et proximité
Pendant plus d’un siècle le paysage pénitentiaire de Rennes aura été incarné par la prison des femmes et la maison d’arrêt des hommes. Elles ont vu le jour dans la deuxième partie du 19e siècle. La période révolutionnaire avait affirmé la nécessité de mettre fin à l’arbitraire et aux châtiments les plus cruels : la prison pénale, où le détenu est privé d’une des libertés fondamentales, celle d’aller et venir, va devenir le pivot de la répression. La France se couvre alors de prisons qui coexisteront pendant plusieurs décennies avec les modes d’enfermement anciens et la pratique des châtiments corporels, mais l’on peut affirmer avec Michel Foucault : « Ce n’est plus le corps supplicié, mais le corps assujetti à travers lequel on vise le contrôle des âmes. » La peine d’enfermement n’a pas uniquement pour but de supprimer la liberté d’aller et venir, ni de mettre à l’écart le détenu en l’isolant de la société, elle doit aussi viser « la rédemption sociale » en permettant « d’amender le coupable » et avoir aussi une vertu dissuasive vis-à-vis du reste de la société.
Les constructeurs de prisons vont devoir trouver une réponse architecturale qui permette d’atteindre ces objectifs. Deux conceptions se sont affrontées : le système auburnien (expérimenté à Auburn aux États-Unis) qui concilie isolement cellulaire de nuit avec travail en commun le jour, et le système philadelphien (Philadelphie) avec enfermement cellulaire de jour comme de nuit. Les deux prisons de Rennes reflètent ces deux systèmes. La « maison de force et de correction » pour femmes est construite sur le modèle auburnien. Sa localisation – qui ne fit pas débat – répond à deux critères essentiels : une liaison directe avec le palais de justice et la salubrité, puisque situé sur une petite colline (l’hygiène devant participer à la régénération morale). La prison, la seule alors exclusivement destinée aux femmes, est ouverte en 1873. Les bâtiments sont organisés selon un plan hexagonal, sur le modèle de la Petite Roquette à Paris, à l’intérieur d’un vaste quadrilatère d’enceinte de 9 ha.
La maison d’arrêt des hommes est réalisée entre 1898 et 1903. Elle est destinée à remplacer les deux lieux de détention de l’époque. Trois sites, parmi une vingtaine, émergent de la discussion. L’un à proximité de la gare départementale des tramways sera écarté en raison de son éloignement avec le Palais de justice, un autre, boulevard de l’Est (boulevard de Metz aujourd’hui), est jugé trop proche du quartier chic du boulevard de Sévigné alors en formation. C’est le terrain de Villeneuve, au sud, qui est choisi. La volonté d’isoler et d’inspirer la répulsion est proclamée: « Avec ses grands murs nus et froids qui dissimulent la plus grande partie des bâtiments, avec l’aspect triste, sombre, de ces constructions, le séjour des misérables doit être mis à l’écart de la vie et du mouvement d’une grande ville. Là, il se trouve bien à sa place par son isolement et sa situation sur un point culminant, il répond bien aux conditions indispensables d’hygiène et de sécurité ».
