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Rennes des écrivains
#19
Didier Lahais :
Rennes, climat tempéré ?
RÉSUMÉ > C’est un Rennes sensible, issu des sensations de l’enfance qu’évoque Didier Lahais dans ce texte. Il n’a jamais quitté cette ville depuis sa naissance en 1958. Didier Lahais a publié son premier roman, Lettre à Jean,en 2002 chez Arléa. Le livre obtint le Grand prix de la Ville de Rennes et eut droit à un “coup de cœur” de Jérôme Garcin dans Le Nouvel Observateur. Depuis, deux autres romans ont suivi, édités à La Part Commune: Auguste pour l’éternité en 2008, puis Le Bonheur possible en 2011 (voir le compte-rendu de ce livre dans Place Publique n° 16, mars-avril 2012). Didier Lahais a été bibliothécaire à la ville de Rennes pendant 13 ans puis responsable de la CFDT de l’administration municipale rennaise également pendant 13 ans. Actuellement, il est le secrétaire d’un syndicat départemental de la CFDT.

     Je remonte à la maison par les chemins, entre les jardins. Parfums de troènes et de chèvrefeuille, d’herbe coupée. C’est samedi. Soirée. Vie tranquille. Province au ciel bleu.

     J’avais quinze ans ou alentour. Déjà je flânais. Ce n’était pas des chemins, on n’avait pas encore réinventé la campagne dans la ville. Mais les mêmes parfums débordaient les murs des jardins. Quartier Jeanne d’Arc. Trottoirs sans bordures, monde lent, hésitant. En attente.

     Parler de ma ville. Natale. Maternelle. Lorsque je veux dire natale, je dis toujours maternelle. Natale ne me vient jamais à l’esprit. Je dois chercher le mot, me forcer. Sortir des parfums lourds des printemps du quartier d’alors, des taches de lumière devinées dans les failles des haies, des fantasmes rôdant, pour revenir aux avenues lancées vers l’avenir, aux immeubles conquérant le ciel, au naître vraiment, au grandir, à la fin des saisons d’enfance. 

On jouait dans la cour


     Dans cette ville où je suis né, la rue qui part de ma maison n’est pas une rue. C’est toujours ma maison. Le boulevard qui le prolonge et la place et les autres rues encore jusqu’au centre-ville, jusqu’à son coeur brûlant des après-midis d’été, c’est encore ma maison. Le monde d’ailleurs ne commence qu’aux frontières de la ville.
     Et toutes les saisons y sont les plus belles. Aujourd’hui c’est le dernier jour de juin. La porte ouverte vers la liberté. Lorsqu’on ne partait pas en vacances on refaisait une pièce de l’appartement. Et puis on jouait dans la cour. Rennes est une ville de jardins devinés des fenêtres des immeubles de ces années-là. D’une nature apprivoisée par l’imagination et les parfums errants. Je ne parle que de moi. D’autres alors auront joué dans ces jardins. Je n’aurai vécu que le rêve.
     Au commencement, Rennes n’existe pas. On est ici, on pourrait être ailleurs. Les cerisiers gorgés d’oiseaux gourmands sont partout les mêmes, comme les étés étouffants, mats et immobiles. Mais septembre advient avec ses rêves et ses peurs. La maîtresse nous dit qu’elle va partir, très loin, à Lyon. Il y a donc un ailleurs. Je suis de quelque part. Mon espace est celui d’une ville qui porte aussi un nom. Rennes naît et mon corps va naître à ses rues, à ses places, à ses mystères. Mon geste y poursuivra celui de mes parents.

Les graviers crissants du Thabor


     On prend le bus près de l’octroi de Paris. On arrive en ville. J’arpente, je divague. Royaume où se concentre le monde. Je ne sais pas encore qui l’habite, ni la richesse ni les « situations », ni ce qui l’aura faite comme je la découvre. Il y a seulement dans la cour de l’immeuble quelques DS, une Ariane et puis rue Beaumarchais la mère de Guy qui le matin m’embarque dans son Aronde. Il y a le Thabor, les graviers crissant sous les semelles des dimanches, un ennui diffus. 1968? 69? Avant ou après ce mois dont la radio rapportait au repas du soir les bruits désordonnés, les explosions, les paroles violentes? Première irruption du monde, première échappée de l’ordinaire des jours. Les parents avaient raconté la guerre, le bombardement du Mail, les soirs aussi autour de la radio, les échappées en vélo pour l’approvisionnement dans les fermes, vers Aubigné ou Châteaubourg.
     Il faudra peut-être recommencer si on venait à manquer… L’école de l’Assomption a fermé ses portes, les étudiants de Beaulieu sont venus menacer de tout casser sans doute et le temps est lent, et le soleil est bon, la liberté de l’été plus tôt advenue.

