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Dossier
#33
Rennes et l’image, une relation riche et paradoxale
RÉSUMÉ > Jean-François Le Corre, fondateur et dirigeant de la société de production rennaise Vivement Lundi ! porte un regard lucide et très informé sur la place de l’image à Rennes. Il livre ici une analyse sans concession et souligne certains paradoxes locaux, notamment en matière de formation ou de lieux de tournage. Mais il souligne la qualité des compétences techniques disponibles, et observe avec intérêt l’arrivée de nouveaux talents.

     Il suffit d’évoquer un sujet touchant au cinéma à Rennes et, immédiatement, son nom se glisse dans la conversation. À presque cinquante ans, Jean-François Le Corre est une figure incontournable du secteur. Fondateur de la société de production Vivement Lundi ! en 1998, il a vécu de l’intérieur l’aventure du cinéma d’animation « Made in Rennes » depuis près de 20 ans. Sa société a produit de nombreux documentaires et films d’animation qui ont fait date. Dans cette catégorie, on peut ainsi mentionner La maison de poussière, de Jean- Claude Rozec, nominé, entres autres, pour le Méliès d’or après avoir raflé une quinzaine de prix en 2014. Fin novembre, le producteur rennais ne boudait pas son plaisir, lors de la sortie nationale du long-métrage Salto Mortale, du réaliseur (rennais lui aussi) Guillaume Kozakiewiez, produit par Vivement Lundi ! Un documentaire sensible et pudique sur la reconstruction d’un funambule après un accident. On pourrait d’ailleurs filer la métaphore en constatant que cette aventure cinématographique à Rennes relève parfois de l’équilibrisme, entre contraintes financières et prouesses techniques.
    « Lorsque j’ai démarré dans ce métier en 1992, il n’y avait qu’une société, Lazennec Bretagne, qui produisait en Bretagne. Désormais, il existe un vrai tissu d’entreprises entre Rennes et Brest, des infrastructures, des prestataires de taille nationale comme AGM Factory, dans le domaine de la post-production, présent à Rennes depuis trois ans », souligne Jean-François Le Corre. Mais, ajoutet- il aussitôt, « étrangement, Rennes qui concentre l’essentiel des acteurs de l’audiovisuel en Bretagne, n’a toujours pas de politique clairement identifiée dans ce secteur sur le plan économique et culturel. Il y a un problème de lisibité de la politique rennaise en direction du cinéma ». La critique est sévère et mérite d’être approfondie. À ses yeux, la capitale régionale cultive en effet les paradoxes, en particulier dans deux domaines essentiels : la formation et les lieux de tournages.

     La formation, pour commencer. « Rennes présente une spécificité notable: alors que dans de nombreux territoires, on peut noter une dynamique et une créativité liée à l’existence d’une école de réalisateurs, il n’en existe pas ici », constate Jean-François Le Corre. Et de citer, dans le secteur de l’animation, l’école emblématique de la Poudrière à Valence. Reconnu à l’international, ce vivier de talents est né sous l’impulsion de Folimage, une société installée dans la Cartoucherie de Bourg-les-Valence, dans la Drôme. Depuis, l’initiative a fait tâche d’huile et elle a suscité l’arrivée d’autres entreprises. « Sans talents, nous ne sommes rien ! Or à Rennes, il n’y a pas d’école d’animation. Il existe une formation universitaire en arts du spectacle, à Rennes 2, une école privée plutôt orientée vers les techniques audiovisuelles, l’ESRA, on trouve aussi des professionnels issus des Beaux-Arts. C’est un paradoxe rennais : ici, nous avons réussi à bâtir une spécificité et assurer une forme de transmission du savoir, via les entreprises et les créateurs », explique Jean-François Le Corre. Il cite à cet égard l’aventure fondatrice initiée en 1994 par Lazennec Bretagne et la société portugaise Filmografo. Ensemble, ces deux structures privées ont créé un programme de formation professionnelle de 9 mois, avec le soutien de la région Bretagne, du Centre national du cinéma et de l’image animée et du projet européen Cartoon. « Il y avait douze jeunes professionnels en formation, six Français et six Portugais, qui ont eu à coeur de transmettre à leur tour ». Laurent Gorgiard faisait partie de l’aventure. Le réalisateur de l’inoubliable court-métrage L’homme aux bras ballants, disparu brutalement en 2003 à l’âge de 38 ans, avait eu à coeur de transmettre cette compétence technique à ses camarades des Beaux-Arts. Jean-François Le Corre produisait à l’époque l’un de ses projets, et dans la bande, on pouvait croiser le réalisateur Bruno Collet et le décorateur Jean-Marc Ogier. « Je n’ai jamais oublié cette leçon. Vivement Lundi ! doit beaucoup à ce compagnonnage. Désormais, j’essaie à mon tour de pratiquer cette transmission des savoirs dans le cadre de l’entreprise ». Pour constituer ses équipes de production, le patron de Vivement Lundi ! privilégie les recrutements de Rennais, issus d’une formation universitaire et majoritairement de Rennes 2, « des gens qui n’avaient pas de formation spécifique à la production et qu’on a formé en interne. Ce sont des profils polyvalents, avec une réelle capacité d’adaptation ». C’est donc très naturellement que sa société sera partenaire du nouveau Master Pro en préparation à l’Université Rennes 2 (voir pages 27).

