Un voyage d’études en Allemagne orientale et dans deux de ses villes phares, Leipzig et Berlin... occasion rêvée pour dix-huit étudiants en Master Aménagement de se plonger dans le renouvellement urbain version Outre-Rhin.
À Leipzig, la découverte du quartier Plagwitz-Lindenau a révélé tout le dynamisme renaissant d’une ville dévitalisée. Comme en témoigne Valérie, « en partant du centre-ville de Leipzig, je m’attendais à tout concernant le quartier de Plagwitz-Lindenau : rues désertes, bâtiments en ruine, pauvreté visible... Bref, la vision du commun des mortels lorsqu’on lui parle d’un ancien quartier industriel. En tant qu’étudiante à l’étranger, je ne serais pas venue de moi-même parcourir ces rues et visiter ces bâtiments. Cette vision se révèle d’abord assez juste : on a l’impression d’abandon, les façades sont d’un autre temps, comme si nous avions fait un bond de trente voire quarante ans en arrière. Nous marchons un moment, et arrivons à destination, dans ce qui ressemble à une usine désaffectée, le « Spinnerei – from cotton to culture ». Ce site a en fait été investi par des artistes pour en faire des ateliers et un lieu d’expositions ouvert à tous. La ville de Leipzig n’ayant eu pas suffisamment de financements pour réhabiliter ces immenses bâtiments, ce sont les artistes venus de tous horizons qui s’en sont chargés. « Finalement, ma vision initiale du lieu s’est profondément modifiée à l’issue de la visite. »
À notre arrivée dans le quartier de Lindenau, nous avons rencontré notre guide, Leven. Cet artiste d’origine bretonne a étudié aux beaux-arts de Nice. Après un bref passage par Paris, il a décidé de s’établir à Leipzig au milieu des années 2000, dans une colocation d’artistes, et ainsi de profiter des dynamiques artistiques propres à la ville. Il fait partie du réseau de coopération francoallemand Fugitif’. Notre guide nous emmène dans une ancienne filature de coton, la Leipziger Baumwollspinnerei qui employait plus de 2 000 ouvriers durant une grande partie du 20e siècle. Avec la réunification et le passage à l’économie de marché, la recherche de compétitivité a conduit à la fermeture du site en 1993. Les friches formées, s’étendant sur plus de 1 000 hectares, ont été rachetées par trois mécènes industriels, qui ont créé des espaces à caractère commercial, tout en incluant dans le projet la Halle 14, un espace « non-profit » (à but non lucratif) regroupant des artistes et des médiateurs culturels. Ce lieu assure la promotion du site industriel reconverti et la valorisation des arts auprès des populations locales et étrangères.
Cette démarche encourage l’initiation des jeunes publics à l’art, à travers la réalisation de bandes dessinées abordant des thèmes de société (l’avarice par exemple). Ces ateliers au sein de la Halle 14 pourraient également se concrétiser par la création de graffs par ces jeunes, sur la façade d’immeubles désaffectés de la ville, si les capitaux nécessaires sont réunis. Pour pallier le manque chronique de moyens financiers, la municipalité a développé une expertise particulière afin de répondre aux programmes de développement, initiés par l’Union Européenne ou l’État allemand, pour le compte des associations. Cet espace « non-profit » permet à chacun de réfléchir à l’art tout au long de l’année. Il se démarque également par l’organisation d’expositions de renommée internationale accessibles à tous. Cette intégration au sein de ce quartier en difficulté illustre son rôle de créateur de lien social et de dynamisme local.
Aujourd’hui Plagwitz se présente comme un quartier mixte, avec une pépinière de petites et moyennes entreprises, des grandes surfaces commerciales et des usines transformées en « lofts ». Mais quantité de friches industrielles et d’espaces demeurent inoccupés. Contribuant à la mixité urbaine et sociale, les activités créatives ont comblé ce vide et se sont installées de façon spontanée le long de l’axe principal de la Karl-Heine-Strasse.
