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Initiatives urbaines
#21
Rennes 2040 : Le triomphe de la voiture électrique
RÉSUMÉ > Dans notre série prospective Rennes 2040, voici la contribution d’Eric Le Breton et de Bruno Le Corre. Comment se déplacera- t-on en ville en 2040 ? Selon ces deux spécialistes… il ne faut pas s’attendre à des utopies folles. En revanche, les recettes qui s’amorcent aujourd’hui auront dans trente ans droit de cité: vélo, voiture électrique, covoiturage, smartphone, TER…

     Vingt-huit années nous séparent de 2040. C’est beaucoup : le temps d’une génération. C’est peu : les modes d’habiter, l’organisation des territoires et les politiques publiques évoluent sur des temporalités lentes et il ne faut attendre aucune révolution, aucune utopie de bande dessinée d’une prospective de la mobilité à l’horizon 2040. Voire… La révolution, parfois, tient à des riens. Le redéploiement dans les villes des métros et des tramways, la critique radicale de la place de la voiture dans notre société urbaine, l’attention réservée aux piétons et aux vélos, tout cela relevait de l’utopie en 1980, il y a trente ans.
     Nous faisons pour 2040 le pari de fortes inflexions au sein d’un système qui restera lui-même stable. Par stabilité, nous voulons dire que les « ingrédients » des mobilités de demain existent déjà. La voiture électrique et le covoiturage, les smartphones et le vélo font partie du paysage d’aujourd’hui : la technique est déjà en place. Nous ne circulerons pas en soucoupe volante ! Mais nos pratiques quotidiennes et les fonctionnements institutionnels seront profondément redéfinis, dans un « gap » de même ampleur qu’entre 1980 et 2010.
     Nous voici donc en 2040 :

Rupture du lien narcissique à la voiture

     La voiture en propriété et la voiture « solo » (que l’on utilise seul) sont minoritaires. Les plus de 65 ans détiennent encore « leur » voiture remisée dans « leur » garage. Mais les plus jeunes ont rompu ce lien narcissique, ils ont rejeté ce code social. Les prix du carburant ont joué un rôle déterminant dans la modification des pratiques automobiles, mais pas seulement. Les contraintes d’usage de la voiture : les embouteillages, les problèmes de stationnement, le passage obligé par la station-service, et les risques d’accident ont aussi compté. S’est surtout opéré un rejet « culturel » de l’objet lui-même, brutalement considéré comme laid, inutilement compliqué, bruyant, malodorant, trop volumineux, peu ergonomique et mal « désigné », avec tous ces plis et replis où se perdent la monnaie et les papiers… Les pionniers de ce revirement furent d’une part les jeunes qui s’éloignèrent de la voiture pour se libérer d’un permis de conduire très cher et sanctionnant des contenus d’apprentissage compliqués et inutiles. Des questions de code telles que : « Sur une voiture neuve, les pneus installés sur l’essieu avant par rapport à ceux installés sur l’essieu arrière doivent être : de structure identique (oui/non), de type identique (oui/non) » finirent par décourager les jeunes. Ils passent désormais un brevet de conduite simplifié, suffisant pour les voitures électriques « bridées » qui constituent l’essentiel de la flotte en circulation.
     Les mères de famille du périurbain ont également beaucoup pesé dans la rupture avec la voiture solo. Elles étaient épuisées par les trajets en zigzag du matin et du soir, entre le lieu de travail, les courses, les enfants dans leurs différentes écoles, crèches ou nourrices, le pressing, le médecin, le conservatoire, le foot. Elles se sont massivement reportées sur le service de voitures publiques dès sa montée en puissance, autour de 2020. Ce mouvement social silencieux de pionnières du quotidien a été déterminant.