L’obstacle de l’éloignement avec le palais de justice sera levé par la création d’une liaison par voiture cellulaire. La construction de la prison participera alors au renouvellement des voies de communication avec le centre et au développement du tissu urbain au sud de la voie ferrée et à l’est du faubourg Madeleine. L’architecte départemental, Jean-Marie Laloy, prévoit, à l’intérieur d’une enceinte de moins d’un hectare, un plan en croix latine. Les détenus seront isolés en cellule, l’encellulement individuel ayant été voté en 1875. D’une capacité de 150 places, la prison se compose de trois ailes aboutissant à un point central « d’où les mouvements pourront être facilement dirigés et surveillés. »
Depuis des années, comme toutes les maisons d’arrêt, la prison Jacques-Cartier est surpeuplée malgré l’ajout en 1972 d’un quartier supplémentaire qui a doublé le nombre de places. En 2008, le taux de surpopulation était de près de 150 % avec 480 détenus en moyenne pour 326 places. En France métropolitaine, le taux de détenus pour 100 000 habitants passe de 53 en 1975 (taux le plus bas depuis la guerre 1939-1945), à 98 en 2009. Lors de l’annonce de la décision de la construction d’une nouvelle prison à Rennes en 2003, Daniel Dru, le directeur régional de l’administration pénitentiaire de l’époque, tenait ces propos repris par Le Point : « Tout concourt à une augmentation colossale des entrées dans les centres pénitentiaires : une plus grande fermeté visà- vis des petits délits, le renforcement de la politique de sécurité routière, davantage de mises en détention provisoire, des condamnations plus lourdes. ». Selon Annie Kensey, Denis Salas y voit la concrétisation d’une évolution répressive de la société qui se manifesterait particulièrement sous la forme d’un « populisme pénal ». Celui- ci exprimerait autant une « pathologie de la punition qu’une pathologie de la répression » : « La justice pénale est contaminée par l’obsession sécuritaire. »
Une course-poursuite s’engage entre la progression continue de la population carcérale, que la loi d’orientation et de programmation pour la justice de 2002 contribue encore à augmenter (peines-planchers…), et la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. Au programme 13 000, lancé en 1988, succède en 1996 le programme 4 000. La construction de sept prisons supplémentaires est décidée en 1999. Enfin, en 2002, est adopté le programme 13 200. Alors que la plupart des établissements du programme 13 000 ont été implantés en zone rurale, ceux du programme 13 200 devront être plus accessibles. Le programme 13 200 veut aussi favoriser l’implantation d’établissements pénitentiaires plus importants à proximité des grandes villes dans les régions souffrant d’un déficit de places6. Il comprend la construction d’une nouvelle prison à Rennes.
La préoccupation de l’État rencontre celle de la municipalité rennaise. Celle-ci souhaite le déménagement de la maison d’arrêt, vétuste et gênante pour le voisinage. Mais elle exige une relocalisation en ville pour faciliter les visites des familles et le travail des professionnels de la justice. Marylise Lebranchu, Garde des Sceaux, après une visite à Rennes quelques mois plus tôt, demande au préfet Claude Guéant, début 2002, de rechercher des terrains en précisant que la localisation « devra prendre en compte de manière prioritaire les conditions d’accessibilité pour favoriser les familles, l’activité des tribunaux et celles qui s’imposent aux services de police et de gendarmerie ».
Aussitôt, la ville de Rennes propose le terrain des anciens abattoirs, en grande partie sa propriété, à cheval sur Rennes et Vezin-le-Coquet. Au conseil municipal de décembre 2001, l’opposition demande d’étudier d’autres sites. Lors des débats, Edmond Hervé, maire, réaffirme son attachement à une localisation en ville « pour faciliter l’accès des familles ». Il écrit donc à Yolande Le Cadre, maire de Vezin, pour lui faire part de l’opportunité de cet emplacement. Une visite de la maison d’arrêt par le conseil municipal de Vezin lui fait prendre conscience de sa vétusté et le convainc de donner un avis favorable au projet.
Celui-ci sera définitivement décidé quelques mois plus tard par Pierre Bédier, secrétaire d’État chargé des Programmes immobiliers de la Justice. Par la suite, les maires des deux communes d’implantation écriront plusieurs fois à la préfète, Bernadette Malgorn, pour lui faire part de leur attachement à la construction d’une maison d’accueil des familles et de leur souci d’être associés au projet. Par le biais du syndicat intercommunal des Trois Marches, les élus participeront ainsi au choix de l’architecte. Pour faciliter l’acceptation du projet, la maire de Vezin rencontre l’ensemble du voisinage. Celuici ne s’en inquiète pas. Certains acteurs économiques voient même d’un bon oeil une surveillance policière renforcée dans la zone d’activités.
