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Dossier
#30
Rennes, une ville de l’arrière dans la Grande Guerre
RÉSUMÉ > À l’heure des commémorations du centième anniversaire du déclenchement de la Première guerre mondiale, Place Publique revisite les archives et fait revivre le Rennes de 14-18. En guise d’introduction générale à ce dossier exceptionnel, l’historien Yann Lagadec brosse le portrait de cette ville de l’arrière, entrée de plain-pied dans la guerre en raison de sa situation géographique et de l’importance de la présence militaire sur son territoire. L’occasion, aussi, de souligner le rôle décisif joué par la municipalité de Jean Janvier pour tenter d’atténuer les conséquences difficiles de la guerre pour les habitants.

     « Cette fois ça y est, la mobilisation est arrivée » : tels sont les mots que griffonne, on l’imagine non sans une certaine émotion, Joseph Carré, jeune conscrit effectuant son service militaire au 41e régiment d’infanterie de Rennes, à destination de ses parents le 1er août 1914. Ses lettres sont d’autant plus précieuses que les témoignages sur ce qui se passe dans la ville en cet été 1914 sont rares.
     L’annonce de la mobilisation n’a sans doute pas été pour lui une surprise totale : depuis le 25 juillet, les unes de L’Ouest-Éclair ou du Nouvelliste, les deux principaux quotidiens rennais, avaient délaissé les gros titres sur l’affaire Caillaux, la crise sardinière ou les menaces de grève au sujet de la « semaine anglaise » pour se concentrer sur la crise balkanique. À Rennes même, ainsi que l’avait écrit Joseph Carré dans une lettre du 31 juillet, les postes de garde déjà en place auprès des « établissements qui ont une importance capitale » – « poudrière, usines à gaz et électrique » – avaient été renforcés.
    Le 1er août, c’est donc « avec un calme patriotisme » que l’ordre de mobilisation est accueilli à Rennes à en croire L’Ouest-Éclair. Du balcon de son bureau de l’hôtel de ville, Jean Janvier, le maire, l’annonce à la population, en appelant avant l’heure à une sorte d’« union sacrée ». Ici comme ailleurs, « la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre » : « du beffroi de l’Hôtel de Ville et des tours de chacune des églises, le tocsin lugubre l’a, une heure durant, annoncée à toute la cité, cependant que dans toutes les rues passait le tambour de ville battant la générale ».
    En cela, le chef-lieu ne se distingue guère des autres communes du département, modestes villages comme gros bourgs et petites villes. Pour l’essentiel en effet, Rennes vécut le conflit que l’on prend coutume, très rapidement, de qualifier de « Grande Guerre », comme la plupart des villes de même importance, de Bretagne et d’ailleurs. Pointent pourtant, parfois, certaines originalités, liées à la situation de la ville ou à la personnalité de son maire, Jean Janvier.

Départ des troupes, arrivée des blessés

     Rennes est, en 1914, une ville de garnison, l’une des plus importantes si ce n’est la plus importante du Grand Ouest : les états-majors d’un corps d’armée, d’une division, d’une brigade d’infanterie, trois régiments d’infanterie, deux d’artillerie, un de cavalerie y sont mobilisés, occupant les différentes casernes – Saint-Georges, Mac- Mahon, le Colombier entre autres, toutes aujourd’hui disparues – mais pas seulement. À Cesson, c’est par exemple le manoir de la Hublais qui est réquisitionné pour la mise sur pied d’une section de munitions du 7e régiment d’artillerie de campagne ; à Saint-Jacques ou Chantepie, d’autres terrains privés sont utilisés pour accueillir des batteries des 7e et 50e RAC. À compter du 4 août, et pendant une dizaine de jours, c’est vers la gare que convergent escadrons, compagnies et batteries : plus d’une centaine de trains convoient vers la frontière les unités du 10e corps d’armée, dans une ambiance dominée par la confiance en une guerre courte et victorieuse. Selon Léon Berthaut, un proche du maire, « les batteries d’artillerie s’en vont tellement enrubannées et fleuries que l’on entend ce cri : C’est la Fête des fleurs ! ». « Mais quelle sanglante fête », estime-t-il, avant de conclure : « peut-être n’est-il pas mauvais que ces jeunes gens, en route pour les champs de bataille, partent dans une atmosphère de confiance aux destinées de la Patrie ».
    Mi-août, en l’espace de quelques jours, les flux ferroviaires s’inversent : ce sont désormais les premiers blessés qui arrivent, de Lorraine et des Vosges sans doute tout d’abord, français mais aussi allemands. La ville se couvre alors d’hôpitaux : aux structures militaires préexistantes, viennent se greffer des hôpitaux dits temporaires ou complémentaires. Les bâtiments scolaires sont les premiers réquisitionnés : HC 1 au lycée des garçons, HC 4 à Saint- Vincent et dans les locaux du Cercle Paul-Bert rue de Paris, HC 5 à la faculté des lettres place Hoche, auxquels on peut ajouter, entre autres, l’École des beaux-arts, le lycée de jeunes filles, l’École nationale d’agriculture, le groupe scolaire de la rue de la Liberté1. Quelques hôtels particuliers sont eux aussi utilisés, à l’instar de celui de la famille Oberthür, faubourg de Paris, il est vrai dans ce cas sans doute pour échapper à une transformation de la propriété en cantonnement militaire, dont les conséquences éventuelles auraient été moins faciles à maîtriser.

