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Contributions
#06
Rennes, capitale de la musique (1939-1940)
RÉSUMÉ > De la fin septembre 1939 à l’été 1940, Rennes fut la capitale de la musique. Trois cents musiciens des orchestres de la Radio, des solistes parmi les plus grands noms de l’époque, des techniciens, et leurs familles y établirent leurs quartiers pendant la « drôle de guerre ». Quatre jours après leur arrivée, avait lieu la première retransmission radiophonique. Le début d’une intense activité qui reçut un accueil enthousiaste des Rennais.

     Il régnait en cette fin d’après-midi du 25 septembre 1939 sur les quais de la gare de Rennes une effervescence indescriptible. La raison? L’arrivée du train spécial amenant de Paris les musiciens des orchestres et chœurs de la Radio, le personnel technique et administratif. La décision d’évacuer la capitale avait été prise par la présidence du Conseil et Rennes choisie à l’unanimité pour son éloignement des frontières allemandes et la présence d’une station régionale de radio .  

Quand débarquent trois cents musiciens

     On vit donc débarquer ce 25 septembre, à Rennes, les quatre-vingts musiciens de l’Orchestre national, les quatre-vingts musiciens de l’orchestre Radio-Lyrique- Symphonique, issu de la fusion des orchestres lyrique et symphonique, les quarante-trois musiciens de l’orchestre de musique légère Messager, né de la contraction des orchestres Louis Ganne et Léo Delibes, les quarante membres de la chorale Yvonne Gouverné, les quarantequatre chanteurs des choeurs Félix Raugel. Leurs chefs respectifs étaient également du voyage: pour l’Orchestre national, Désiré-Emile Ingelbrecht, chef permanent de l’orchestre depuis sa fondation en 1934, avec comme chef adjoint Eugène Bigot, Rennais d’origine, et comme chef de chant, Elsa Barraine, prix de Rome; pour le Radio-Symphonique lyrique, Rhené-Bâton, aux attaches vitréennes et rennaises bien connues, premier chef, avec à ses côtés Jean Clergue, Elie Cohen, Jean Gressier ; pour l’orchestre Messager, William Canterelle, Roger Ellis, Albert Locatelli.
     En tout, plus de trois cents musiciens auxquels il faut ajouter une cinquantaine de solistes, et des plus grands, collaborateurs réguliers de la Radio et de ses orchestres qui devaient impérativement les suivre pour continuer à être présents sur les ondes, une nécessité vitale et artistique. Parmi eux, le violoncelliste Pierre Fournier, les violonistes Roland Charmy et Miguel Candela, la harpiste Lily Laskine, les pianistes Jean Doyen, Vlado Perlemuter, Monique de la Bruchellerie, Marcel Ciampi, Marcelle Meyer, les Casadesus, le quatuor Calvet, les chanteurs Jacques Jansen, Alice Raveau, Madeleine Grey, José Micheletti, etc.…

Des Rennais « d’une surprenante gentillesse »

     On imagine donc sans mal les problèmes qu’il fallut résoudre pour loger, dans la ville, ces hommes et ces femmes et leurs familles : entre cinq cents et six cents personnes. Ingelbrecht habite rue Maréchal Joffre chez une vieille demoiselle, Elsa Barraine 11, rue Gambetta, Eugène Bigot derrière la gare. « Jane Haskil [violon] promène chaque jour son admirable chat tigré, et primé, tout le long du Champ de Mars rennais, et Alice Métehen [violoncelle], à l’autre bout de la ville, dans le quartier chic, contemple de ses fenêtres le plus beau des panoramas. La nuit, elle entend hululer les chouettes; le jour, elle travaille ferme des quatuors de Mozart avec Fride [Madeleine Fride, violon], Jane Haskil, Benedetti-Robin [Suzanne Benedetti, alto]. Raugel et Déré sont logés chez un antiquaire, parmi les meubles précieux, mais Vught [Edmond Vught, violon] dame le pion en vivant dans une demeure seigneuriale où la couronne comtale s’exhibe à chaque pas. » Jamais Rennes n’avait connu une telle concentration d’artistes! La chaleur de l’accueil les surprit – « les gens y sont d’une surprenante gentillesse, d’une serviabilité rare » – et les marqua durablement.
     Il fallait aussi trouver et aménager les lieux et les studios techniques nécessaires à chaque orchestre. Deux musiciens, des altistes, membres de la commission d’orchestre de l’Orchestre national, avaient été dépêchés quelques jours plus tôt pour évaluer la situation locale et poser les premiers jalons. L’orchestre Radio-Lyrique- Symphonique occupa tout naturellement les studios de Radio-Bretagne au dernier étage du Palais du Commerce et l’orchestre Messager trouva refuge dans la grande salle du restaurant Gadby, rue d’Antrain.

