l’entreprise s’intéressera à la ville, on aura progressé ! Le sujet sur lequel on peut marquer les progrès les plus rapides, à Rennes, c’est me semble-t-il, cette rencontre entre l’entreprise et la ville. Je pense très concrètement à La Courrouze : on développe la mixité fonctionnelle mais encore largement, et sans doute pour de bonnes raisons, dans une logique de zoning. Si on arrivait à s’en affranchir un peu, ce serait un progrès. Prenez l’exemple de Digitaleo, installée en coeur de Courrouze, c’est un bon exemple de libération de cette contrainte de zoning. Et pourtant, on rencontre des difficultés avec cette entreprise du numérique, qui ne nous voit pas, nous les aménageurs de la ZAC, comme un allié objectif. C’est une vraie interpellation.
JEAN-YVES CHAPUIS : J’ajoute un exemple : j’interviens en tant que consultant à Lyon sur le quartier de la Part-Dieu. C’est le plus grand centre commercial d’Unibail après celui des Quatre-temps à la Défense. Le propriétaire envisageait d’engager une petite rénovation superficielle, de quelques millions d’euros. Nous avons organisé un atelier avec des chercheurs comme Gilles Lipovestsky, pour parler de la consommation émotionnelle, évoquer la manière dont les centres commerciaux devraient offrir demain jusqu’à 30 % de mètres carrés gratuits… Il s’agissait de faire prendre conscience qu’à côté des critères purement économiques, il existait aussi des critères urbains. Résultat : Unibail a intégré cette démarche, et va consacrer un budget beaucoup plus important à la rénovation du centre commercial. Autre exemple de communauté éphémère, qui ne coûte pas cher, toujours à Lyon : la mobilité plurielle. Vous n’allez pas augmenter les transports en commun de 20 à 40 %, c’est techniquement et financièrement impossible. En revanche, les mobilités douces vont se développer. J’ai proposé d’aborder le sujet sous l’angle de la santé publique. Il faut que les gens en surpoids fassent de l’exercice, et marchent ! En prenant le plan des espaces verts de Lyon, on a identifié des parcours de modes doux. Cette initiative bénéficie à tous, et elle permet aux Lyonnais de choisir des itinéraires en connaissant les parcours et les durées. Encore un mot sur l’aménagement : à la Part-Dieu, on défend une conception de l’espace public qui doit être fonctionnel, mais aussi ludique, esthétique, éthique. Et arrêtons de toujours vouloir végétaliser l’espace public : j’espère que lorsque sera réaménagée la place du Parlement à Rennes, on ne mettra pas un seul arbre, on retrouvera cette magnifique place pavée avec cette architecture qui forme un tout ! Je pense que les services d’urbanisme doivent inventer une nouvelle ingénierie urbaine.
Vous évoquez les uns et les autres les expérimentations urbaines. La ville doit-elle être un laboratoire ?
VINCENT GUILLAUDEUX : L’expérimentation et l’innovation, c’est d’abord une attente des institutions. L’expérimentation a d’ailleurs un côté un peu anxiogène pour les gens qui attendent des choses généralement assez classiques. Les enjeux de l’expérimentation se situent plutôt dans la manière de concevoir la ville et d’interagir de manière intelligente et utile avec la population. La collectivité doit se mettre situation de faire émerger des paroles contradictoires, voir conflictuelles, qui la pousse à réinterroger son projet. Souvent, le conflit et l’analyse de la demande arrivent trop tard dans le processus, une fois que tout est presque bouclé. Si l’on parvient à faire émerger une contradiction utile à la décision publique, et si les services parviennent à l’interpréter et à la traduire, on fait un pas énorme. Mais cela bouleverse toute la chaîne de production, c’est compliqué !
JEAN -YVES CHAPUIS : On devrait réaliser un dialogue avec les citoyens, hors projet, à travers des visites de quartiers, par exemple. Mais c’est compliqué, car s’il n’y a pas de projet, on va vous accuser de cacher quelque chose, et s’il y en a un, on vous reprochera de tout avoir décidé en amont ! Il faudrait travailler sur une vision, sans qu’il y ait tout de suite des opérations à la clé.