Pour le programme 13 200, l’État a délégué à des prestataires privés la construction et une partie de la gestion. À Rennes, c’est Gepsa (groupe Suez), qui assurera la maintenance des locaux, la restauration9, la buanderie, la formation et la recherche de travail pour les détenus. Comme une grande partie des prisons de ce programme, l’établissement de Rennes a une capacité de 690 places. C’est un établissement mixte comprenant un quartier « maison d’arrêt » et un quartier « établissement pour peines ». Les nouveaux moyens de surveillance et de gestion des allées et venues ont sonné le glas de l’architecture à prétention panoptique: « L’oeil cette fois complètement invisible et omniprésent de la caméra dissocie le pouvoir de contrôle de la forme architecturale apparemment libérée. ». L’ajout de couleurs tranchant avec la froideur du béton veut « atténuer le choc de l’incarcération ». Un large chemin de ronde est destiné à s’affranchir de la « porosité » (parloirs sauvages, lancement d’objets divers) déplorée dans les prisons de centre- ville.
Le centre pénitentiaire de Rennes-Vezin offrira sans conteste des conditions de détention plus confortables et plus respectueuses de la dignité humaine. Mais on ne peut que constater l’extrême froideur des nouvelles prisons et l’émergence de nouveaux problèmes. Les détenus, mais aussi des personnels de surveillance, y déplorent la déshumanisation liée à l’utilisation de systèmes informatiques et électroniques.
Même si la prison a toujours fait peur à la ville, elle entretient des liens nombreux avec elle, que ce soit par le personnel pénitentiaire, les extractions judiciaires, les visites des familles, les diverses associations intervenant en prison, la préparation à la réinsertion… La maison d’arrêt Jacques-Cartier a d’abord été construite dans les champs, loin des quartiers chics. Depuis longtemps ville et prison entretiennent des rapports ambivalents entre isolement et proximité, entre fermeture… et ouverture.
Isolement d’abord: il fait partie de la peine ; les détenus sont retirés de la société, ce qui se traduit par l’enfermement dans la cellule, mais aussi par la situation de la prison, à l’écart des hommes et de la ville. Par ailleurs, dans nombre de communes, le projet d’un centre pénitentiaire provoque quasi immédiatement la constitution d’une association de défense. La société ne veut pas voir ceux qui la dérangent: dans l’imaginaire collectif, un détenu est un délinquant et le restera. Il n’est qu’à voir les difficultés des sortants de prison à trouver du travail ou même un logement…
Mais les besoins de proximité existent aussi. D’abord, les établissements pénitentiaires sont de grands employeurs: environ une personne pour deux détenus. Ainsi le centre pénitentiaire de Rennes-Vezin emploiera environ 350 personnes (pour 690 places) dont 280 de l’administration pénitentiaire, et 40 de la société Gepsa. Il est évidemment plus compliqué de recruter et loger un tel personnel dans un lieu isolé.
Les mouvements d’entrée et de sortie de l’établissement sont également très nombreux: les personnes détenues sont transférées d’un établissement à l’autre, elles sortent pour aller voir le juge, pour un examen médical ; elles vont en permission dans leur famille ou pour une démarche… Toutes opérations où la proximité de la ville et de ses équipements est un atout.
Par ailleurs, des intervenants extérieurs, professionnels ou bénévoles, sont régulièrement présents dans l’établissement. Il s’agit des enseignants de l’Éducation nationale chargés des cours au sein de l’établissement, des formateurs de l’Afpa, des étudiants du Genepi, des personnels médicaux, des avocats, des visiteurs de prison, des intervenants de diverses associations : Ligue de l’enseignement, Enjeux d’enfants Grand Ouest… Pour la plupart, ces intervenants ont une autre activité dans l’agglomération et il est plus facile pour eux que l’établissement en soit proche. Leurs interventions participent à l’ouverture du monde a priori fermé de la prison, de même qu’une initiative comme la distribution gratuite d’Ouest-France dans chaque cellule de la région pénitentiaire de Rennes.
