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Contributions
#06
La Bretagne a-t-elle la
« taille européenne » ? (mauvaise question et fausses solutions)
RÉSUMÉ > Comme la Bretagne, toutes les régions veulent avoir la « taille européenne ». Mais comment la mesurer? Yves Morvan montre que ni la surface géographique, ni la population, ni le poids économique, ni l’importance des budgets ne sont des critères satisfaisants. Le bon critère, c’est plutôt la surface fonctionnelle des régions, c’est-à-dire leurs capacités à définir des stratégies et à les mettre en place, bref à gouverner au cœur de réseaux multiples et complexes.

     Les régions possèdent-elles la « taille européenne », cette fameuse taille optimale qui devrait leur permettre de rivaliser avec leurs homologues européens, souvent réputés plus grands et plus puissants? En France, la réponse est traditionnellement négative, à part, peut-être, quelques rares régions qui sont toujours bien classées dans les palmarès européens: l’Île-de-France et Rhône-Alpes, entre autres…

     À l’évidence, cette question de la « bonne taille » n’est pas nouvelle. Pour certains, elle est même éculée. Pire: elle soulèverait de faux débats qui contribueraient à occulter les problèmes essentiels; il vaudrait mieux se préoccuper de promouvoir quelques « métropoles d’entrainement », car ce sont désormais elles qui vont animer les territoires, comme cela se murmure à tous les échelons de la République… Pour d’autres, cette question quasi-obsessionnelle de la taille des régions est essentielle parce que les régions vont de plus en plus se révéler comme les espaces pertinents pour définir de véritables stratégies économiques et sociales, au cœur d’une concurrence mondialisée entre territoires : elles doivent donc être « fortes ». On en déduit souvent qu’il faut alors repenser toutes sortes de découpages géographiques pour peser vraiment. Ainsi, ne faudrait-il pas adjoindre la Loire-Atlantique à la Bretagne pour qu’elle puisse enfin posséder une véritable « taille européenne »? Ou, mieux, la marier avec les Pays de la Loire et le Poitou-Charentes au sein d’un « grand Ouest » reconstitué? Ou, mieux encore, l’insérer dans l’une des cinq ou six grandes régions françaises, comme plusieurs schémas nationaux l’envisagent? Depuis la création des régions, en 1955, les projets n’ont pas manqué…

     Mais peut-on définir vraiment une « bonne taille »? Et comment? Et pourquoi?... Disons que la définition d’une taille d’une région n’a pas beaucoup de sens, que la « région-standard » n’existe pas et que, de toutes les façons, la taille est moins une question de gabarit qu’affaire d’importance de « pouvoirs fonctionnels », surtout dans une économie ouverte, faite de réseaux de toutes sortes.  

     La bataille des indicateurs fait rage: par rapport à quoi peut-on dire qu’une région est « trop petite », ou « pas assez grande »?
     Par rapport à sa surface géographique? Critère bien trompeur, puisque certaines régions, qu’on dit « trop petites » au regard de leurs performances de tous ordres, sont parmi les plus étendues: Midi-Pyrénées a une surface bien supérieure à celle de la Belgique toute entière; l’Alsace, pourtant la moins étendue des régions métropolitaines, est bien plus grande que le Luxembourg, ou que n’importe quelle région belge, ou même que la moitié des régions allemandes… Quant à la Bretagne elle-même, d’une taille dans la bonne moyenne des régions européennes, elle est non seulement plus vaste que chacune des régions belges, hollandaises, mais aussi que la plupart des régions italiennes et même que plusieurs régions allemandes; elle est même plus vaste que l’État américain du Mississipi !...
     À l’inverse, les régions qu’on considère comme très grandes au regard de leurs performances, sont souvent parmi les moins étendues, comme la région de Brême ou de Hambourg! Poids économique et poids géographique ne sont pas corrélés…
     S’agit-il d’estimer la taille d’une région par son nombre d’habitants ou par le taux de croissance de sa population? Pourquoi pas!... Certes, cela donnerait une bonne idée de son poids démographique… mais ne nous renseignerait pas sur bon nombre des autres caractéristiques dominantes d’une région (son économie, ses emplois, son budget…), bien peu corrélées avec l’importance de sa population… Ainsi, la Bretagne, si elle a une population inférieure à la quasi-totalité des länders allemands, (mais supérieure à celle de la Sarre ou du Schleswig-Holstein), est plus peuplée que beaucoup des Communautés autonomes espagnoles (Galice, Asturies, Pays-Basque…), ou que chacune des provinces danoises ou suédoises, (et même que l’État américain du Nevada!). Qui plus est, dans un classement mêlant pays et régions, elle se révèle plus peuplée qu’au moins onze nations européennes (Lituanie- Estonie, Luxembourg, Lettonie, etc.).
     Ne pourrait-on pas alors estimer, avec profit, la taille des régions par leur poids économique? Mesure pleine de bon sens, a priori, puisqu’elle traduit bien une certaine forme de développement et de puissance. Mais encore faudrait-il s’entendre, de ce point de vue, sur le bon critère: que retenir précisément ? Le produit intérieur brut (PIB), comme cela est le plus traditionnel, ou le PIB par habitant ? Ou le PIB par actif ? Ou les revenus par habitant (ou ménage) ? Rien d’évident, d’autant que ces critères ne sont pas corrélés entre eux, ne serait-ce notamment, en ce qui concerne les revenus, que parce que les politiques de redistribution de l’État sont très différentes d’un pays à un autre et que cela change tout dans l’estimation des niveaux de vie… Ainsi, dans cette optique, bon nombre de classements hissent la Bretagne au niveau de certaines (petites) nations, et même au niveau de certaines régions des plus puissantes, en termes de PIB (Rhénanie-Palatinat, Pays Basque ou Hollande du Sud) ou de PIB par habitant (Ombrie, Devon, Asturies, Basse- Saxe…).
     Pourquoi ne pas estimer enfin le poids des régions par l’importance de leurs budgets ? Il est à craindre que ceci ne puisse pas signifier grand-chose, car les budgets n’ont pas du tout la même portée selon que les régions ne sont que des collectivités mises en place par l’État pour appliquer sa politique ou, au contraire, selon qu’elles agissent en toute autonomie vis-à-vis de lui ; selon aussi que les régions ont autorité sur les autres collectivités (villes, départements…), comme cela se trouve dans certains pays, ou, au contraire selon qu’elles sont quasi obligatoirement conduites à un certain partenariat, comme cela est le cas en France. Afficher la faiblesse des budgets des régions françaises, ce n’est que faire apparaître le faible niveau de décentralisation de notre pays. La taille du territoire n’a rien à voir. On n’a pas affaire aux mêmes régions. C’est tout.

