Rennes et le Tour,
une passion moyenne
La première est celle d’un champion cycliste de haut rang. Entraîné très jeune dans la roue de son aîné le long des routes d’Ille-et-Vilaine, l’enfant de Saint-Méen remporta à l’âge de 19 ans à Budapest le titre de champion du monde universitaire de cyclisme sur route. Ce podium illustre ce que la personnalité de Jean a d’atypique. Rares étaient alors les étudiants qui s’adonnaient au cyclisme de haut niveau. Très rares étaient les cyclistes qui s’asseyaient sur les bancs de l’université.
Étudiant en anglais à la faculté des lettres de Rennes, Jean décide après sa licence obtenue en 1951 de se vouer à la rude existence de cycliste professionnel. Il court les Tours de France, d’Italie et d’Espagne, remporte le Tour du Morbihan (1953), le Paris-Nice (1956), le Gênes-Nice (1956). Puis il met fin à sa carrière car la guerre d’Algérie le requiert sous les drapeaux et que surtout il refuse le dopage. Une deuxième vie professionnelle court tout au long de la décennie soixante. Jean Bobet devient journaliste sportif. D’abord à L’Équipe puis à Radio-Luxembourg dont il devient le directeur des sports. Il signera aussi au Monde et contribuera à l’émission Cinq colonnes à la une.
Une troisième vie attend Jean Bobet, celle de chef d’entreprise : à partir de 1969 le cycliste-journaliste rejoint l’établissement de thalassothérapie créé à Quiberon par son frère Louison (décédé en 1983). Il en sera le directeur comme il dirigera les thalassos du Crouesty et de Biarritz. Il prend sa retraite en 1996 et revient vivre à Rennes avec son épouse Madeleine, qui était étudiante avec lui à la faculté de Rennes. Et c’est une quatrième vie qu’il nous faut citer : celle du Jean Bobet écrivain. On lui doit une demi-douzaine de livres, bien sûr autour du cyclisme mais échappant tous à la plate corvée des témoignages convenus. D’un titre à l’autre, Bobet affirme un vrai tempérament littéraire fait de finesse, d’exactitude et de narration délicate. Citons Louison Bobet, une vélobiographie (Gallimard), Rennes au temps des vélodromes (Cristel), Lapize, celui-là était un as (La Table Ronde, Grand prix de la littérature sportive en 2003), Demain on roule (même éditeur), Le vélo à l’heure allemande (id.). Enfin À vélo & ailleurs, un recueil de nouvelles sorti au Pas d’oiseau en 2009.
Pour Place Publique, Jean Bobet n’a pas hésité à reprendre la plume pour parler du Tour de France qui sera dans la ville en ce mois de juillet. On y voit que derrière le vélo et son histoire, c’est tout un esprit de Rennes, la personnalité de la ville et son humeur particulière qui se dévoilent.
Le Tour de France – le Tour de France à vélo s’entend – est né en 1903 par la volonté d’un homme, Henri Desgrange, directeur du journal… L’Auto. Il a pris la route le 1er juillet. Le premier coureur engagé, un certain Maurice Garin, fut aussi le premier à l’arrivée à Paris le 19 juillet après avoir parcouru 2 428 kilomètres à la moyenne effarante de 25,679 km/h. Ce Maurice Garin devenait ainsi le premier Géant de la Route. Il mesurait 1 mètre 63.
En 1905, Desgrange, qui n’aimait que le grand et le beau, fit passer sa course de six à onze étapes et Rennes apparut sur le parcours. En raison de graves incidents survenus l’année précédente, les arrivées d’étape étaient tenues secrètes, à part le nom de la ville. Il était convenu que les coureurs se produisaient ensuite face au public des vélodromes où ils disputaient quelques primes. Le 27 juillet 1905, l’arrivée de l’étape La Rochelle-Rennes a lieu à Bel-Air, aujourd’hui quartier de la Poterie, au milieu de curieux d’autant plus enthousiastes que le vainqueur est Trousselier, celui-là même qui avait remporté la course Paris-Rennes en 1902. Très populaire, le public l’appelait Troutrou comme soixante ans plus tard, Poulidor allait devenir Poupou
Sauf que la ville et le Vélocipède Club Rennais (le VCR), hôtes de la manifestation, n’ont rien prévu pour accueillir au vélodrome les vingt-sept glorieux survivants de l’épreuve (ils étaient soixante au départ). À la diffé- rence des autres villes, Rennes passe à côté de l’événement. Certes le VCR offre un champagne d’honneur aux organisateurs et aux coureurs mais la presse locale s’enflamme. L’Ouest Éclair, Le Nouvelliste et Le Rennais ne trouvent pas de mots assez durs pour condamner les responsables. C’est bien simple, peut-on lire, « à Rennes, la marche des écrivains est de rigueur ». Malheureux écrivains ! Plus grave, le représentant d’Henri Desgrange à ce fameux champagne se montre surpris, voire contrarié, par le manque de ferveur de l’assistance. Conséquence ou coïncidence, le Tour ne reviendra à Rennes que… vingt-huit ans plus tard, en 1933.