ALEXIS MARIANI : Il ne peut pas y avoir de concertation sans conflit. À Lille, par exemple, on a rencontré un problème de crédibilité de l’action publique lorsqu’on a présenté à des populations en grande difficulté économique des projets d’aménagement de leurs anciens quartiers, à travers des programmes très lourds, comme une écocité… Le préalable à la concertation, c’est la confiance, et celle-ci peut se gagner d’abord par de petites actions, l’aménagement d’un square, un équipement de proximité… Ensuite, il faut bâtir le dialogue sur l’histoire des quartiers. C’est souvent perdu de vue par les habitants. Lorsqu’on leur explique, par exemple à la Courrouze, le passé industriel du site, cela permet de comprendre que l’espace n’a pas toujours été comme il est aujourd’hui, et donc que l’aménagement, c’est le changement. Enfin, il faut se garder des effets de mode : il y a eu le développement durable, les écoquartiers, maintenant on parle des smart cities ou villes intelligentes… La priorité, désormais, c’est d’imaginer la ville évolutive, en ayant à l’esprit qu’un bâtiment, dans 20 ou 30 ans, pourra être restructuré. Le mode constructif, la structure viaire doivent prendre en compte cette possibilité d’évolutivité. L’innovation consiste donc à ne pas figer la ville.
JEAN BADAROUX : J’aimerais revenir un instant sur cette notion d’expérimentation. Attention, les gens ne sont pas des cobayes ! On met aussi assez peu en avant la chance que nous avons ici d’avoir une ville à faire ! Il y a beaucoup de territoires où la ville est plutôt à défaire. Ici, c’est l’inverse, or on le partage peu. Sur la question de l’évolutivité, il faut être conscient des blocages : prenez par exemple les règles de copropriété des immeubles, qui bloquent toute évolution.
JEAN-YVES CHAPUIS : On dit parfois que les projets urbains d’aujourd’hui sont les problèmes de demain ! Mais c’est vrai que dans l’Ouest, on a de la chance. À Metz, 40 % des habitants veulent quitter la ville, à Marseille, c’est 75 %, à Rennes ou à Nantes, ce taux tombe à 15 % seulement. La mixité sociale spatiale est plus facile dans nos villes. La notion de ville multiple est essentielle pour permettre à chacun d’habiter selon ses désirs et ses contraintes.
À ce propos, comment bâtir le récit à l’échelle d’une agglomération comme Rennes, cette fameuse « ville-archipel » dont on pointe certaines limites ?
ALEXIS MARIANI : Le récit de la ville-archipel existe depuis longtemps, au moins chez les élus. La question est de savoir comment on le partage avec les citoyens. L’acte fondateur de ce récit urbain a été le choix fait sur le Programme local de l’habitat, en partageant l’effort de construction des logements neufs sur l’ensemble du territoire. C’est à ce moment-là que la ville de Rennes est sortie de ses murs, non pas physiquement, en franchissant la rocade, mais en partageant son développement avec les communes périphériques. C’est l’axe très fort qui a structuré le projet urbain. Ce qui m’a frappé, en revenant à Rennes 7 ans après, c’est la manière dont ce pari a été tenu dans la durée. Des communes de 3 000 habitants ont réussi à faire des opérations de 600 logements neufs !
Ce pari ne s’est-il pas, tout de même, réalisé au prix d’une certaine uniformité urbaine ?
JEAN-YVES CHAPUIS : Je ne crois pas. Les formes urbaines sont très différentes selon les communes. Il existe un effort d’architecture assez remarquable. Au départ, pourtant, la ceinture verte, c’était une manière de cordon sanitaire pour maintenir les logements sociaux à l’intérieur de la ville-centre. L’agriculture périurbaine sera gérée par les urbanistes, car les SCOT couvrent des territoires très étendus.
JEAN BADAROUX : Sur cette question d’uniformité des formes urbaines, je serai un peu plus réservé que Jean- Yves Chapuis. Je pense qu’il y a quand même un risque, lié aux contraintes économiques et à la capacité de produire à des coûts extrêmement maîtrisés, notamment chez les constructeurs de maisons individuelles, qui font du vrai logement accessible. Ce risque d’appauvrissement existe, d’où une attention particulière qui doit être portée à la question des centres-bourgs. Nous avons besoin de reconquérir une fierté d’habiter qui passe bien souvent par l’identité du centre-bourg. L’appétit actuel pour le renouvellement urbain en centre-bourg représente une réelle opportunité.