     Un important service de la voiture publique fonctionne à l’échelle d’une agglomération élargie. Il est complémentaire d’un service de transport public qui s’est également étoffé. Le Très grand Rennes (TGR, 65 communes, 700 000 habitants pour 250 000 à Rennes) gère un parc de 60 000 voitures électriques, achetées à PSA Peugeot-Citroën, qui a du coup sauvé son usine de la Janais et recruté 5 000 personnes. Les voitures sont réparties sur 146 parkings dispersés sur le territoire de l’agglomération. Certains sont des points de « pose et dépose » ; d’autres des « parkings services » équipés de quelques boutiques, d’un espace de livraison de colis, d’un petit local d’attente, l’ensemble est surveillé et animé par des personnels.
     Enfin, il existe des « parcs d’échange » où les voitures stationnent à proximité immédiate d’une gare TER et d’un stand de vélos (location et entretien). Ces parcs sont assez richement dotés en boutiques et services : boulanboulangerie, minimarket, presse, pressing, bureaux nomades et, bien sûr, des crèches 24/24-7/7 où les parents laissent volontiers leurs enfants. Les parcs d’échange sont désignés d’une manière particulière : un grand totem visible de loin, des marquages au sol, un habillage du site dans son ensemble qui est assez gai. Ces pôles de croisement de territoires, de flux et de vies, loin d’être les « non-lieux » évoqués par Marc Augé et d’autres nostalgiques du 16e siècle, constituent le coeur de la société.

     Le réseau des voitures publiques est géré au moyen de balises embarquées dans chaque véhicule, de GPS intégrant en continu les feuilles de route que le Central envoie via satellite et corrige en permanence. Ces capacités techniques ne sont pas nouvelles ; elles étaient disponibles en 2010. Le grand nombre de voitures en circulation garantit à chaque utilisateur un temps d’attente maximal de cinq minutes avant de disposer d’un véhicule vers sa destination.
     Tout n’est pas idéal. Ces nouvelles voitures sont étriquées et inconfortables et elles n’avancent que trop lentement. Elles sont équipées d’un système de régulation automatique de la vitesse qui a l’avantage de préserver les vies humaines et l’inconvénient de brider tout le monde à 60 kilomètres à l’heure, agrémentés de nombreux à-coups. C’est un grand sujet de discussion collective, comme l’étaient les embouteillages il y a trente ans ; rien n’est perdu : les ingénieurs s’affairent ! Mais il s’agit largement de protestations de principe.
     Le ralentissement contraint des vitesses a été accepté sans vraie difficulté, contrairement à ce que tout le monde imaginait. La prise de contrôle (partielle) du véhicule a été compensée par un extraordinaire déploiement des smartphones dans toutes les catégories de population, y compris les plus âgées. Le design et surtout l’ergonomie des applications et des sites Internet se sont considérablement améliorés. Il est aujourd’hui réellement facile de travailler à distance à partir d’interfaces vidéo hyperfonctionnelles, de visiter virtuellement des magasins de toutes sortes, d’y faire des courses et de gérer ses livraisons à domicile, de « tchater » à plusieurs copains en temps réel… La tablette est devenue le marqueur principal du mode de vie, en lieu et place de la voiture.

La circulaire « Pour le renouveau des mobilités » du 30-12-2019

     Une vaste réforme du droit du transport a été conduite en 2019, dans le cadre d’une circulaire intitulée « Pour le renouveau des mobilités ». Elle autorise notamment la mise en place d’un système de paiement du service de voitures publiques, géré par le Très grand Rennes et délégué à un groupe privé spécialiste de ce type de service. Au début pourtant, autour des années 2015, les premiers services alors appelés de « covoiturage » et de « voitures partagées » étaient portés par de toutes petites structures privées et associatives.
     La brusque réorientation de la construction automobile française du thermique vers l’électrique, liée aux difficultés de ce secteur et à la flambée des prix du carburant, a fait émerger des majors de la voiture publique. Les groupes de la téléphonie d’une part, de l’électricité d’autre part y contribuent largement. Ils ont propulsé cette innovation en s’appuyant sur de nouvelles techniques de batteries et de rechargement rapide mais aussi sur leurs compétences en communication, en marketing et en lobbying auprès des décideurs.

     Les gammes tarifaires font varier les prix en combinant les moments d’utilisation des véhicules et les fréquences d’usage individuelles. La prise et la dépose de la voiture sont simples. Il suffit d’avoir un compte, qui peut être généré en ligne ; une application smartphone fait office de badge pour ouvrir et démarrer le véhicule et pour s’identifier en montant dans une voiture conduite par quelqu’un d’autre. Le même compte permet d’accéder au réseau de transport en commun et à l’ensemble des deux roues de location, dont la gamme s’est élargie : vélos, vélos avec remorques, vélos électriques, voiturettes à pédales, scooters, etc. Il existe plus de 4 500 points d’accès « deux roues » dans l’agglomération. Un grand nombre est implanté dans les lotissements, dans d’anciens garages réaménagés en « station mobile » qui offrent également des points de recharge pour les véhicules électriques.