Cette année-là, c’est à nouveau une étape La RochelleRennes qui se déroule le 21 juillet. Les Rennais sont impatients de découvrir une course qui a bien changé. C’est l’époque d’André Leducq, d’Antonin Magne et des succès répétés de l’équipe de France. Hélas, le rendez-vous n’est pas à la hauteur. La fête est manquée. D’abord, l’arrivée au vélodrome est tumultueuse et le premier sur la ligne, le Français Le Greves est déclassé au profit d’un Belge, Jean Aerts. Les spectateurs manifestent leur mécontentement. Dans le même temps, Henri Desgrange, encore lui, pique une colère terrible. Il n’admet pas que les coureurs aient flâné tout au long de la journée, accumulant ainsi un retard inadmissible sur l’horaire. Il les punit en supprimant les prix et les primes prévus. Dans sa fureur, il punit aussi le public rennais pour son indiscipline et décrète que pour le prochain Tour, il n’y aura pas d’étape à Rennes. Le motif surprend parce que le public rennais est plutôt décrit comme apathique.
On constate en effet que le spectacle sportif, lorsqu’il n’est pas gratuit, n’excite pas spécialement les Rennais alors que des foules énormes se pressent en ville pour assister à des manifestations profanes ou religieuses tels que défilés de chars ou Fête Dieu. Malgré ses efforts, le Vélo Club n’y arrive pas. Peu avant l’étape du Tour de France, il a proposé un programme avec les meilleurs spécialistes français de la piste. Seulement deux mille à deux mille cinq cents personnes sont venues au vélodrome. Un témoin déplore : « Pour une ville dont les habitants se targuent d’être sportifs, pour Rennes qui compte 90 000 habitants, si peu de spectateurs, la constatation est navrante. Samedi soir, à Vannes, 24 000 habitants, une nocturne avec des champions moindres a attiré 4 000 spectateurs. La comparaison n’est pas en faveur de la capitale bretonne… »
Le débat est d’autant plus préoccupant qu’en cette même année 1933, apparaît en France le football professionnel. Le Stade Rennais Université Club fait partie des vingt clubs qui relèvent le défi. À l’occasion d’un seul match, il accueille six mille spectateurs. Sur l’ensemble de la saison, l’assistance moyenne ne dépasse pas quatre mille. Assuré- ment, il n’était pas facile d’attirer les Rennais aux guichets. Mais reprenons le cours de l’histoire. Toute fâcherie oubliée, le Tour de France est revenu à Rennes dès 1937, et en 1939. L’interruption due à la guerre s’est prolongée jusqu’en 1951 et puis des relations normales se sont établies entre l’organisateur et la ville. En tout, de 1905 à 2015, « la plus grande course du monde » est venue à quatorze reprises pour treize étapes et un grand départ, celui de la première étape en 1974. C’est une fréquence seulement moyenne si on la compare avec la ville de Nantes qui se flatte de vingt-neuf étapes et deux grands départs. Ah, Nantes…
Cette année 2015, les Rennais n’auront droit qu’à un demi-Tour. Les coureurs arriveront le vendredi 10 juillet à Fougères et repartiront de Rennes le samedi 11. Ce partage s’impose désormais pour des raisons techniques et financières.
Le Tour coûte très cher et pour atténuer la facture l’organisateur accepte de la répartir entre une ville arrivée et une ville départ, façon de contrer la crise économique et les restrictions budgétaires. Par ailleurs, les règlements cyclistes internationaux interdisent depuis une dizaine d’années les parcours quotidiens supérieurs à deux cents kilomètres. Pour lutter contre le dopage, dit-on.
Rennes s’accommode fort bien de cette restriction. Rennes ne court pas après l’Événement. L’événementiel, comme on dit si joliment aujourd’hui, ne s’y exprime pas par le grandiose mais plutôt par l’ordinaire. Rennes n’a que faire des plus grands champions, des plus grands artistes, des plus grands stades, des plus grandes salles qui attireraient la lumière. Les Rennais préfèrent s’adonner à Tout Rennes court, Tout Rennes nage ou Tout Rennes sur roulettes. Bref, Rennes manif’ en interne.
Cette propension à la spécificité moyenne m’agace. Rennais et sportif à la fois, j’ai eu la chance de côtoyer le haut niveau du sport. Alors, je déplore que le Stade Rennais soit le seul club professionnel à n’avoir jamais remporté le titre de champion de France de football tandis que Nantes… Ah, Nantes ! Je m’insurge plus encore contre le fait que les Rennais acceptent de se rendre « au stade de la Route de Lorient » qui prête à quiproquo quand il pourrait porter le joli nom de son quartier, le Moulin du Comte.