Le triangle d’or des jeudis d’avant Noël


     Et le soleil de ces printemps m’ouvre le coeur lumineux de la ville. Nous grandissons ensemble. Elle m’impatiente comme le siècle l’impatiente. J’ai onze ans, douze ou treize peut-être. L’odeur des pralines à la braderie, le frôlement des robes, les hanches chaloupées, les camelots, les choses, les objets, l’abondance et la chair, le soleil, le soleil… Il fait toujours soleil dans la mémoire, il fait toujours cette chaleur qui prend les reins et donne goût de vivre. L’hiver, le circuit 24 dans les grands magasins. C’était sans doute un peu plus tôt dans cette histoire mais c’est la même chose, la flânerie, le rêve, le si beau temps perdu des enfances et des adolescences. Le triangle d’or des jeudis d’avant Noël montait des Nouvelles- Galeries aux Magasins-Modernes avant de redescendre vers Prisunic, au milieu de la rue d’Orléans.
     Je ne savais pas grand chose du reste du monde. Rennes est une gangue. Elle veut nous retenir en son passé mais ne peut résister pourtant au monde qui la frappe. Elle fait ce qu’il faut, elle modernise, elle construit, les grands-parents quittent les rues bordant le centre- ville pour la Zup Sud, suivant ce mouvement des villes qui rejette sur ses franges son identité. À la messe de minuit, on ne chante plus Minuit-Chrétien mais guitare et batterie balbutient une modernité timide. On bricole encore des mobylettes, on rêve d’un biplace qu’on ne se paiera jamais et qu’on compense en se tenant bien en arrière sur le siège, dos aplati et tête conquérante.

La retenue de Rennes me retient


     Place Bernanos on prend la pose à coté des auto-tampons. Certains vont à Saint-Augustin, je continue Jeanne-d’Arc par habitude et pour retrouver les copains. Salvador Allende meurt, la conscience émerge et se pose alentour, où elle peut, en vrac, on triera plus tard. On coud des triskells sur les manches des pulls, on regarde de haut les parents qui n’ont sans doute rien compris à rien, serviteurs volontaires d’un monde qui les broie. On a la maladresse et la cruauté quotidienne et facile. Rennes ressemble en ses modernités naissantes au reste du pays, épris d’une liberté plus belle il faut croire que celle que nos parents avait payé de sang, rêvant d’autres richesses que celle de l’argent, généreuse et violente, gourmande, intolérante.
     Moins qu’ailleurs peut-être. Ceux qui partent le sauront. Je reste. La retenue de Rennes me retient. Une manière de vivre ou un empêchement. À Rennes les fontaines ont si peu d’eau. Mais les soirs d’été y sont doux. Comme la manière et le geste. Comme l’idée. Nos Figures y nourrissent des envies d’harmonie. Prenant un verre en haut des Lices, je me souviens de Charles Tillon qui y grandit dans le café de ses parents. De son courage et de ses luttes qui ne justifièrent à ses yeux aucune dictature. Et qui le paya.

Rennes me ressemble…


     Je reste. La ville s’ouvre en rosissant de tant d’audace. Balancement des temps, mouvement lent vers la raison qui dit que vivre vaut mieux que la mort lente de l’ennui. Pourtant l’ennui m’allait qui me laissait en paix dans les parfums des rues. Mais il faut vivre, gagner sa vie, défier l’avenir, y croire! Forcer une nature dont le mouvement incline au rêve, au vagabondage, à ce qui semble inutile aux forts. Est-ce la ville dont je parle, ou est-ce moi? C’est la ville et c’est moi. J’ai grandi, je suis parti de la maison, j’ai dégagé l’espace vers la mer. Nous respirons ensemble. La vieille bourgeoisie se tait et se terre. Pour longtemps. Une autre monte, qui n’en porte pas encore le nom. Chasser le naturel, il revient au petit trot des situations naissantes. Confort et conscience, intérêt et progrès. Social s’entend. Sincérité.
     Version tempérée d’un pays qui change. Climat doux. On fait ce qu’on peut pour amortir la dureté des temps, on invente des digues, on essaie. On ne s’oublie pas pour autant. On deviendra moderne et rock, underground et contemporain, opéra et à l’aise. Transgression admise et convenance. La chanson des rues rase les murs.
     Je n’ai jamais cessé de flâner, d’arpenter, de m’y perdre. Rennes me ressemble et c’est moi que j’y cherche. Ce sont mes questions que j’y croise sans cesse. Mes tiraillements. Un monde si fragile et de si belles villes? Cette impression diffuse d’une course sans but… Elle me sait injuste par amour, tant je la voudrais comme elle ne peut être, égale en ce qu’elle offre à tout humain. Rue Danton, une maison me fit longtemps rêver. Elle ressemblait à celle que j’avais en moi. Je passais tous les jours devant. Un matin je vis son jardin investit de pelleteuses. Le soir il n’en restait plus rien. Un immeuble aux couleurs vives a pris sa place, jardinières et vélos aux balcons, vie recommencée. Un enfant y grandit peut-être en rêvant des jardins qui l’entourent. Rennes va bientôt naître en lui.