<
>
Dossier
#30
Le président, les gymnastes et les soldats
RÉSUMÉ > Les 31 mai et 1er juin 1914, le président de la République Raymond Poincaré est en visite à Rennes. Quelques semaines avant le déclenchement des hostilités, l’heure est aux inaugurations, aux festivités et à la célébration des idéaux républicains. Mais l’exaltation de la force physique, à travers les démonstrations de gymnastique et les défilés militaires, montre bien qu’en cette fin de printemps 1914, la préparation des corps et des armes occupe les esprits, dans une ambiance toute patriotique.

     L’inauguration de l’hôtel de ville et du théâtre, deux banquets, l’occasion de nouer de « hautes et cordiales relations » qui « ont facilité la marche des affaires municipales et valu à la ville de très larges subventions » pour l’hospice de Pontchaillou, les bains-douches municipaux ou la première partie du réseau d’égouts : si les mémoires du maire Jean janvier sont d’une rare précision sur les retombées de la visite du président de la République à Rennes au tournant des mois de mai et juin 1914, la description qu’il donne du passage de Raymond Poincaré est assez sommaire.
    Pourtant, les visites du chef de l’État en Bretagne n’ont rien de banal à la veille de la Grande Guerre. Depuis celle de Napoléon III en 1858, l’on n’en compte pas plus de trois. En août 1874, le maréchal-président Mac-Mahon avait parcouru les départements de l’Ouest. 22 ans plus tard, en août 1896, Félix Faure avait traversé l’Ille-et- Vilaine, les Côtes-du-Nord, le Finistère et le Morbihan. Et si, en 1889 et 1893, de possibles déplacements de Sadi Carnot avaient été préparés puis annulés et reportés au dernier moment, Émile Loubet ne fait que transiter par Brest en 1902 à l’occasion d’un voyage en Russie.
    Autant dire que la venue de Poincaré est un événement de première importance – la place que lui accorde la presse locale le dit bien –, et que l’on s’y est préparé en conséquence, à Rennes comme ailleurs.

Une tournée dans les départements de l’Ouest

     Rennes n’est d’ailleurs que l’aboutissement d’un périple plus long qui a conduit Poincaré, parti de la gare des Invalides le 29 mai, du Mans à Saint-Brieuc ou Montfort, en passant par Laval, Vitré, Fougères, Antrain – dont le maire n’est autre que le remuant sénateur Le Hérissé –, Dol, Saint-Malo, Dinard, Dinan et Plancoët. Partout, la présence du président de la République donne lieu à des festivités qui ne sont pas sans rappeler les entrées royales d’autres régimes : rues pavoisées, arcs de triomphe, réceptions par les corps constitués de la ville, feux d’artifice, tout est fait pour marquer le caractère exceptionnel de l’événement, jusqu’à des survols d’« aéros » – comprendre aéroplanes – à Vitré ou Fougères par exemple.
    À travers la présence de son président, c’est explicitement la République que l’on entend célébrer. La chose n’est pas anodine dans un Ouest qui, longtemps, fut rétif voire hostile au régime héritier de la Révolution. Chacun note pourtant combien l’ambiance est, en ce mois de mai 1914, fort différente de celle qui avait prévalu au moment du voyage de Félix Faure. La ville de Rennes avait alors réservé au président de la République un accueil « froid et en tout cas exempt de tout enthousiasme » ainsi que le rappelle le journaliste de L’Ouest-Éclair. Ceux qui s’en souviennent « ne la reconnaissent plus ».
    Il est vrai que Poincaré, républicain modéré élu à la présidence de la République en janvier 1913, l’a été avec le soutien de la droite. Celui qui, à la tête du gouvernement français au lendemain de la crise d’Agadir, en 1911, a su réaffirmer la volonté de la France de ne plus négocier avec l’Allemagne « que dans la dignité » incarne donc un infléchissement dans les pratiques des républicains au pouvoir depuis 1879 : ce Lorrain laïc, libéral, dreyfusard en son temps, incarne un nouveau patriotisme qui séduit nombre de Français.

