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Rennes des écrivains
#06
RÉSUMÉ > La romancière Nina Bouraoui est née le 31 juillet 1967 à Rennes d’un père algérien et d’une mère bretonne. Ses parents se sont rencontrés dans les années soixante sur les bancs de l’université de Rennes. Sa mère est issue de la bourgeoisie rennaise, son père est un étudiant étranger pauvre qui deviendra haut-fonctionnaire. Nina passe les premières années de vie en Algérie avec ses parents. Alors qu’elle est âgée de quatorze ans, elle connaîtra une rupture radicale, à savoir le retour – définitif – en Europe, notamment à Zürich. Elle reviendra plusieurs fois à Rennes séjourner chez ses grands-parents maternels.

Nina Bouraoui (suite)

Le premier roman de Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite paraît en 1991 alors qu’elle est âgée de 24 ans. Succès immédiat: le livre remporte le prix du Livre Inter. Suivront Poing mort, Le Bal des murènes, L’Âge blessé, Le Jour du séisme, Garçon manqué (2000), La Vie heureuse, Poupée Bella et Mes mauvaises pensées, qui obtient en 2005 le prix Renaudot, Appelez-moi par mon prénom, et Nos baisers sont des adieux paru cette année. Tous ses livres sont publiés chez Stock.

    C’est une chambre. La lumière est bleue, comme si le bleu du ciel prenait tout. C’est un jour d’été, un jour lent et silencieux. C’est la chambre 5 de l’Hôtel Dieu de Rennes. C’est ici que je suis née. Je ne sais pas si l’on vient du pays de sa naissance ou si la terre est celle des amours et des courses sur la plage et des espoirs de jeunesse. Où se trouve le pays d’origine ? Existe-t-il vraiment? Est-ce que les terres natales sont les terres que nous construisons dans nos rêves? Je ne sais pas. Je ne saurai jamais. Et je ne veux plus savoir.  

« Cette photographie, toujours »

     J’ai cette photographie, toujours. Dans une boîte. Entre les pages d’un carnet. Sur mon bureau. La chambre de l’Hôtel Dieu. Je suis dans les bras de ma mère. C’est mon père qui prend la photographie. Les stores sont baissés. Les couleurs sont bleues parce qu’elles ont tourné comme on pourrait le dire d’un lait. C’est l’image de l’intimité. Il y a quelque chose de secret dans ce tableau. Quelque chose qui ne se partage pas ou qui ne devrait pas se partager. Il y a de l’amour. Il y a de la résistance aussi. Je sais les guerres des familles, je les devine. C’est une image-sédiment. J’invente mes souvenirs à partir d’elle. Et c’est comme inventer ma propre histoire.
     Je sais qu’il y a un appartement. Fougères. C’est le nom que je retiens. Je sais qu’il y a la place de la Mairie et le cabinet dentaire rue d’Antrain. Je sais qu’il y a l’université de droit et d’économie. La médaille de l’étudiant le plus méritant pour mon père. Le prix Chatel. Je sais qu’il y a un professeur, Jean-Denis Bredin. Je sais que la fête du mariage a eu lieu dans un restaurant. Je sais qu’il y a la Caravelle Air France, en septembre, le voyage.

« Une maison blanche près du Thabor »

     Le départ n’est ni un exil ni un retour. La terre d’Algérie est la terre de mon père puis elle devient ma propre terre sans faire de ma terre française une terre étrangère. Parce que je garde la photographie, toujours. Parce que je reviens à Rennes quatre ans plus tard. Pendant quelques mois. Sans en connaître les vraies raisons.
     La chambre bleue devient plus grande. C’est une maison, blanche, près du parc du Thabor. Quatre étages, un grenier. C’est l’odeur du bois, des parquets, qui devient pour moi l’odeur de la France. C’est un hiver sans fin. La crèche du Thabor, le jardin à traverser, cette partie que l’on nomme l’Enfer et qui m’effraie, puis la porte sur un plus petit jardin, celui de mes grands-parents. L’allée de graviers, la pelouse, le potager, les roses et les framboises. Le ciel froid, ma solitude et un nouveau bonheur, un bonheur un peu triste, celui d’une terre à apprendre, à découvrir, à adopter.
Une terre d’hiver. Une terre à l’inverse de la terre d’Alger. J’ai conscience de tout. De l’absence de mes parents. De la séparation. Du manque. Mais ce n’est toujours pas un exil, non, cela ne le sera jamais.
     Je suis restée dans le cadre de la photographie, serrée par l’image de mes premiers jours. Tous les dimanches je déjeune chez Marie, mon arrière-grand-mère, à Maurepas. Elle prépare un poulet en cocotte, avec des pommes de terre, une tarte aux pommes en dessert. Son appartement est un musée. Statues, vases, tableaux, bijoux. Tous les trésors de son mari, capitaine au long cours. Marie chante. Je la regarde, je me sens différente mais jamais étrangère. Elle a les ongles longs et vernis. Les yeux maquillés. Elle porte des robes et un manteau de fourrure. Sa voix est haute, ses baisers sont doux.

À Saint-Malo, « ma jeunesse ressemble à un feu »

     Quand vient l’été je quitte la maison de Rennes. C’est encore un autre avion. C’est encore une autre Algérie. Je rentre. Mais ce n’est toujours pas un retour. C’est encore une autre vie. Mes voyages sont immobiles. Je ne ressens rien. Je change d’image, c’est tout. Les hivers passent, Alger, Blida, Bérard. Les étés se succèdent.
     Puis ma jeunesse ressemble à un feu. Mes grandes vacances à Paramé. Les petites maisons de la plage du Pont. Les îles de Cézembre et du Davier. Les chemins de Rothéneuf. Les bars du Chateaubriand et de l’Univers. Le barrage de la Rance. Les falaises. Le Rusty club et la Chaumière. Saint-Servan, Dinard. L’hydroglisseur pour Jersey. Ma grand-mère qui marche les mains au dos vers Rochebonne, avec son petit chien qui sent la noisette derrière les oreilles. Je la regarde. Elle ne sait pas. D’une certaine manière je veille sur elle pendant mes étés sans nuit, de Saint-Malo à Saint-Briac, élargissant ma photo, y invitant d’autres visages comme autant de promesses amoureuses.

« Comme un rocher entre deux rives »

     Je ne sais pas ce qui constitue une identité. Je ne sais pas ce qui fait que nous appartenons à une terre plutôt qu’à une autre. Je ne sais pas s’il faut choisir. Je ne sais pas ce que signifie une patrie. Ma grand-mère disait que j’avais une partie de mon corps française et une autre algérienne. J’aimais cette idée. Je me sentais comme un rocher entre deux rives. Je n’ai jamais pu choisir. Je n’ai jamais divisé ma photographie. Ma part algérienne regardera toujours ma part française. Ma part française se nourrira toujours de ma part algérienne. C’est un miroir à deux faces. Ce ne seront jamais deux lumières ennemies mais deux contrastes, qui, avec le temps, se mélangent et tirent vers le bleu.
     La photographie de la chambre 5 de l’Hôtel Dieu est devenue une photo d’identité. C’est de cette image que je viens. C’est d’elle aussi que je pars quand il me faut traverser la vie que je compare à un vaste pays dont je ne distingue ni les limites ni les frontières.