Ainsi les détenus, même tenus à l’écart, continuent à avoir des liens avec la société et tout particulièrement avec leur famille. L’association Ti Tomm a accueilli en 2009 plus de 27 000 visiteurs d’une personne détenue à la maison d’arrêt Jacques-Cartier (en moyenne près de 500 détenus). Avec une capacité doublée, c’est vraisemblablement plus de 60 000 visiteurs qui seront accueillis à Rennes-Vezin en un an. Ils viendront pour une bonne partie de loin. L’enquête de l’Uframa (2008) indique qu’un visiteur sur deux habite à plus de 50 km de l’établissement pénitentiaire et un sur quatre à plus de 100 km. 40 % des visiteurs viennent en transport collectif. Un accès facile en bus est donc primordial pour ces familles aux ressources souvent limitées pour lesquelles une demi-journée ou une journée entière est nécessaire pour un parloir d’une demi-heure à une heure.
En effet, une visite entraîne de longs temps d’attente. Il faut arriver à l’avance car le moindre retard entraîne quasi automatiquement la suppression du parloir pour lequel on peut avoir fait plusieurs centaines de kilomètres! Ensuite, il y a l’attente à la porte, avant de pouvoir entrer dans l’établissement, puis dans un sas avant le parloir et enfin une dernière attente après le parloir (pendant la fouille des détenus visités). D’où l’importance d’une excellente desserte de l’établissement pénitentiaire tous les jours de parloir, donc y compris le dimanche et aux heures dites creuses ! On peut raisonnablement espérer que ce sera bien le cas à Rennes-Vezin.
Au-delà de la proximité et des équipements qu’elle met à disposition des personnes détenues, de leurs familles et des divers intervenants en détention, la ville se doit d’offrir aussi aux détenus un fil d’Ariane entre la prison et la société.
Contrairement à bien des idées reçues, les personnes incarcérées conservent la quasi-totalité de leurs droits. En général, un seul leur a été ôté: celui d’aller et de venir librement. Dans certains cas, rares, elles peuvent aussi être privées de leurs droits civiques et/ou familiaux. Mais la plupart du temps, elles les conservent et ont donc le droit de voter, possèdent l’autorité parentale et peuvent signer les documents scolaires des enfants…
Elles ont aussi le droit d’être traitées dignement. L’administration pénitentiaire a d’ailleurs été récemment condamnée, notamment du fait de la surpopulation en maison d’arrêt ou pour les mesures d’isolement auxquelles elle soumet certains détenus, le fameux « mitard ». La commune se doit donc, en collaboration avec l’administration pénitentiaire, de permettre l’exercice des droits civiques à l’ensemble des détenus qui n’en sont pas privés. Elle doit également procéder au mariage dans l’établissement d’un détenu qui en fait la demande. Par les différents actes de ce type, elle montre que la personne incarcérée reste un citoyen, première reconnaissance fondamentale pour un retour dans la société.
Si l’on veut qu’il soit réussi, ce retour se prépare. Les aménagements de peine sont essentiels. Ils commencent par la permission de sortir qui permet de reprendre contact avec l’extérieur. En général dans la famille, ou dans une famille d’accueil du Secours catholique pour les femmes du Centre pénitentiaire ou à la maison Arc-enciel qui héberge les familles et les détenus permissionnaires. C’est aussi la semi-liberté, le placement extérieur, la liberté conditionnelle. Toutes ces mesures sont efficaces: le taux de récidive est plus faible quand elles ont pu être mises en oeuvre. Mais elles nécessitent des lieux d’accueil, d’hébergement, de formation, de travail… Et ces besoins sont les mêmes lors de la libération définitive. Là aussi, le rôle des collectivités locales et des associations est essentiel.
Récemment, à l’occasion des Journées nationales prison en novembre dernier à l’Espace Ouest-France, Ilanz Tannera du Conseil de l’Europe, soulignait que, partout dans le monde, la solution au problème des prisons nécessitait deux préalables: une réforme de la législation et un changement des mentalités. Il faut arrêter de faire croire que le tout sécuritaire et le tout répressif résoudront le problème de la délinquance. Ce type de politique conduit inexorablement à la surpopulation dans les prisons, source de conditions de vie très difficiles pour les détenus et le personnel pénitentiaire et obstacle à toute politique réelle de réinsertion. Tous les détenus sortent un jour ou l’autre de prison: le meilleur moyen pour qu’ils ne récidivent pas, c’est qu’ils soient accueillis dignement dans la société.