     On le voit : si la guerre est au centre des préoccupations, chacun entend défendre ses intérêts propres, même en ces circonstances. L’Union sacrée mise en avant, tant à l’échelle nationale que localement dans les premiers jours du conflit, se bâtit dans un premier temps face à un « autre » mal défini.
     Ce sont tout d’abord les espions que l’on voit partout, à tort bien entendu. Léon Berthaut raconte comment, sortant de chez lui le 11 août, il se trouve derrière « trois individus discutant avec une fiévreuse animation », alors que « sans cesse revient sur leurs lèvres le nom de Bismarck ». Ils ne parlent cependant ni anglais, ni allemand, ni espagnol, ni italien, suscitant la curiosité du notable rennais qui décide de les suivre tandis que d’autres passants « les signalent au poste de l’arsenal ». Place de Bretagne, « une escouade, baïonnette au canon », fait fuir par sa présence les trois hommes. Des étrangers, mais dont les papiers sont en règle, affirme finalement un commissaire de police. Dès le 6 août, un photographe de la rue Tronjolly avait dû faire paraître un « démenti » dans L’Ouest-Éclair par lequel il informait « sa nombreuse clientèle que contrairement aux bruits qui courent, il est de nationalité russe » – et non allemande – et « qu’il s’est mis à la disposition de l’armée française ». Quelques jours plus tard, dans le même quotidien, la laiterie de L’Hermitage se faisait un devoir de rappeler « qu’elle n’a rien de commun avec les laiteries Maggi installées dans la région », soupçonnées d’être des nids à espions allemands… ou « boches », puisque, selon Berthaut, le terme circule dès cette période.
     Les premiers prisonniers allemands qui arrivent à Rennes dès la mi-août attisent ces sentiments. « C’est toujours la gare qui hypnotise le public », notent Les Nouvelles rennaises le 23 septembre 1914 ; « des prisonniers allemands, c’est ce que tout le monde veut voir. Le public est entassé à la porte de la grande vitesse ». Si l’on n’a pas de traces de violences à leur encontre – au contraire de ce qui se passe à Vitré par exemple –, c’est bien cet ennemi détesté mais vaincu que l’on entend apercevoir.
    Un ennemi d’autant plus honni que les premiers réfugiés belges qui débarquent du train le 26 août donnent des récits terrifiants de ce à quoi ils ont pu assister : « nous prenons des notes », écrit Léon Berthaut qui va à leur rencontre, sous les halles des Lices où ils sont regroupés, mais « elles seraient à écrire avec du sang ». « À l’une de ces centaines de femmes, on a tué son enfant, dans ses bras, d’un coup de sabre… À cet enfant de quatre ans, les uhlans ont tué sa mère ». « Les Boches font marcher les habitants au-devant de leurs troupes », lui confie un vieil horloger ; « une invasion pire que celles des Huns d’Attila ». La barbarie de l’ennemi devient dès lors un ressort essentiel dans la mobilisation des Rennais – comme des autres habitants du département – afin d’aider ces réfugiés. Cet enthousiasme ne dure qu’un temps cependant, et dès la fin de l’automne 1914, certains se plaignent de ces Belges, leur reprochant leur défaut d’intégration, leur inactivité, le fait qu’ils ne se battent plus dans le cas des hommes en âge de le faire.
    De la même manière, l’Union sacrée laisse rapidement place aux fractures d’avant-guerre, autour de l’école, de la religion, des opinions politiques. La situation économique, de plus en plus difficile, y pousse pour une part.