     En effet, non seulement aucun critère réaliste ne permet de définir une « bonne taille », mais, qui plus est, la notion de « région » est elle-même sujette à variation. Certes, le jargon bruxellois a fait de ce qu’on appelle le niveau NUTS la base du découpage des régions, mais leurs listes varient souvent dans certains pays; de surcroit, et c’est cela qui est important, elle possèdent des statuts différents, selon les rapports qu’elles entretiennent avec les autres collectivités, ou, selon les rapports qu’elles entretiennent avec l’État : appartiennent-elles à un État fédéral (Belgique, Allemagne…), disposant d’une grande autonomie ou à un État décentralisé (Royaume-Uni, France…) ? Pire, à l’intérieur d’un même État, les contours et pouvoirs des régions peuvent varier. En France elle-même, la Corse n’a pas les mêmes institutions que la Bretagne, ni que les régions d’Outre-mer…
     Tout fait donc que les régions prennent des sens différents d’un pays à un autre. La « taille optimale » ne peut pas se définir par une surface cadastrale ou une densité démographique. Et vouloir accroître la taille des régions par des élargissements, des mariages, des réunifications ne changera rien à l’affaire (même si, ici ou là, on développe quelques économies d’échelle). « Trois grenouilles, même bien gonflées, ne feront jamais un boeuf », a noté le géographe Roger Brunet.

     À bien des égards, on peut approcher la véritable taille des régions par leur surface fonctionnelle, c’est-à-dire par leurs capacités à définir des stratégies et à les mettre en place, bref à gouverner… Concrètement, cela peut s’estimer à l’aune d’au moins trois éléments : tout d’abord à l’aune de leurs compétences propres ou de celles qu’elles détiennent, seules ou en partage, avec l’État ; ensuite à l’aune de leur détention d’un certain « pouvoir de gouvernance », ce qui suppose de posséder des prérogatives adaptées (telles les possibilités de tutelle sur les autres collectivités, ce qui reste incongru en France), de posséder aussi des outils financiers (possibilité ou non de lever des impôts) ainsi que des capacités juridiques (pouvoir de définir des normes); enfin, à l’aune de leur capacité à négocier avec d’autres collectivités (avec l’Union européenne, par exemple)… A cet égard, soit dit en passant, renforcer le pouvoir des régions dans ces directions n’est certes pas l’orientation suivie par les projets de réforme territoriale actuellement discutés.

     Une dernière remarque qui fait aussi qu’on ne peut pas estimer la taille d’une région à partir d’une mesure simple et fermée, faisant croire que ses limites sont bien définies : c’est que les régions sont des espaces ouverts, et qu’il y a belle lurette que pouvoirs politiques et pouvoirs économiques, financiers, sociaux ne coïncident pas sur un même territoire. Les véritables limites des régions sont fonction de l’ampleur des réseaux qu’elles ont su tisser autour d’elles, ou de l’ampleur des réseaux dans lesquels elles s’inscrivent. Leur géographie réelle est donc variable selon la nature des problèmes envisagés, tandis que les pouvoirs se dispersent à travers toutes sortes de ramifications et dans de nombreuses sphères d’autorités voisines…
     À la limite, il faut contester l’histoire qui nous livrerait des territoires bornés, bâtis pour l’éternité, avec leurs fameuses « vocations » et leur géographie incontournable, même si ces territoires se comportent comme tels, avec leurs drapeaux, leurs logos, leurs argumentaires promotionnels (presque partout les mêmes!), leurs signes identitaires et leurs médailles d’or dans les classements de tel ou tel mensuel. Ils sont, bien sûr, tous « au coeur de l’Europe » et au « carrefour de tous les échanges », clamant leur gloire d’un côté, et tendant la main d’un autre, parce qu’ils se considèrent souvent comme délaissés! Certains territoires cédant au syndrome de l’isolat, vont même jusqu’à exiger que tous les étudiants diplômés de leurs universités trouvent uniquement des emplois sur place, comme si elles étaient de véritables-économies-monde à elles seules !
     En tous cas, quand les régions sont ainsi insérées dans les écheveaux de la mondialisation, il convient donc de préférer à l’idée de « territoire-espaces » l’idée de « territoires- réseaux »; et dans cette optique, tandis que bon nombre de régions se comportent comme si elles étaient en guerre, les constructions d’euros-régions, les créations de puissantes relations entre régions et la coopération interrégionale constituent (entre autres) des stratégies centrales de développement, s’opérant au-delà des concurrences stériles, souvent vaines et onéreuses auxquelles elles se livrent, au-delà de leurs prises de guerre et rapts réciproques, faisant finalement fi de la conquête de leurs fameuses « tailles optimales » européennes.