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Initiatives urbaines
#25
Rennes 2040 : écrans, réchauffement et jeux d’enfants
RÉSUMÉ > La canicule à Noël, des écrans géants place Sainte-Anne, un grand bazar autour de la gare, des radiations au Mont-Saint-Michel… Spécialiste des questions environnementales, Pierre-Philippe Jean laisse libre cours à son imagination pour décrire une métropole rennaise hyperconnectée, un brin déjantée. Mais derrière l’humour du propos, l’auteur pointe un regard vigilant sur les dérives toujours possibles de nos modernismes mal maîtrisés.

     Le petit père était place Sainte-Anne. Sur l’écran géant du centre des Congrès, les images défilaient en accéléré et en relief : « Renover la democratie. Au TNB 2.8 aura lieu un débat-installation participatif... Inventer la démocratie de la 2ème moitié du siècle... »
    « L’évacuation de l’île de sein s’eternise. Le classement de l’île en zone à risque de submersion remonte aux premières années du siècle... Concertation approfondie, solutions durables... Sécurité des personnes, les arrêtés d’évacuation seront exécutés, temps permettant… »
    « Malgre la crise, à l’usine fung shen (ex-psa)... Démarrage d’un nouveau modèle de véhicule spécifique pour les zones contaminées... élus et représentants du personnel... Excellente nouvelle... Emploi et activité à long terme... »
    « Programme de co-developpement entre l’union des pays d’afrique de l’ouest et les régions atlantiques… ne reste plus qu’à trouver les sites d’accueil des produits de nettoyage des sites africains pollués... Un bon bol d’air pour les ports bretons, l’éolien offshore montre des signes d’essoufflement. »
    « En direct du congrès international : “eau, sol, mer” modélisation en 4D... Transfert de nitrates dans les bassins versants... La chambre des bio-industries agricoles souligne la collaboration exemplaire entre les professionnels et l’université... Lever le carcan réglementaire... Assurer la pérennité du développement durable de nos exploitations à taille humaine... »
    Il se crut revenu au siècle dernier, du temps des journaux en papier ! Et le petit père se réveilla lentement, un goût âcre dans la bouche, l’esprit un peu barbouillé. Petit à petit, il reprit pied dans la réalité en se racontant sa journée à venir: c’était bientôt noël et il avait prévu d’aller faire ses cadeaux. Il prendrait son tricycle électrique, ou le busuël, le métro, au gast. Il n’aimait pas trop, peur de glisser dans les escalators et puis surtout il aimait bien le paysage de la ville. Mais le nouveau système d’assistance à la conduite automatique pour économiser l’énergie était aussi prévu pour éviter les àcoups et ne pas bousculer les petits vieux. Il avait hâte de voir ! Pareil pour les horaires avec « l’optimizing energy systemoö». Plus d’horaire fixe, les rames arrivaient en fonction de la demande et de l’énergie consommée. Mais il fallait avoir les nouveaux « mobil terminal ». Lui avait gardé son vieil appareil, il était habitué - ses doigts surtout - aux touches. Mais bon, il avait le temps... Et si tout le monde pouvait l’avoir, ce serait aussi bien... De toute façon, il ferait beau et chaud. Et ça lui plaisait plutôt, les jeunes filles en robes légères à noël.

     Moins drôle pour ses abeilles. « Encore une année mal foutue si ça continue comme ça : trop chaud en hiver, elles n’arrêtent pas de manger alors qu’elles devraient dormir, du coup il faut les nourrir et début janvier ça démarre d’enfer mais il n’y a rien à récolter, nourrir encore et puis au printemps c’est flotte et chaud ou - froid d’ailleurs - et zéro récolte », grommela-t-il en soupirant. « Sans compter tous les produits évidemment. Flotte et chaleur, c’est tout bon pour le mildiou et compagnie et faut bien maintenir la production pour nourrir l’humanité ». Mais ils s’en fichent, des abeilles, avec leurs semences autopollinisatrices ! Décidément pas au bout de ses surprises, il avait même vu des concours de drones pollinisateurs pour jeunes ingénieurs agronomes !
    À propos, il hésitait pour les cadeaux, avec tous ces trucs miniatures qui bougeaient tout seul au soleil. Il avait jeté un oeil sur les enfants jouant dans la cour de l’école d’à côté : du foot, bon, des groupes de trois ou quatre occupés à faire commerce de confidences et de mystères, et aussi des cordes à sauter. On lui avait dit qu’il fallait appeler ça des « jumpstreetfang », très à la mode surtout chez les garçons depuis qu’un gamin, un petit rennais, chinois ou mongol, avait gagné un concours média. C’était plus ou moins traditionnel là-bas, avec des figures imposées, d’autres improvisées ; enfin, pour lui c’était de la corde à sauter. Il en trouverait sans doute une au marché des dons, des trocs et des coops dans le nouveau quartier de la gare. Au départ, ce n’était pas prévu pour ça et ça avait été encore toute une histoire pour que ce soit toléré avec les normes de santé et de sécurité, mais c’était pratique avec les grands espaces libres et surtout tous les transports qui arrivaient là, y compris ceux des marges. Bien sûr, c’était un peu le grand bazar. La dernière fois, un gars lui avait dit qu’il ne trouvait plus sur les marchands automatiques pour aller en train de Saint-Brieuc à Vannes que des billets par Paris. Soit disant qu’étant donné l’encombrement des voies aux alentours de Rennes, comme la SNCF s’engageait sur les heures de départ et d’arrivée, ils ne pouvaient proposer que les LGV sécurisées. C’est garanti et «c’est important pour les entrepreneurs et leurs collaborateurs et nous leur offrons des postes de travail, et un espace dégustation de « slow food-products of terroir », comme dans la pub.
    Mais le bazar, c’était quand même plus sympa et colorié que les centres commerciaux de Saint Grégoire ou de l’Alma. Là bas, on n’y croisait plus que des vieux avec les nouvelles résidences pour seniors construites sur les parkings maintenant à moitié vides. C’était plus rentable, et les consommateurs et les services étaient sur place. Et comme lui avait fait remarquer l’une des ses anciennes voisines un peu vieille France, « on pouvait aussi partager les domestiques » .C’est comme ça qu’elle appelait les jeunes du CSS (care-senior-service). Et ils remplissaient vite leur logement « caddy ». Mais bon, ils n’étaient pas les derniers pour la revente et la débrouille, ils avaient le temps et encore les moyens, ça relançait la consommation…. Le mantra en vigueur depuis bientôt trois quarts de siècle ! Relancer la conso, relancer la conso… En bandeaux pixels sur tous les bas d’écran, d’ordi, de télé, de street ou d’oper-concert ! Depuis qu’on la relançait celle là, peutêtre qu’on l’avait perdue….