Donc, je m’indigne que ma ville, onzième au classement des grandes villes de France, ne soit que la première des moyennes grandes villes. Son rang modeste s’explique en partie par son manque d’allégresse. Avant la guerre, les Rennais en faisaient porter la responsabilité à sa structure sociologique, dominée par les curés et les militaires, voire les bourgeois. Ainsi dénonçaient-ils la fermeture des transports publics à vingt heures qui rendaient difficiles les retours des théâtres et des cinémas. Plus anciennement encore, un dicton local dénonçait déjà la froideur des Rennais. Ce dicton fut cité en 1860 par Monseigneur Godefroy Brossays Saint Marc, archevêque de la ville, qui proclama urbi et orbi qu’« à Rennes, rien ne prend sauf le feu »
Bigre, Rennes serait ainsi l’unique objet de nos ressentiments. Je ne m’inscris pas dans cette démarche parce que j’aime Rennes. Pourquoi j’aime Rennes, comment j’aime Rennes, j’aime Rennes sans pourquoi ni comment. Parce que parce que, comme répondent les enfants lorsqu’on leur demande pourquoi ils aiment leurs parents. Comme tout le monde, j’aime que les touristes admirent la place du Parlement et les Portes Mordelaises mais l’essentiel de mon attachement est ailleurs. Il est dans l’air. Robert Merle, mon professeur à la Faculté des lettres (et par ailleurs prix Goncourt 1949 pour son roman Weekend à Zuycoote) marquait son étonnement lorsque les gens de Rennes lui parlaient du « fond de l’air », expression qu’il n’avait jamais rencontrée ailleurs. « Le fond de l’air » est typiquement rennais. Il est doux ou rude ou sec ou humide. En fait il est toujours bon.
Pour le mieux respirer, pour mieux m’en imprégner, je me rends au jardin du mont Thabor où du haut de ses cinquante six mètres d’altitude, j’aime à contempler une ville paisible. La mienne.
Jean Bobet est né le 22 février 1930 à Saint-Méen-le-Grand. Son destin colle à Louison, son frère aîné, cet extraordinaire champion cycliste, triple vainqueur du Tour de France (1953-1955). « L’homme au masque de frère », c’est sous cette formule rigolarde mais un brin dévalorisante que l’écrivain Antoine Blondin désigna un jour Jean Bobet qui était son complice au journal L’Équipe. Ce serait pourtant une erreur que de reléguer Jean au rang de clone mineur de l’illustre Louison. Jean vécut au moins trois vies.
La première est celle d’un champion cycliste de haut rang. Entraîné très jeune dans la roue de son aîné le long des routes d’Ille-et-Vilaine, l’enfant de Saint-Méen remporta à l’âge de 19 ans à Budapest le titre de champion du monde universitaire de cyclisme sur route. Ce podium illustre ce que la personnalité de Jean a d’atypique. Rares étaient alors les étudiants qui s’adonnaient au cyclisme de haut niveau. Très rares étaient les cyclistes qui s’asseyaient sur les bancs de l’université.
Étudiant en anglais à la faculté des lettres de Rennes, Jean décide après sa licence obtenue en 1951 de se vouer à la rude existence de cycliste professionnel. Il court les Tours de France, d’Italie et d’Espagne, remporte le Tour du Morbihan (1953), le Paris-Nice (1956), le Gênes-Nice (1956). Puis il met fin à sa carrière car la guerre d’Algérie le requiert sous les drapeaux et que surtout il refuse le dopage. Une deuxième vie professionnelle court tout au long de la décennie soixante. Jean Bobet devient journaliste sportif. D’abord à L’Équipe puis à Radio-Luxembourg dont il devient le directeur des sports. Il signera aussi au Monde et contribuera à l’émission Cinq colonnes à la une. Une troisième vie attend Jean Bobet, celle de chef d’entreprise : à partir de 1969 le cycliste-journaliste rejoint l’établissement de thalassothérapie créé à Quiberon par son frère Louison (décédé en 1983). Il en sera le directeur comme il dirigera les thalassos du Crouesty et de Biarritz. Il prend sa retraite en 1996 et revient vivre à Rennes avec son épouse Madeleine, qui était étudiante avec lui à la faculté de Rennes. Et c’est une quatrième vie qu’il nous faut citer : celle du Jean Bobet écrivain. On lui doit une demi-douzaine de livres, bien sûr autour du cyclisme mais échappant tous à la plate corvée des témoignages convenus. D’un titre à l’autre, Bobet affirme un vrai tempérament littéraire fait de finesse, d’exactitude et de narration délicate. Citons Louison Bobet, une vélobiographie (Gallimard), Rennes au temps des vélodromes (Cristel), Lapize, celui-là était un as (La Table Ronde, Grand prix de la littérature sportive en 2003), Demain on roule (même éditeur), Le vélo à l’heure allemande (id.). Enfin À vélo & ailleurs, un recueil de nouvelles sorti au Pas d’oiseau en 2009.
Pour Place Publique, Jean Bobet n’a pas hésité à reprendre la plume pour parler du Tour de France qui sera dans la ville en ce mois de juillet. On y voit que derrière le vélo et son histoire, c’est tout un esprit de Rennes, la personnalité de la ville et son humeur particulière qui se dévoilent.