     On devait faire vite, le mot d’ordre étant : pas d’interruption de la mission de service public. Pari réussi! Quatre jours après l’arrivée à Rennes des orchestres parisiens, avait lieu la première retransmission radiophonique: le Freischutz, opéra de Weber donné par l’Orchestre national en version de concert.
     C’est donc de Rennes, et presque exclusivement en direct, que va être diffusé l’essentiel de la musique classique entendue sur les ondes nationales (Radio PTT, Paris- Mondial, Radio Paris), avec quelques diffusions internationales en direction de l’Amérique (concerts en direct, de nuit) pendant ce que l’on a coutume d’appeler la « drôle de guerre ». Le rythme est soutenu.
     Les concerts de l’Orchestre national ont lieu le mardi soir (direction Eugène Bigot), le vendredi soir et dimanche midi (direction Ingelbrecht), ceux du Radio-Lyrique-Symphonique le mercredi et le vendredi soir (direction Rhené- Bâton). Les concerts de l’orchestre Messager font l’objet d’un rendez-vous quotidien à 12 h 45: c’est le déjeunerconcert.
     On peut encore entendre chaque jour, et toujours en direct, de nombreux solistes ou ensembles de chambre dans des « moments musicaux » annoncés dans le programme de la radio publié par la presse. Il faut, en outre, tenir compte de l’investissement de ces musiciens dans la vie musicale locale et leur participation – notamment celle de l’Orchestre national – aux cérémonies publiques et concerts de bienfaisance dont les archives municipales ont conservé des traces.

Un bulletin dactylographié pour garder un lien avec les mobilisés

     Le rappel sous les drapeaux a provoqué les fusions évoquées plus haut. La moitié de l’Orchestre national a été mobilisée ce qui a entraîné une nouvelle configuration des pupitres et une féminisation importante. C’est pour garder le contact avec ces musiciens, continuer à les associer à la vie de l’orchestre et leur apporter un soutien moral, qu’Ingelbrecht crée à Rennes le Courrier de l’O.N., un bulletin dactylographié, ronéoté sur du très mauvais papier, dont le premier numéro sort le 5 octobre 1939: censuré dès le 2 novembre, il est interdit un an plus tard par le gouvernement de Vichy. En en-tête, quelques notes de musique, le thème du Livre d’or, bâti sur les lettres formant le nom de l’Orchestre national dans la notation anglo-saxonne, une composition d’Ingelbrecht se présentant comme une série de variations destinées à mettre en valeur chaque pupitre.
     Ce petit journal, à usage interne, est une source d’informations précieuses sur la vie quotidienne de l’orchestre – l’on assiste ainsi à la confection des colis pour les mobilisés –, les programmes détaillés et le public. Il permet aussi de saisir les rapports entretenus entre Ingelbrecht et ses musiciens, son charisme5. On le croit volontiers lorsqu’il dit voir et entendre, au-delà des remplaçants, le son spécifique de chaque titulaire absent. Les permissions sont d’ailleurs l’occasion, pour ces mobilisés, de reprendre leur place au sein de l’orchestre le temps d’un concert et d’y puiser une nouvelle force. Ingelbrecht avait réellement fait de l’Orchestre national une « grande famille ».