     Autre paradoxe : l’absence à Rennes d’un événement d’envergure nationale autour du cinéma et de l’image animée, à l’heure où Clermont-Ferrand rayonne à travers son festival du court-métrage, Annecy avec le film d’animation, Angers et ses Premiers plans pour les premiers films européens… « Je fonctionne par compararaison : je vois depuis dix ans des territoires qui ont mis en place des événéments liés à l’image, mais rien à Rennes ! Pourtant, la ville aurait pu très légitimement accueillir un événement comme le Forum Blanc, organisé autour du trans et cross média, et qui se déroule à la mi-janvier au Grand-Bornand en région Rhone-Alpes », regrette Jean- François Le Corre. Il y a eu, sans doute, des occasions manquées. Qui se souvient que la deuxième édition du Cartoon Forum (le marché européen des programmes d’animation pour la télévision) avait eu lieu à Saint-Malo en octobre 1991 ? « Depuis trois ans, crise économique aidant, le Cartoon Forum s’est sédentarisé à Toulouse. Or Toulouse a un secteur de l’animation qui ressemble à celui de Rennes. Les collectivités locales ont souhaité l’accueillir pour soutenir celui-ci. Je reste persuadé que Rennes, cité éducative, de la transmission des savoirs, qui a abrité le grand salon européen de l’éducation Scola à la fin des années 80, aurait vocation à organiser un événement autour des nouvelles images et des contenus numériques pour l’éducation », affirme le producteur, qui observe avec attention la récente labellisation de la métropole rennaise par la French Tech dans le domaine du numérique, avec un soutien clairement affiché en direction des contenus audiovisuels.

Pas de plateaux de tournages mutualisés

     Troisième motif d’étonnement, selon le professionnel rennais : l’absence de lieu de tournage organisé à Rennes, dans un site mutualisé et facilement accessible. « Nous sommes une entreprise de centre-ville depuis 15 ans mais nous avons besoin d’un plateau de tournage pour l’animation de marionnettes, de bureaux de production et de salles informatiques pour l’animation numérique. Nous aimerions rester à Rennnes, mais s’il est assez facile d’y trouver des bureaux classiques, pour des plateaux de tournage, c’est beaucoup plus compliqué ! », déploret- il. Le cahier des charges semble pourtant clair : un espace mutualisé de 1000 m2, en centre-ville, facilement accessible par les transports en commun depuis la gare. D’autres métropoles ont profité de la réhabilitation d’anciennes friches industrielles pour se doter de tels équipements, souvent installés dans des bâtiments emblématiques, comme la Cartoucherie à Valence ou le studio du Fresnoy dans le Nord. Du côté de Rennes Métropole, on reconnaît que le sujet est à l’étude et que plusieurs hypothèses sont envisagées, dans le cadre d’EuroRennes ou le long de la future ligne de métro, par exemple.

     Mais ce constat en demi-teinte ne doit pas faire oublier les vrais succès enregistrés à Rennes ces dernières années. Succès qui ont d’ailleurs tendance à s’amplifier récemment. Jean-François Le Corre en veut pour preuve la moisson de distinctions décernées aux producteurs locaux depuis quelques mois. Il cite ainsi le prix spécial du Public du Festival international d’animation d’Annecy remis en juin 2014 à La petite casserole d’Anatole, réalisé par Éric Montchaud et produit par JPL Films. « En 1998, c’était L’homme aux bras ballants, de Laurent Gorgiard, qui était primé dans cette manifestation prestigieuse. Entre ces deux dates, JPL films et Vivement Lundi ! ont raflé des prix dans les plus grandes manifestations internationales. Mais au-delà, c’est surtout la constance de la présence de nos sociétés dans ces compétitions qui doit être saluée. Ce qu’on a réussi à faire à Rennes, c’est évoluer en permanence dans la qualité du travail, grâce à l’expérience des producteurs, des réalisateurs, des équipes techniques, épaulés par une politique régionale qui permet de développer des projets, avec des aides à l’écriture et au développement et à la production », tient à souligner le patron de Vivement Lundi ! Et de noter avec satisfaction un indicateur de cette attraction rennaise : l’arrivée de jeunes créateurs qui viennent s’installer à Rennes, séduits par l’écosystème local. Parmi eux, on peut citer notamment Agnès Lecreux, 26 ans, la créatrice de Dimitri, une série produite par Vivement Lundi ! diffusée sur France 5 en 2014, ou encore Paul Cabon, le réalisateur de Tempête sur anorak, qui fait partie des courts métrages sélectionnés au Sundance Film Festival 2015, et qui a posé ses valises dans la capitale bretonne après être passé par l’école de la Poudrière de Valence.
    Faudrait-il, dans ce contexte, prévoir un accueil spécifique pour ces jeunes talents dans la métropole rennaise ? Jean-François Le Corre en rêve. « La cité internationale pour les jeunes chercheurs est en construction boulevard de la Liberté. Pourrait-elle aussi accueillir de jeunes réalisateurs, pour qui le coût des loyers rennais peut être un frein à l’installation ? », s’interroge-t-il, évoquant « des problématiques identiques à celles d’une entreprise qui accueille des jeunes chercheurs ». À ce stade, rien n’est encore n’est figé et le dialogue se poursuit avec la direction de l’économie de Rennes Métropole.
    Plus que tout, le producteur aimerait que l’animation occupe enfin une place à sa mesure dans la capitale bretonne. Il a d’ailleurs sa petite idée sur les raisons de cette sous-représentation : « historiquement, la ville a toujours privilégié le spectacle vivant, et du coup elle a un peu oublié qu’il existe une autre forme de création, avec les images animées. C’est un pavé que je lance dans la mare de la culture rennaise, qui a sans doute moins prêté attention à ce secteur, mais qui gagnerait à le redécouvrir rapidement ». À bon entendeur…