« Le prix de la viande est-il trop élevé ? »

     Tel est le titre d’un article de L’Ouest-Éclair du 3 septembre 1914 : il dit bien ce que sera l’une des préoccupations majeures des Rennais – comme de bon nombre des urbains en France – tout au long de la guerre, alors que, dans les campagnes d’Ille-et-Vilaine, les premières semaines du conflit ont été, au contraire, marquées par une baisse des prix… lorsque les produits trouvaient preneur, venant accréditer l’idée que les difficultés urbaines ne sont dues qu’à la malveillance de quelques-uns. Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : le prix de la viande est multiplié par deux par exemple à Vitré en l’espace de quelques mois, croît dans de plus fortes proportions encore à compter de fin 1916. Des hausses de 4 à 500 % ne sont pas rares, sur le beurre ou les oeufs comme sur nombre de produits alimentaires. Rennes n’échappe pas à ces tensions économiques, plus encore à compter de 1917, ainsi que le rapporte dans ses lettres Armandine Le Douarec, l’épouse d’un avocat – et futur député – rennais mobilisé au 241e RI, l’un des régiments de la ville. « Le charbon est introuvable. Je vais faire la tournée de tous les marchands pour ne pas en manquer », écrit-elle le 16 février 1917. Le 1er mars, elle dit être allée « chercher mon carnet de sucre, il y avait la cohue. On mange du pain rassis, on nous donnera bientôt des cartes de pain ». Un mois plus tard, elle confie ne guère pouvoir faire parvenir à son beau-frère le beurre qu’il demande : « ce n’est pas facile aujourd’hui, à cause de la nouvelle taxe, le beurre devient rare. Il faut en faire venir des villages par des commissionnaires ». « À partir de la semaine prochaine, les boucheries seront fermées tous les jeudis », annonce-t-elle dans une lettre du 20 avril ; le mois suivant, il est prévu de les fermer « pendant huit jours suite aux restrictions, l’abattoir a déjà été fermé hier ». Entretemps, le 11 mai, elle avait dit combien « les enfants font la grimace, les pâtisseries sont souvent fermées à Rennes suite aux restrictions. Il est défendu de délivrer plus d’un quart de farine à la fois ».
    Pourtant, le 4 février 1918, Le Matin, l’un des grands journaux parisiens du temps, décrit Rennes comme « une ville heureuse, qui traverse la grande tourmente sans trop de souffrances matérielles » : les prix y sont bien inférieurs à ce que l’on trouve ailleurs. L’explication de cette situation est simple pour le journaliste : « elle doit tout à un homme, son maire, M. Jean Janvier ».

     L’une des particularités de Rennes tient en effet au souci que manifeste très tôt la municipalité d’éviter que la spéculation ne vienne compliquer des situations économiques déjà fragilisées par la guerre. On ne trouve guère de grand principe derrière cette politique toute de pragmatisme mise en oeuvre par Jean Janvier : cette économie municipale de guerre est avant tout tournée vers la seule satisfaction des Rennais.
    Dès août 1914, un Comité central des secours de guerre a été mis en place afin de coordonner l’action des différentes institutions locales au profit des réfugiés qui débarquent par milliers en gare de Rennes, mais aussi des soldats blessés, des orphelins de guerre ou des travailleurs qui affluent en ville où l’arsenal embauche. L’action caritative ne pouvant suffire, la ville se fait aussi régulatrice des prix des denrées, en fixant les cours de certains produits, notamment de la viande ou du pain, afin de limiter les effets de l’inflation. Faute cependant aux bouchers et charcutiers rennais de respecter les termes implicites de cette « taxation », Janvier va plus loin, en proposant fin 1915 la création d’une boucherie municipale : la ville impose ainsi, par le libre jeu de la concurrence, des prix plus bas qu’ailleurs en France au secteur privé.
    Si une laiterie municipale est aussi créée, le symbole de cette politique reste la transformation d’une partie des pelouses du Thabor en potager en mars 1916. Ce que l’on appelle rapidement l’« oeuvre des patates municipales » permet, grâce à la main-d’oeuvre fournie par les employés municipaux qui n’ont pas été mobilisés, dédommagés par quelques dizaines de kilogrammes du précieux tubercule, de récolter 40 tonnes de pommes de terre destinées à approvisionner les cantines, les soupes populaires et les différentes oeuvres au profit des blessés ou des réfugiés.
    Cette action volontariste de la municipalité Janvier est à replacer dans le cadre plus large du Congrès des villes de l’Ouest, structure informelle visant à coordonner l’action des principales villes – une vingtaine, chefs-lieux de département, sous-préfectures et villes de plus de 10 000 habitants. Après Nantes, Tours et Le Mans, c’est à Rennes que les maires se réunissent en septembre 1916, s’accordant par exemple sur les mesures à prendre concernant le contrôle des prix du charbon.