     L’offre de TER a été développée par la SNCF. L’entreprise, privatisée, est de moins en moins présente sur les liaisons à grande vitesse. Beaucoup de ces lignes sont désormais exploitées par d’autres sociétés privées qui ont contribué aux financements des infrastructures. Les tarifs « grandes lignes » sont élevés, dans la continuité de la politique tarifaire initiée dans les années 2000. Les TGV sont essentiellement utilisés par les clientèles d’affaires ou aisées qui voyageaient il y a encore 10 ans en avion. Il n’y a d’ailleurs plus de vols intérieurs. L’avion est réservé aux longues distances et est extrêmement coûteux. La SNCF se positionne sur les transports de proximité et les lignes d’agglomération. Le Très grand Rennes est relié à Montfort-sur-Meu, Vitré, Redon, Saint-Malo, Saint-Brieuc par des lignes de trains cadencés. Toutes ces villes sont en quasi continuité urbaine.

     La qualité des services de mobilité accélère l’installation massive des logements et des entreprises sur les couronnes. Les inerties amplifient une tendance qui a inquiété les pouvoirs publics jusqu’en 2025 mais qui est aujourd’hui parfaitement acceptée : les modèles urbains ne sont pas éternels… Le terme de périurbain a disparu. Travailleurs et habitants optent majoritairement et avec plaisir pour cette vie au grand air. Ce choix est facilité par le développement du travail à distance et du e-commerce soutenu par les grandes enseignes commerciales et toutes les formes de livraison des achats. Les architectes ont intégré dans la conception des logements et des entreprises des consignes personnalisées accessibles aux livreurs.
     Les services techniques du Très grand Rennes consacrent l’essentiel de leurs efforts à l’aménagement des couronnes. Des innovations importantes sont apparues dans ce domaine. Les lotissements et les grandes parcelles avec maison isolée ont cédé la place à de nouveaux modèles d’îlots relativement denses où s’imbriquent des maisons et des petits collectifs. La quasi-disparition du garage offre un gain de surface habitable aux ménages. Le Très grand Rennes a aussi beaucoup investi dans la réhabilitation de son patrimoine de routes et de voies urbaines. Les designers et paysagistes ont réussi à redéfinir des ambiances et des usages partagés des voiries. Les vélos traditionnels et électriques y ont une vraie place. Des cars rapides circulent sur des axes verts où ils sont prioritaires quand la demande de mobilité est forte.

     Le centre-ville a perdu beaucoup de son attractivité. Les commerces ferment, y compris les bars et restaurants qui préfèrent s’implanter sur les zones d’activités tertiaires, là où se trouvent les cadres. L’ambiance y devient morose. Seul le quartier de la gare tire son épingle du jeu. Sa refonte totale des années 2020, puis le rapprochement de Rennes et de Paris, en font un centre vivant, animé. Au croisement des TGV et du métro, du tramway est-ouest, des bus et des voitures publiques, le quartier de la gare est le principal centre de Rennes.
     La nouvelle marotte des élus, des experts et des universitaires est « l’américanisation » des agglomérations françaises : couronnes dynamiques, plurifonctionnelles et bien innervées de services mobiles versus centres en déclin.

Un pouvoir « mobilité » partagé avec les habitants

     La gouvernance des mobilités s’est singulièrement compliquée. En 2012, le pouvoir de décider était concentré dans les mains de quelques élus et hauts responsables techniques (directeurs des routes, du poste central de la circulation et des transports publics). Ce paysage simplifié s’est enrichi d’une vingtaine de « maisons de la mobilité », ancrées sur des territoires du Très grand Rennes. Elles abritent des associations d’habitants utilisateurs des transports collectifs, des vélos et du service des voitures publiques. L’enjeu pour le quotidien est sérieux et les habitants se pressent dans ces structures. Les maisons de la mobilité accueillent également des ateliers de réparation des deux roues. Des magasins d’articles de sports et un centre de formation à la mobilité s’y trouvent aussi. L’ensemble est animé par des mobi-ambassadeurs, personnels affectés à l’animation du domaine de la mobilité quotidienne. Ils font de l’information auprès des ménages sur les offres de services, ils assurent la formation des plus jeunes aux dangers de la route, aux possibilités du deuxroues et de la marche, etc. Les présidents – pour l’essentiel des présidentes - des maisons de la mobilité sont réunis dans une fédération qui siège au conseil d’agglomération, à parité avec les élus en charge du dossier.