JEAN-YVES CHAPUIS : Dans les centres-bourgs comme dans la ville ancienne, on a l’avantage de travailler « à la parcelle » : il est possible de la transformer plus facilement que dans les grands ensembles. Les macro-lots, qui sont actuellement à la mode dans les opérations d’aménagement, risquent de déboucher sur de grandes copropriétés ingérables par la suite.
ALEXIS MARIANI : Vous évoquiez à l’instant les centresbourgs dans les communes de Rennes Métropole. Mais il faut également souligner que l’on recommence à parler du centre-ville de Rennes, qui avait pu être l’un des grands oubliés des années précédentes. Ce qui me semble très fort, c’est qu’on est en train de repenser ce centre-ville comme la centralité d’une métropole. Avec une taille et des fonctions plus importantes. L’un des défis du projet urbain métropolitain va consister à réconcilier à nouveau la transformation du centre-ville de Rennes avec ce qui se passe dans les 42 autres communes de l’agglomération.
JEAN BADAROUX : Finalement, après une période où chacun prenait sa part de la croissance, nous entrons dans une logique où chacun construit son identité, ce qui ne remet pas en cause le modèle fondateur de la ville-archipel.
VINCENT GUILLAUDEUX : Lorsque ce concept a fait son apparition, au milieu des années quatre-vingt, il a séduit par son côté très conservatoire, très en phase avec les entrées identitaires des communes. Il a d’autant mieux fonctionné que l’on s’inscrivait dans une période très dynamique, avec de nombreux marqueurs culturels qui portaient la modernité de la ville : les Transmusicales, les Tombées de la nuit, la piétonnisation du centre historique… Cela montre que la dynamique culturelle est centrale pour faire accepter les transformations urbaines.
Pour conclure, quelle serait l’initiative urbaine que vous aimeriez voir se concrétiser dans cette fabrication de la ville et de la métropole ?
VINCENT GUILLAUDEUX : La mixité sociale s’impose comme une nécessité. C’est très difficile aujourd’hui de concevoir une ville qui ne soit pas mixte. Mais cette mixité ne va pas de soi. Elle ne fonctionne pas toute seule et elle doit être accompagnée. On ne le fait pas suffisamment. On construit des territoires en disant à des gens très différents qu’ils vont devoir cohabiter, sans s’interroger sur les conditions de cette cohabitation, sur ce qui peut la faciliter, la rendre acceptable, voir désirable. Du coup, face aux difficultés, on est souvent en réaction plus qu’en anticipation. Les urbanistes doivent aussi se saisir de cette question.
JEAN-YVES CHAPUIS : L’une des grandes questions, c’est que l’économie change. Les trois-quarts des emplois de demain sont inconnus, deux-tiers des ménages ne sont constitués que d’une ou deux personnes. Il va falloir inventer de nouveaux équipements, des tiers lieux. La solitude urbaine entraîne un autre fonctionnement urbain et humain que l’on imagine mal. Quelle place aussi pour les retraités dans la ville ? Je pense qu’il faut revoir nos manières de travailler, les différentes temporalités. Comment traiter la philosophie des âges de la vie : jusqu’à quel âge est-on jeune ? C’est quoi, un adulte - quelqu’un qui n’a jamais le temps, disait un enfant cité par Pierre-Henri Tavoillot - et à partir de quand est-on vieux ? Vaste question !
JEAN BADAROUX : On doit impérativement apprendre à incorporer davantage la notion de temps dans la fabrication des projets. La durée moyenne de nos opérations, c’est vingt ans ! On doit donc cesser de dire que « ce sera bien quand ce sera terminé », car c’est irrecevable ! L’un des éléments de réponse, c’est sans doute effectivement de trouver des raisons de se réjouir ensemble d’être là. Il existe une vertu importante à la notion de développement durable et de nature, qui rassemble très largement. À travers la culture et la nature, nous avons sans doute les deux éléments qui nous permettent de gérer le temps long.
ALEXIS MARIANI : Ce qui m’a frappé en revenant à Rennes, c’est l’apparition de la notion de régulation. Dans le premier PLH, c’était blanc ou noir, logement aidé ou logement libre. On discute à présent d’une nouvelle catégorie : le logement régulé. Il s’agit d’une nouvelle voie de dialogue entre le public et le privé. À ce titre, la position des acteurs de l’économie mixte est très intéressante, car ils peuvent intervenir dans le champ privé tout en restant garants, via leurs actionnaires publics, de l’intérêt général. Ce sont clairement de nouvelles voies à creuser dans les opérations futures.