     Drôle de guerre, assurément. Alors que la vie quotidienne devient de plus en plus difficile, que l’avenir s’assombrit, Rennes est « habitée » par la musique. Certes, les programmes des déjeuners-concerts ne sont jamais publiés et ceux du Radio-Lyrique-Symphonique irrégulièrement mais leur chef, Rhené-Bâton, confie au journaliste de L’Ouest-Eclair, Pierre Cressard, ses objectifs: « Faire apprécier la musique française si riche, si belle et pourtant ignorée, s’efforcer de jouer pour le micro, s’adresser aux sans-filistes et établir des programmes avec le souci d’arriver à une exécution parfaite6 », une place importante étant réservée à une rétrospective de l’opéra-comique français des 18e et 19e siècles. Nous sommes, par contre, parfaitement renseignés sur les cent quatorze concerts donnés par l’orchestre national entre le 29 septembre 1939 et le 16 juin 1940. La musique française des 19e et 20e siècles est omniprésente: les noms de Berlioz, Gounod, Bizet, Lalo, Saint-Saëns, Chabrier, Massenet, Chausson, Franck, Fauré, Debussy, Ravel, Schmitt, Roussel, Dukas, Milhaud et le Groupe des Six reviennent sans cesse dans les programmes où une place est aussi réservée aux compositeurs bretons, Ropartz, Ladmirault, Le Flem, Aubert. Au titre de la musique étrangère, on trouve les Russes, Sibelius, quelques pages des grands classiques (Bach, Haydn, Mozart, Brahms) et même à deux reprises le nom de Wagner (ouverture de Tannhaüser), réclamé avec insistance par le public, mais Ingelbrecht n’a pas le temps de donner le concert qu’il préparait sous le titre de Wagner contre Hitler.
     L’Orchestre national a aussi pour mission de faire entendre des ouvrages lyriques en version de concert et à Rennes il s’acquitte amplement de cette tâche avec, entre autres, Hippolyte et Aricie, Dardanus et Platée de Rameau, Carmen de Bizet, Le Roi d’Ys de Lalo, Le Roi malgré lui et L’Etoile de Chabrier, Samson et Dalila de Saint-Saëns, Benvenuto Cellini de Berlioz (dont il donne aussi Roméo et Juliette, L’Enfance du Christ et La Damnation de Faust) mais les deux ouvrages les plus marquants sont Boris Godounov, joué (12 avril 1940) dans la version originale de Moussorgski qu’Ingelbrecht fut le premier à faire exécuter en France en 1935, Pelléas et Mélisande de Debussy (10 et 12 janvier, 8 et 16 mars 1940) avec Jacques Jansen (Pelléas), Ginette Guillamat (Mélisande), Henri-Bertrand Etchevery (Golaud). Ingelbrecht monte aussi des concerts à thème, d’autres consacrés à un seul compositeur ou des cycles, une démarche originale à l’époque. Parmi les chefs invités, on retiendra le suisse Ernest Ansermet.

     Les concerts des orchestres de la Radio ne devaient pas être ouverts au public. Ceux du Radio-Lyrique-Symphonique et de l’orchestre Messager ne le furent jamais, leurs locaux ne le permettant de toute façon pas. La situation de l’Orchestre national, installé au théâtre, était différente et Ingelbrecht, impressionné par la chaleur de l’accueil des Rennais, surpris par leur intérêt, leur passion même pour la musique, finit par céder à leur amicale pression. Il ouvre les concerts du dimanche et quelques autres concerts exceptionnels mais à deux conditions : retirer un laissez-passer spécifique et observer le silence le plus total avant que ne s’éteigne la lampe rouge marquant la fin de la retransmission en direct.
     Chaque concert fait salle comble, rassemblant dans une même ferveur des Rennais de longue date ou réfugiés, des étudiants (notamment des khâgnes parisiennes repliées sur Rennes), des écoliers: des jeunes, beaucoup de jeunes ! Et ces moments d’émotion partagée créent un véritable lien affectif entre les chefs, les musiciens et la population: « C’est pourquoi je suis si souvent ému dans cette bonne et jolie ville de Rennes lorsqu’au hasard des jours, je retrouve chez le coiffeur, le lunetier, le libraire et le pharmacien le même sourire de complicité mélomane », confie Ingelbrecht.
     Pour tous, étudiants, commerçants ou autres le concert du dimanche est un but qui donne un sens à leur semaine : « Midi un quart ! À toute allure, nous débouchons sous les arcades du Théâtre, quatre à quatre, nous nous engouffrons dans l’escalier dont le bruit de ferraille nous escorte jusque dans les coulisses. « Ils » sont déjà là! Melle Floirat nous sourit, « Tâchez d’être sages nous souffle “Charles” entre deux portes! Nous voici dans la place; mais reste le labyrinthe, instant dramatique! … Un cri ! Le chef de file tombe et immobilise la colonne. Remises de notre émotion, nous nous acharnons à pousser une porte qu’il fallait tirer… Un soupir de joie: nous sommes les premières. Maintenant « ils » arrivent l’un après l’autre, ces amis bien connus qui nous ignorent. La salle elle-même se remplit. Enfin la porte de droite s’ouvre et le magicien attendu paraît. Des manifestations de sympathie l’accueillent. Il saisit sa baguette, arrête le brouhaha, se retourne vers la salle avec un bon sourire, tandis que s’allume la petite lampe rouge. Enfin!!!  »

« Je suis devenu un admirateur passionné »

