<
 
Rennes des écrivains
#34
Irina Teodorescu : Rennes me rappelle Bucarest
RÉSUMÉ > Irina Teodorescu est Roumaine. Elle vit à Rennes depuis le 1er juin 2014. La jeune femme de 35 ans a débarqué dans la capitale bretonne avec ses jumeaux et son conjoint, un Rennais d’origine. Dans ses bagages aussi, un livre, son premier roman, qui allait paraître en août de la même année sous le titre de La malédiction du bandit moustachu. L’éditeur Gaïa, dès la réception du manuscrit de cette histoire loufoque, exotique et cruelle, a signé un contrat avec la jeune Roumaine. Car le talent est là. Le livre avec son inoubliable dessin de couverture (une moustache sur un haricot, denrée favorite du personnage qui enclenche le roman) raconte à la manière d’une légende comment durant tout le 20e siècle, une famille subit en cascades les affres d’une malédiction née du crime crapoteux perpétré par un de ses ancêtres. Va s’ensuivre, de génération en génération, une série de morts subites qui n’empêcheront pas, soyons rassurés, la tendresse de l’amour.

     Bouffon et insolent, pathétique et drôle, tiré à quatre épingles et débridé, ce roman surgi de nulle part a bénéficié d’un bon accueil mérité de la critique et des lecteurs. Il a obtenu le prix Dubreuil du premier roman attribué par la Société des Gens de Lettres. Il tire sans doute sa force et son originalité de l’itinéraire d’Irina Teodorescu. Née en Roumanie, elle a grandi à Bucarest. Au collège déjà elle écrivait des nouvelles, s’occupait d’un journal au lycée. Changement de cap, à l’adolescence elle découvre la peinture, renonce à l’écriture, suit les cours de l’École des beaux-arts de Bucarest. À 20 ans, elle plie bagage pour suivre “son amoureux” à Paris où elle se forme au graphisme et à la communication, activité qu’elle continue d’exercer aujourd’hui par épisodes.
    Soudain, en 2009, le désir d’écriture liée à l’enfance lui revient. Ce qui a changé depuis l’enfance, c’est qu’elle va écrire directement en français, cette langue qu’elle a apprise durant ces dernières années. L’étrangeté du lexique et de la syntaxe donne des ailes à son imagination. En 2011, elle publie chez un petit éditeur un recueil de nouvelles, Treize. La machine est lancée. Dans la foulée, elle écrit La malédiction du bandit moustachu. Depuis, elle a terminé un second roman qui devrait paraître chez le même éditeur.
    Venir à Rennes fut un choix de vie. Au bout de quelques mois, elle ne le regrette pas et compte bien y rester. Il y avait la lassitude de Paris et le désir de vivre la France autrement qu’à travers le filtre de la capitale. Irina se plaît à Rennes, elle se sent bien dans cette ville qui, bizarrement, lui rappelle son Bucarest natal. C’est ce qu’elle exprime ici dans le texte qu’elle nous a confié.

     Hier soir il a neigé. À une heure moins vingt. Ou bien avant, mais je ne m’en étais pas rendu compte, car j’étais à la cuisine pour fumer une cigarette et discuter à nouveau du livre que j’ai trouvé sous le lit de mon fils. Nous avons fait des suppositions sur celui qui le lui a donné - une fille ou un garçon - et sur les diverses choses qui peuvent l’intéresser dans ce type de lecture, du haut de ses quatorze ans. Ce n’est pas que la cuisine n’a pas de fenêtres, mais c’était tellement frustrant de ne pas pouvoir lui poser la question directement - à mon fils, bien entendu - que je fixais bêtement la pendule en plastique qui rythme le temps de nos discussions, préparations, cuissons et consommations de cigarettes. Après, je suis allée me brosser les dents et j’ai jeté un dernier regard dehors, avant de fermer les volets. Il y avait une fine couche blanche sur la route, et certainement un peu partout, sur les toits des maisons et sur les voitures et sur les branches des arbres, mais c’est surtout sous la lumière jaune des trois réverbères de la rue Carnot que les flocons se bousculaient.