Célébration des corps par la République

     La visite du président Poincaré ne doit rien au hasard. Elle coïncide avec la tenue de la 40e Fête fédérale de gymnastique, organisée par l’Union des sociétés de gymnastique de France (USGF), traditionnellement présidée par le chef de l’État et le ministre de la Guerre. Fondée en 1873, « au lendemain des malheurs de la Patrie » ainsi que l’explique Charles Cazalet, président de l’USGF dans son discours rennais du 31 mai, l’association symbolise la place nouvelle donnée aux corps par la République naissante, une place consolidée dans les années 1880 avec la républicanisation du régime : le gymnaste doit seconder l’instituteur et le militaire dans la formation du citoyen-soldat. « Fortifier la race par l’exercice, par l’entraînement, par la tempérance, par la propreté, […] afin que les jeunes arrivant sous les drapeaux de l’armée soient capables, au point de vue physique et moral, de faire les soldats vigoureux et bien trempés dont la France et la République auront le droit de s’enorgueillir » : tel est l’objectif, réaffirmé à Rennes, de l’USGF.
    Après Vichy en 1913, avant celle annoncée pour 1915 à Nancy, la fête de 1914 réunit plus de 6 000 sportifs, 41 000 visiteurs au total – dans une ville qui ne compte alors que 80 000 habitants. 237 sociétés françaises ont fait le déplacement, plusieurs sociétés étrangères, venues d’Italie, d’Angleterre, de Belgique, du Luxembourg, de Suisse, mais aussi et surtout de Russie : 15 officiers russes de l’École centrale militaire de gymnastique et d’escrime de Saint-Pétersbourg ne passent pas inaperçus.
    Sauts, exercice aux barres fixes ou parallèles, mouvements d’ensemble effectués au commandement sur « cette arène immense » qu’est, selon L’Ouest-Éclair, le bien nommé Champ de Mars attirent un public nombreux. C’est en effet dans ces années qui précèdent directement la Grande Guerre que, selon l’historien Pierre Arnaud, le sport moderne devient un phénomène social : le nombre d’associations sportives est multiplié par 6 entre 1902 et 1913 en France. Aussi n’est-ce pas un hasard si, à chacune de ses étapes bretonnes, le président de la République a été accueilli par les sociétés de gymnastique locales : la Vitréenne à Vitré, la Malouine à Saint-Malo, la Jeanne-d’Arc à Saint-Servan. En Bretagne en effet, patronages catholiques et sociétés laïques se disputent l’influence sur cette jeunesse sportive. À Rennes, c’est au récent Cercle Paul-Bert que revient cet honneur qui rejaillit sur la municipalité Janvier.

Mise en lumière de l’action municipale

     Car à Rennes comme dans les autres villes visitées, la présence du président de la République est l’occasion, pour les édiles, de mettre en avant et leur action, et les atouts touristiques, industriels, économiques de leur cité. Partout, Poincaré fait le détour par l’hospice – l’hôpital – municipal, signe de ce qu’est alors la priorité dans nombre de villes.
    Un hôtel de ville « achevé et aménagé », une crèche municipale rue Saint-Hélier, un groupe scolaire boulevard de la Liberté, un opéra « entièrement transformé, restauré et orné d’un plafond représentant des danses bretonnes, oeuvre du peintre Jean-Julien Lemordant » : tels sont les édifices inaugurés ici par le président de la République et le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Paul Jacquier. Poincaré ne manque pas d’ailleurs de noter, dans l’un de ses discours, qu’il « est peu de communes où une aussi heureuse entente républicaine ait permis de réaliser tant de progrès », ajoutant à la liste des édifices qu’il a inaugurés la nouvelle installation de l’École des beaux-arts, les nouveaux aménagements des facultés, la création d’une maison des étudiants, ou encore l’achèvement du Palais du commerce – l’actuelle poste de la place de la République.

« Vive l’armée ! »… et la Bretagne

     Si la guerre n’est qu’une éventualité assez lointaine en cette fin de printemps 1914 – l’attentat de Sarajevo a lieu le 28 juin –, l’ambiance n’en est pas moins toute patriotique. Le principe même des fêtes de gymnastique y pousse, nous l’avons vu, et la participation des unités d’infanterie ou de cavalerie cantonnées à Rennes aux démonstrations sportives ne peut que contribuer à renforcer cette dimension : le carrousel qui clôt les festivités comporte, entre autres, une « fantaisie de quatre cavaliers et deux mitrailleuses ». « “Vive l’armée” criait-on de toutes parts », signale le journaliste de L’Ouest-Éclair.
    La personnalité de Poincaré alimente cette dimension patriotique. Les anciens combattants de 1870 lui sont bien évidemment présentés, de même que les membres de l’association des anciens du 41e RI. Charles Oberthür, président de la Chambre de commerce, rappelle l’action du chef de l’État pour « sauvegarder l’indépendance nationale qui est, à nos yeux, le plus précieux des biens ». Les origines lorraines du président sont maintes fois mentionnées, gage de son patriotisme, une Lorraine à laquelle René Brice, président du conseil général, trouve nombre d’analogies avec la Bretagne : « ses enfants sont comme les nôtres de race vaillante et solidement attachés à leur sol nourricier » explique-t-il ; de ce fait, « Bretons et Lorrains considèrent également le service militaire comme le plus noble des devoirs ».
    Chacun entend en cela rappeler la place de la Bretagne « unie pour jamais à la France indivisible » selon les mots de Poincaré qui souligne à la faculté des Lettres qu’elle est à la fois une « école universelle », une « école nationale » – « destinée à enseigner notre langue, à honorer notre littérature » précise-t-il – mais aussi une « école régionale » par « de passionnantes recherches sur le passé de la Bretagne ». Il rejoint en cela les mots de Jean Janvier qui, la veille, avait insisté sur le fait que la République était le « symbole de la liberté dans l’union, de l’indépendance dans la solidarité », mais aussi « de la fraternité des petites patries pour la puissance, l’honneur et le triomphe de la grande ».