     Et puis, il rentrerait à son rythme, tranquille quoi, en passant par les Prairies Saint-Martin et puis la coulée verte de la Bellangerais. Il aimait bien marcher sur ce paradoxe : autrefois préservée pour y faire passer une pénétrante, on y cultivait aujourd’hui du carburant végétal : c’était toujours pour les voitures ! « Les aménageurs retombaient toujours sur leurs pattes », maugréait-il. En tout cas pour les Prairies Saint-Martin, depuis que le système de dépollution végétale des sols y avait été mis au point, des délégations du monde entier s’y succédaient, au grand contentement des élus. Car c’étaient des centaines d’hectares, en zone urbaine, proche des consommateurs qui devenaient potentiellement cultivables; un enjeu déterminant surtout dans les énormes conurbations d’aujourd’hui. Peut-être verrait-il dans la grande volière du 21e siècle les bouvreuils et les martins-pêcheurs qui lui rappelleraient des souvenirs du siècle dernier, une tache noire et vermillon plantée dans les feuillages verts du printemps et un éclair bleu filant sur le canal.
    C’était du temps où les gitans y avaient un camp... Cette époque est bizarre. Eux, les gens du voyage ne voyageaient plus alors que tout le monde, maintenant, grâce aux « écrans », se déplaçait partout. Ou plutôt était partout, mais sans bouger. Souvent, il avait l’impression d’être entouré par les mondes parallèles des écrans de chacun : son voisin avec ses cousins à Douarnenez, celui de devant avec ses parents à Mopti, l’étudiant à côté en famille à Lanrivain, les amoureux à Kandahar, les gamins faisaient le tour des amis : Djibouti, Maurice, Zagreb, Oran…

     Lui, il se contentait de déchiffrer l’écran installé dans le bus. Ce qu’il y lisait ce jour-là, c’était moins drôle. Les pixels s’affolaient en évoquant les contaminations radioactives, du côté du Mont Saint-Michel… « Urgence, santé, sécurité… » Les panneaux situés sur les rives de la Sée sur lesquels étaient écrits en lettres noires sur fond jaune cet avertissement sentencieux : « Il est dangereux de s’aventurer au-delà de cette limite, le niveau de radiation pouvant monter brutalement par suite du fonctionnement des centrales. » Ces panneaux donc, ont été une nouvelle fois subtilisés et déposés dans la nuit au pied du Mont Saint-Michel. Une inscription revendique « des compteurs, pas des menteurs »… Les élus territoriaux « condamnent avec la plus extrême vigueur ces actes irresponsables d’activistes professionnels dont une bonne part étrangers à la région. Ils rappellent qu’après l’accident, toutes les mesures ont fait l’objet de procédures démocratiques, décidées par les Assemblées élues, et approuvées par nos concitoyens puisqu’ils nous ont renouvelés leur confiance. » Le Préfet suprarégional de la Santé et de la Sécurité appelle à la plus grande vigilance, la pénétration sans discernement dans les zones contaminées pouvant exposer les contrevenants à la dose létale légale…. « Toutes les mesures seront prises pour prévenir tout incident. Dans l’intérêt général, elles ne seront pas rendues publiques. L’accès au Mont Saint-Michel demeure autorisé ... »
    Cette fois il s’éveilla brutalement, il s’était rendormi… Décidément. Il se leva et s’habilla, sortit aussitôt. La sonnerie de l’école d’à côté retentit. Peu après, la clameur des gosses envahit la cour et au delà, la rue et l’espace, jusqu’au clocher de Saint-Aubin. Le ciel était bleu et chaud. Une grande perruche verte le traversa, elles étaient arrivées dans les années trente. Les femmes portaient leurs robes légères, il croisa un groupe d’écoliers, c’étaient bientôt les vacances. Il ne reconnut pas la chanson qu’ils chantaient à tue-tête, et puis elle lui sauta dans les oreilles : « en sortant de l’école, nous avons rencontré.... ». Il sourit : Prévert, ta tombe est morte, mais ta poésie vit !