Ce projet de réhabilitation du patrimoine industriel s’inscrit dans la continuité des activités économiques passées en conservant l’ossature des anciennes infrastructures. Lors de notre passage sur le site, nous avons pu visiter les anciens vestiaires pour femmes qui conservent leur ambiance froide, sans rupture brutale avec l’environnement préexistant. Cela révèle une acceptation du passé industriel du quartier. La ville offre de nos jours de nombreuses opportunités foncières permettant des expérimentations artistiques, à des coûts relativement faibles, ce qui fait cruellement défaut dans les villes « pleines » construites sur le modèle occidental. Leipzig devient même un site d’immigration pour les artistes berlinois, ville pourtant réputée à la pointe de l’art en Europe mais où les prix de l’immobilier augmentent rapidement. Ainsi un fort réseau artistique se forge entre Berlin et Leipzig, et au-delà dans toute l’Europe comme en témoignent le réseau Fugitif’, Leven et les autres artistes internationaux. Leur démarche interdisciplinaire et la mise en réseau sont le socle de leurs actions. Ces deux éléments fondamentaux s’inscrivent dans une logique d’ouverture et de partage. Ils cherchent également à monter des projets dans une perspective alternative. Par exemple le réseau Fugitif’ invite des personnes en résidence dans ses locaux. Aucune exigence de résultats n’est demandée afin que ces personnes puissent avoir le maximum de liberté dans leur travail et puissent sortir des logiques d’objectif et de résultat qui sont habituellement demandées.
Avec ses 532 000 habitants, Leipzig est une des plus grandes agglomérations urbaines en Allemagne orientale. Après la réunification du pays, elle a subi une désindustrialisation massive en raison de l’absence de compétitivité des anciennes entreprises socialistes. Une grave crise économique avec un taux élevé de chômage a frappé la ville à la fin des années 1990.
L’emploi industriel a chuté de 100 000 à seulement 20 000 ouvriers. De nombreuses friches – contenant souvent des bâtiments industriels classés – sont encore visibles dans le tissu urbain.
Si aujourd’hui Leipzig représente l’un des pôles de stabilité de l’Est de l’Allemagne, cette ancienne ville industrielle a dû faire face à partir des années 1990 à un processus de dévitalisation urbaine aggravé. Comme dans la plupart des villes d’Allemagne de l’Est, le phénomène de décroissance urbaine peut y être défini à travers trois grands bouleversements.
Tout d’abord, la seconde guerre mondiale, durant laquelle plus de 50% du centre ville fut détruit, épargnant néanmoins la majorité du patrimoine bâti.
Ensuite, la période de la RDA qui s’est désintéressée des questions de reconstruction et de renouvellement des quartiers anciens, et a, d’une certaine manière, contribué à prolonger les dégâts de la guerre.
Enfin, la réunification, qui a suivi la chute du système socialiste et a provoqué des changements radicaux. Deux processus se sont ainsi développés : d’un côté, l’apparition du phénomène de périurbanisation a déclenché un déplacement des activités économiques et de l’habitat vers la périphérie de la ville ; de l’autre, le déclin économique a entraîné l’abandon de vastes espaces productifs et la formation de friches industrielles. Conséquence brutale : Leipzig a perdu près de 100 000 habitants en 9 ans, les grands ensembles de logements se dégradant progressivement au fur et à mesure qu’ils se vidaient.
Dans ce contexte particulier, la dévitalisation urbaine est donc liée à une crise à la fois démographique, économique, politique et morphologique. Le nombre de logements inoccupés a explosé en une décennie, passant de 30 000 à 60 000 logements vacants. Le parc locatif de la ville, qui représente la grande majorité du parc de logements, est également touché par une insalubrité croissante.
Face à cela, la municipalité de Leipzig s’attaque depuis 2000 au phénomène de décroissance urbaine par une politique volontariste de renouvellement urbain.
L’enjeu de la politique de la « ville perforée », mise en place par la municipalité, est de rendre attractifs les anciens quartiers résidentiels qui souffrent d’une vacance importante (de 30 à 80% des logements des îlots), de délabrement, ainsi que d’une fragilisation des structures sociales et d’un cadre de vie en dégradation.