     Hier soir il a neigé pendant une demi-heure, entre une heure moins vingt et une heure dix, et ensuite ça s’est transformé en pluie. Lorsque je l’ai remarqué, j’avais déjà enlevé mes chaussettes, puisque j’allais me coucher, alors j’avais froid aux pieds même si j’étais collée contre le radiateur. J’ai pensé que les quelques palmiers qui parsèment les jardins des maisons de mon quartier sont - comme moi - venus d’ailleurs et ont - comme moi - froid aux extrémités, alors je me suis collée encore plus au radiateur, tellement que j’ai fini par monter dessus - ce n’était pas très confortable - et par aplatir mon nez contre la vitre. Ainsi je me suis sentie supérieure aux palmiers, d’autant plus que, contrairement à eux, moi, j’aime la neige.
    Hier soir il a neigé et j’avais froid aux pieds. Plus tôt dans la soirée je me suis rendue incognito à la Péniche Spectacle pour voir ce que le club de lecteurs de Rennes allait dire sur mon roman. J’ai cru voir quelque part qu’il s’agissait d’une lecture cabaret, j’ai imaginé alors un truc sympathique à base de petits verres de porto ou de martini et, dans l’optique de me fondre sans problème dans ce public de lecteurs fêtards, j’avais préparé un faux nom : Ana Collet, avec un seul N. J’étais prête à faire cette petite précision orthographique pour que mon histoire et mon accent paraissent crédibles au cas où l’on me l’aurait demandé à l’entrée, votre nom s’il vous plaît, Ana Collet, avec un seul N et deux L, êtes-vous membre du club, non, je viens pour découvrir. J’avais également coiffé mes cheveux vers l’avant pour qu’ils cachent mes yeux au maximum.
    Sur place personne n’a fait attention à moi, il y avait un monsieur vers la quarantaine qui portait une chevalière et une chemise bien repassée, un autre monsieur, bien plus âgé, qui, visiblement, avait été traîné là par sa femme et une dizaine de dames moyennement bienveillantes et, pour la majorité, de plus de cinquante ans. On m’a offert un jus d’orange et, même si j’étais transie de peur qu’on se retourne vers moi et qu’on me dise et vous, qui êtes-vous Mademoiselle, et même si une fois sur place j’avais de sérieux doutes sur la crédibilité de mon Ana Collet, bien trop française - j’aurais dit madame, moi c’est madame -, j’ai tout de même appris que j’étais une écrivaine à suivre, d’autant plus que d’ici mon deuxième roman j’aurais certainement réussi à canaliser la force de mon récit. Ainsi, cher lecteur, j’en profite pour me présenter : mon nom n’est pas Ana Collet, je n’ai pas encore canalisé grand-chose, je ne suis pas un palmier.

     Je suis une femme étrangère qui vit dans une ville dont elle ne soupçonnait pas l’existence lorsqu’elle était enfant. Rennes.
    Hier soir il a neigé et bizarrement je me suis sentie à la maison. Plus tôt, avant qu’il ne neige et avant d’enlever mes chaussettes, avant même qu’il fasse complètement noir, je me suis collée au radiateur et à la fenêtre pour observer la rue devant. J’ai compté peu de passage, une voiture - petite, verte foncé, plaque d’immatriculation 35 -, deux jeunes hommes - en jean, baskets, vestes en cuir, à pied, fumant une cigarette chacun -, et une dame à vélo. Elle, elle portait un manteau en daim, fourré à l’intérieur et serré à la taille, et d’énormes moufles, en daim également. Je crois qu’elle avait un chapeau en fourrure ou peut-être ses cheveux étaient bouclés. Je l’ai suivie du regard autant que j’ai pu, elle est arrivée par la rue Carnot et a tourné à droite pour monter le boulevard. Je me suis demandé où elle allait et d’où elle venait, car l’ensemble lui donnait un air de princesse russe, rescapée récemment de la révolution bolchevique. Je crois qu’elle portait aussi des bottes en daim.
     Je suis une femme étrangère qui vit à Rennes et qui, dans son enfance, ne supposait pas l’existence des princesses russes rescapées à vélo.
     J’ai décidé ce matin de me procurer un manteau identique à celui de la dame à vélo, je le porterai tous les jours pour ce qu’il reste de cet hiver. Je mettrai du rouge à lèvres, le chapeau en renard polaire de ma grand-mère et j’aurai l’air d’une princesse dépareillée. Et peut-être qu’un jour je vais retrouver la dame à vélo et que nous nous reconnaîtrons d’un seul regard, entre femmes de l’Est. Peut-être même qu’elle m’invitera chez elle pour prendre le thé et qu’elle me montrera sa bibliothèque remplie de livres de Dostoïevski, Pouchkine et Tolstoï, tous en version originale, avec de belles et incompréhensibles lettres slaves gravées en or sur la couverture. Ou peut-être que, pour une première fois, nous irons prendre le thé au café du Thabor, dehors sur la terrasse chauffée par un feu de bois, un Russian Earl Grey et un shot de vodka.