     De 1911 à 1921, Rennes gagne de l’ordre de 3 000 habitants (+ 3,7 %), là où la population des autres villes du département stagne dans le meilleur des cas – Saint- Malo, Redon –, recule en général – de 23 % à Vitré, de 4,5 % à Fougères. L’on ne bénéficie certes pas de statistiques pour la période de guerre. Il n’en reste pas moins que le conflit, dont l’impact sur la plupart des activités d’avant la mobilisation n’est pas mince, favorise le développement de pans entiers de l’économie dont bénéficient la ville et ses environs.
    Le départ des soldats des différents régiments rennais pour la frontière en août 1914 ne signifie en aucun cas la démilitarisation de la ville. Au contraire. Tout d’abord parce que les dépôts de ces régiments y sont maintenus, accueillant très régulièrement les conscrits des nouvelles classes – à commencer par les classes 1914 et 1915, appelées par anticipation en septembre et octobre 1914 – qu’il faut former des semaines durant. Le retour dans leur caserne des blessés rétablis après un séjour dans un hôpital de l’arrière et une permission de convalescence, l’appel sous les drapeaux des réformés temporaires, des « récupérés » de la loi Dalbiez ou l’arrivée d’engagés volontaires contribuent à assurer une activité permanente à ces dépôts dont les cadres, perçus comme « embusqués » ne sont pas toujours bien vus en ville. « Il y avait hier au jardin du Thabor, une dame fort bien mise, qui pendant tout le temps que j’étais à côté d’elle n’a cessé de se mirer dans une glace qu’elle avait dans son sac », écrit Armandine Le Douarec le 2 décembre 1916. « C’était sans doute la femme d’un embusqué, sans doute une Parisienne, dont le mari est mobilisé ici », conclut-elle, non sans un certain dédain. Mais s’il n’y a pas de démilitarisation de la ville, c’est aussi parce qu’arrivent, dans les environs, les dépôts de plusieurs régiments, évacués de l’Est ou du Nord de la France : Saint-Jacques et Saint-Grégoire accueillent ainsi les 61e et 40e RAC, avec ce que cela peut supposer de relations parfois compliquées avec la population locale. Le curé de Saint-Grégoire se plaint par exemple de « la grossièreté, l’indélicatesse et le sans-gêne de ces étrangers »…
    La guerre, c’est aussi et surtout le développement de certaines activités en lien direct avec le conflit en cours. La fonderie Thuau, l’entreprise de confection militaire Daisay sont, avec l’arsenal, les entreprises qui en profitent sans doute le plus. Ce dernier prend une importance qu’il n’avait jamais eue auparavant, impliquant le recrutement de milliers de femmes – plus de 5 000 en novembre 1918 pour 13 000 salariés – ou le Une monographie exceptionnelle recours à des centaines de travailleurs étrangers : un millier d’Italiens, 400 Belges, des Serbes, mais aussi des travailleurs coloniaux. Outre quelque 300 Chinois, ce sont près de 1 500 Algériens et Tunisiens que l’on a fait venir, victimes toutes désignées d’un racisme ordinaire : le recteur de Chartres-de-Bretagne se déchaîne contre ces « Arabes qu’on surnommait les Sidis, gens d’une saleté repoussante et à mauvaise allure ».
    Mais les grandes entreprises ne sont pas les seules à profiter de la guerre. Les dossiers de l’administration fiscale, en charge de la perception de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre, révèlent que les bouchers et boulangers sont de ceux qui, même modestement, voient leurs revenus augmenter dans les proportions les plus importantes, de l’ordre de 200 à 400 % pour la plupart d’entre eux. Les cafetiers, notamment à proximité des casernes ou de l’arsenal, profitent eux aussi « de l’activité qui règne dans ce quartier depuis le commencement de la guerre ». À l’inverse cependant, nombre de commerces souffrent, telle cette « petite épicerie en détail », rue de Nantes, « dont les ventes périclitent par suite de l’installation de la coopérative de l’arsenal ».

     En fin de matinée du 11 novembre 1918, alors que « de nombreux citoyens parmi lesquels courait un bruit vague de grande nouvelle se groupaient sur la place de la mairie », ainsi que le rapporte Léon Berthaut, Jean Janvier confirme la signature de l’armistice là même où, le 1er août 1914, il avait annoncé la mobilisation. « Je n’aurai heureusement plus, comme maire, la tristesse de recevoir chaque matin la liste des enfants de Rennes tombés au Champ d’honneur, avec la douloureuse mission d’en faire part à leurs familles », confie-t-il alors.
    Dès la semaine suivante, il fait adopter par le conseil municipal l’idée d’un « Panthéon local », selon ses propres termes, dont le décor est confié à Camille Godet, « élève de notre école des Beaux-Arts » mais aussi et surtout « l’un des leurs », méritant « ainsi doublement l’honneur de les glorifier ». En l’espace de quelques jours, la Grande Guerre venait de basculer, à Rennes comme ailleurs, dans l’ère de la mémoire : il s’agissait désormais de la commémorer, plus simplement de se la remémorer. Un siècle plus tard, ce dossier de Place Publique y contribue à son tour, à sa manière.