Pour ce faire la municipalité s’appuie sur trois leviers. Premièrement, elle procède au renouvellement urbain d’une manière intégrée en prenant en compte les dimensions résidentielles, sociales et économiques. Deuxièmement, elle cherche à aérer les grands ensembles, à y diminuer la densité avec des démolitions partielles au profit d’espaces verts en réseau à l’échelle du quartier, à préserver des noyaux de centralité. Enfin, elle a pour ambition d’attirer des propriétaires occupants pour apporter mixité sociale et stabilité aux quartiers.
Leipzig cherche ainsi à valoriser un développement urbain intégré, qui souhaite rendre chaque quartier vivable et attractif pour l’ensemble des groupes sociaux. Le renouvellement urbain se retrouve donc au coeur de cette nouvelle stratégie urbaine. En parallèle de ces opérations coûteuses se réalisent des mégaprojets en centre-ville destinés à diversifier et monter en gamme l’offre commerciale et résidentielle. De nombreux Allemands de l’Ouest investissent ces lofts en centre-ville et participent à un début de gentrification. Ces projets sont laissés en totalité au secteur privé et ont abouti à une transformation drastique du centre-ville de Leipzig en un grand mall commercial à ciel ouvert, fourmillant le jour et désert la nuit. Cette mutation du centre-ville est typique de l’occidentalisation des villes de l’Est de l’Allemagne et du changement de système économique.
À la recherche de nouvelles activités économiques pour remplacer les anciennes industries, la politique locale – comme dans beaucoup d’autres villes en Allemagne – a accompagné le développement des industries créatives et le milieu artistique. Ces industries d’un nouveau genre trouvent leur origine dans la créativité humaine, les compétences et le talent. Elles incluent des secteurs divers comme les arts visuels (peinture, sculpture, photographie…), les arts du spectacle (théâtre, danse…), film et vidéo, télévision et radio, musique, éditions, jeux vidéo, design, architecture et publicité.
Les urbanistes sont souvent fascinés par le potentiel des industries créatives qui contribuent à améliorer la qualité de vie dans une ville et véhiculent une image de marque positive. On a aussi l’espoir que ces activités aident à la stabilisation et à la revitalisation des quartiers délaissés, autour de valeurs comme la culture urbaine, la qualité de l’environnement et la tolérance à l’égard des modes de vie diversifiés. Les jeunes artistes ont aussi besoin d’espace libre et bon marché pour travailler et réaliser leurs projets. Ils plébiscitent les lieux proches du centre-ville qui facilitent les contacts directs.
Toutes ces conditions nécessaires pour attirer les artistes et les travailleurs créatifs sont en place à Leipzig depuis la fin des années 1990, les prix de l’immobilier demeurant très modérés. Les locataires profitent d’un marché immobilier peu tendu (offre surabondante, loyers très accessibles, de l’ordre de 200 euros les 400 m² pour un atelier). Un artiste peut ainsi aisément trouver un lieu pour s’installer dans une des anciennes usines à seulement 3 ou 4 kilomètres du centre-ville, relié facilement par le tramway ou le vélo.
La crise de l’emploi était le seul handicap pour les nouveaux arrivants. C’est la raison pour laquelle les jeunes artistes travaillent souvent leurs projets dans des conditions précaires et dans le cadre d’auto-entreprises. Pour la plupart, ils ne se conforment donc pas à l’image du yuppie qui est souvent associée aux industries créatives.
L’exemple de Leipzig témoigne donc de réussites évidentes, que l’on souhaiterait voir transposées en France. Mais tout n’est pas idyllique dans le monde de la créativité urbaine. Des problèmes persistent : démolitions partielles, ségrégation urbaine, question de la restitution des biens aux propriétaires antérieurs à la réunification… Autant de défis qui restent à relever, prouvant que le renouvellement urbain n’est jamais définitivement gagné, même si des signes encourageants sont à l’oeuvre.