     En fait, de ce texte j’ai envie de faire un avis de recherche. Chère dame en manteau de daim et à vélo un soir dans la rue Carnot, si vous lisez ces lignes, écrivez-moi, j’ai hâte de vous rencontrer. Et de prendre le thé et de discuter littérature ! Écrivez-moi par courrier au 88 boulevard de Sévigné. D’ailleurs, si parmi les lecteurs de cette tribune d’autres veulent prendre le thé et discuter littérature avec moi, surtout n’hésitez pas, je suis une femme étrangère qui habite à Rennes, qui aime quand il neige même si ça donne froid aux pieds et qui, arrivée récemment dans cette ville, ne connaît pas beaucoup du monde. Et, puisque je suis dans la partie petites annonces de mon article, j’aimerais aussi visiter l’appartement situé au dernier étage de l’immeuble à la façade arrondie situé à l’intersection de la rue de la Cochardière et de la rue d’Antrain. L’appartement du dernier étage, grande baie vitrée, fenêtres à carreaux en bois blanc, terrasse exposée sud où personne ne va jamais - pourquoi ? -, rideaux jaune et turquoise. Pour le thé, ce serait parfait, j’amènerai un gâteau aux noix !
    Je suis une femme étrangère qui vit à Rennes et se sent à la maison.

     Du 6 octobre au 27 novembre, je me suis baladée tous les jours dans le parc du Thabor entre 17 h 40 et 18 h 05. Il y avait des feuilles jaunes dans les arbres et par terre et d’élégants lampadaires ici et là. Après le 27 novembre, les feuilles ont disparu, alors je n’y vais plus tellement maintenant. Je ne sais pas bien pourquoi cette ville me rappelle Bucarest, mais je sens qu’il y a un lien – absurde si on considère la géographie - avec la couleur du ciel et en particulier avec les nuances des feuilles mortes. Plein d’autres petits détails viennent compléter cette idée : un bout de façade décrépie, une vigne vierge qui grimpe sans demander la permission, la rue Carnot qui est si déserte le soir qu’on dirait le décor d’une pièce de théâtre, les gens pas si pressés que ça, les gens pas si importants que ça.
    Je crois qu’il y a ici des pensées qui se perdent souvent dans l’air. Ou dans des conversations, étouffées par les cris des mouettes. J’aime ça. Les intellectuels sont rêveurs. Leurs idées peuvent dériver avec le vent, fondre sous la pluie. Elles sont parfois remarquables mais le vent et la pluie et la proximité de l’océan aussi.

     C’est en ceci que Rennes ressemble à Bucarest : c’est une ville intellectuelle, de gauche, rêveuse, un peu triste, à la beauté un peu désuète, chaleureuse, accueillante, curieuse.
    Rennes est un chat qui s’ennuie et qui regarde la vie de sa fenêtre.
    Ses habitants aussi. Moi aussi.
    Je pense que nous pourrions nous entendre et je pense que c’est la meilleure façon d’être : un chat qui observe, qui sait mais qui ne s’en mêle pas, car à quoi bon, tout est inutile, tout est rêve, tout arrivera et tout s’en ira.
    Par exemple, le printemps viendra. L’équinoxe, les salons littéraires, mon anniversaire (le 30 mars, à bon entendeur, bonjour !), les ponts de mai. Je regarderai moins la rue Carnot depuis ma fenêtre et j’irai me prélasser dans les chaises longues du parc avec un livre. Peut-être que nous allons reprendre la danse, mon amoureux et moi et que nous irons danser le samedi sur la place des Lices. Comme les aristo-chats.
    Non, décidément, cette ville est un chat habité par des chats.
    Alors…
    Chère princesse russe à vélo, j’ai hâte de découvrir vos jolies robes blanches et longues et vos petits parasols et le reste de votre arsenal d’été. Si vous décidez de ne pas m’écrire et de ne pas m’inviter à prendre le thé, alors pensez à passer quelquefois dans la rue Carnot, lorsqu’il fera chaud. Je regarderai par la fenêtre de temps en temps. Ou alors fixons des rendez-vous - promis, je ne vous interpellerai pas et je ne ferai même pas de signe de la main et personne ne le saura, ça sera notre rendez-vous secret, exactement comme des chats qui se regardent et jamais ne se rencontrent, ni ne discutent littérature. Fixons le dimanche vers midi. Et le mardi vers 19 heures. Et le jeudi à 14 heures.
    Chers habitants qui passez dans la rue Carnot, levez votre regard, faites un signe de la main. À moins que vous décidiez de m’écrire et ainsi nous prendrons le thé, nous deviendrons meilleurs amis et l’été nous irons ensemble à Saint-Malo, qui a des airs de Bucarest également, grâce à sa piscine en béton et ce plongeoir qui ressemble à une girafe, le dos tourné vers la mer.