     Comment comprendre cet engouement sinon par la révélation de l’excellence artistique. Il est clair que les Rennais et la grande majorité des jeunes parisiens réfugiés n’avaient jamais entendu des artistes de ce niveau, un orchestre d’une telle cohésion, un orchestre permanent de musiciens triés sur le volet. Cet engouement, il est aussi motivé par la découverte de chefs-d’oeuvre, tel Pelléas et Mélisande. Les lettres publiées dans le Courrier de l’O .N. en font la démonstration et certaines font état d’une prise de conscience que la musique élève l’esprit : « Avant de venir ici, je ne savais pas ce que c’était que la musique, et je suis venu d’abord vous entendre par simple curiosité. Puis, je me suis tout de suite senti entraîné si vivement vers les régions élevées où j’aspirais que je suis devenu admirateur passionné. […] Oui, je veux vous le dire, vous avez su créer en nous des états d’âme si élevés, si purs et si forts qu’ils ne sont pas près de s’évanouir (Oh! non Pelléas et Mélisande n’est pas près de s’en aller de moi !). Et cela c’est beaucoup, c’est même à peu près tout, dans une vie. »
     Les concerts entretiennent aussi l’espoir et y assister relève en quelque sorte d’une démarche militante. Le rôle joué par l’Orchestre national n’est pas seulement social, il est politique. Sa présence dans les manifestations et commémorations contribue, en fait, grandement à exalter les sentiments patriotiques.

Le Requiem de Fauré à la cathédrale pour l’anniversaire du 11 novembre

     Un exemple en témoigne: la commémoration, le 11 novembre 1939, de l’armistice de la Première Guerre, dans la cathédrale, avec le Requiem de Fauré, retransmis en direct sur les ondes. À l’Orchestre national s’étaient joints les choeurs Félix Raugel et la chorale Yvonne Gouverné, le baryton Jacques Jansen en était le soliste avec la soprano Ginette Guillamat dans le Pie Jesus: « La vaste cathédrale, ornée de drapeaux et de palmes, reçut sous ses voûtes, le matin, une foule considérable. Vous dire ce que fut le Requiem de Fauré, dans ces conditions, dans ces circonstances, me semble une chose trop difficile… Les altos et les violoncelles chantaient comme jamais ils n’avaient chanté encore; les voix des choeurs montaient sans effort, transparentes, lumineuses, comme des prières, sûres d’atteindre leur but. Une intense émotion étreignait tout le monde; autour de moi, des gens pleuraient. Et lorsque ce fut fini, je vis le visage de votre Chef ravagé, bouleversé tant il avait pensé à vous qui n’étiez pas auprès de lui… Ginette Guillamat, qui avait si purement chanté, laissait encore des larmes couler sur ses joues. »
     Le concert du soir (La Mer de Debussy, Daphnis et Chloé de Ravel, Fauré) « fut écouté dans un silence qui grandissait de minute en minute. […] Ce fut, pour nous, Orchestre national, une victoire magnifique qui fait augurer d’autres victoires… » Valentin Blanchet, le critique musical de L’Ouest-Eclair, a bien saisi ce rôle particulier joué par l’Orchestre national ; au sortir d’une répétition de La Damnation de Faust de Berlioz, donné au profit du comité municipal de secours de guerre, où il a admiré la recherche de perfection d’Ingelbrecht, il le souligne: « L’Orchestre national, c’est la voix de la France, il joue un rôle de premier plan dans notre propagande. »
     Le 17 juin 1940, a lieu le tragique bombardement de la gare de triage de la plaine de Baud qui fait plusieurs milliers de victimes. Le 18 juin, les Allemands entrent dans Rennes. L’activité de la Radio et des orchestres est interrompue. Ingelbrecht institue des répétitions quotidiennes pour entretenir le niveau technique de ses musiciens et leur remonter le moral. Quelques fidèles mélomanes s’y glissent. Les musiciens qui le peuvent sont bientôt autorisés à gagner, par leurs propres moyens, la zone libre. Les services de la Radio ne quittent, toutefois, officiellement Rennes pour Paris puis Marseille que le 12 septembre 1940. Sur le quai comme aux fenêtres du train spécial, l’émotion est palpable: « Désormais, pour nous, la ville n’est plus seulement un nom sur la carte; mais un coeur qui bat, un sourire qui émeut. Ainsi est maintenant Rennes pour nous. Et en emportant dans notre souvenir le charme du décor breton, nous y ajouterons le trésor de nos amitiés ardentes. Merci, Rennes, et au Revoir. »