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Dossier
#36
Saint-Malo, aux origines d’une mythologie urbaine
RÉSUMÉ > Comment s’est construit le récit de la cité corsaire ? Quels ont été les ressorts historiques et politiques de cette mythologie urbaine ? À partir d’une lecture détaillée de plus de deux siècles d’histoire malouine, André Lespagnol éclaire et déconstruit le discours fondateur, en soulignant maints éléments artificiels – mais néanmoins très efficaces – de ce passé revisité.

     Depuis quelques mois, Saint-Malo n’en finit plus de faire parler d’elle. Départ de la Route du Rhum en novembre, marée « du siècle » en mars, 25e anniversaire du festival Étonnants Voyageurs fin mai… Les célèbres remparts envahissent les écrans, et la ville peut aujourd’hui prétendre au « ruban bleu » des cités portuaires mythiques. Belle – trop belle – réussite médiatique, qui fait assurément de Saint-Malo un cas d’école pour l’étude des conditions d’émergence des mythologies urbaines dans les cités portuaires, l’analyse des formes qu’elles peuvent prendre, dans leur évolution, et des fonctions que peuvent remplir ces représentations collectives dans le développement des sociétés urbaines.

     Un cas d’école, à double titre : à la fois par la précocité de l’émergence (de l’auto-construction) d’une mythologie urbaine dès le second quart du 19e  siècle, mais aussi par la complexité et la plasticité de cette représentation collective où l’on peut voir se succéder – ou plutôt s’emboîter, sans rupture radicale – deux phases distinctes : à partir de la représentation initiale complexe d’une « cité des grands hommes », s’opère à partir de la fin du 19e  siècle, une décantation avec sélection d’une image dominante, chacune correspondant à deux phases de l’histoire de la ville et à deux fonctions bien distinctes de ces repré- sentations mythiques. On passe ainsi d’une fonction de compensation face à la perception du déclin de la cité à une fonction « utilitariste » d’accompagnement du développement d’une nouvelle vocation économique de la ville, à l’heure du tourisme de masse.

     La phase initiale de construction de cette image mythique de la cité se situe dans le second quart du 19e  siècle, au lendemain des soubresauts de la Révolution et des guerres de l’Empire, dans une conjoncture nationale il est vrai porteuse. Dans l’ambiance idéologique d’un romantisme historisant, le pouvoir politique, sous la monarchie de Juillet notamment, encourage la construction d’une mémoire collective nationale, assise sur une multiplicité de micro-histoires locales où chaque ville, grande ou petite, s’efforce de (re) construire sa propre mémoire collective en mettant en valeur ses grandes heures et ses grandes figures. Dès 1820, se met en place une représentation de l’histoire de Saint-Malo, axée sur « les grandes heures » de son passé et plus encore sur l’évocation des grandes figures, il est vrai fort nombreuses, qu’elle a produites, au point de faire de leur coagulation dans l’image collective de la « cité des grands hommes » la première représentation mythique de Saint-Malo. Cette élaboration s’est effectuée à travers la combinaison d’une pluralité de vecteurs et de formes de représentation en définitive complémentaires. En premier lieu, bien sûr, il y a l’historiographie, à travers l’action pionnière d’une géné- ration d’érudits locaux, aux origines et profils idéologiques disparates (un directeur de collège royaliste, l’abbé Manet, un officier de la Marine impériale retraité, Charles Cunat, un journaliste républicain, Bertrand Robidou).

     Mais d’autres formes de représentation apportèrent leur contribution à la construction du « légendaire » malouin, sous l’impulsion des édiles locaux.

     La sculpture d’abord, comme en bien d’autres villes avec l’érection sur les places publiques de statues de grandes figures de cette histoire héroïsante en voie de constitution, avec comme premier exemple, dès 1829, celle de Duguay-Trouin, le grand capitaine corsaire du temps de Louis XIV, précédant celle de Chateaubriand en 1875, puis au début du 20e  siècle celles de Jacques Cartier et Surcouf, sur des bastions des remparts dominant la mer, sites ô combien symboliques.

     Fut également convoquée et mise à contribution la peinture, à travers les commandes passées par la municipalité de la monarchie de Juillet vers 1835-1840 pour décorer les salons de l’Hôtel de Ville : d’abord celle de quatre tableaux représentant les « grandes heures » de l’histoire de la ville (dont la découverte du Canada par Jacques Cartier, l’explosion de la « machine infernale » en 1693, la prise de Rio par l’escadre de Duguay-Trouin…), puis celle de dix tableaux représentant les grandes figures ayant illustré leur ville (sauf Chateaubriand, encore vivant, qui avait refusé d’être portraituré, mais contre promesse de léguer à sa mort son portrait par Girodet).  

     Comment ne pas remarquer que cette représentation de la ville ainsi produite, privilégiant une vision événementielle, biographique et héroïsante du passé, peu surprenante d’ailleurs en cette période, occultait ainsi par ce type d’approche des pans essentiels de ce qui avait fait jusqu’à la fin du 18e  siècle l’importance historique de cette grande cité maritime et marchande, qu’il s’agisse de l’immense aventure (prosaïque) de la pêche à Terre-Neuve, mobilisant des milliers d’hommes durant quatre siècles, ou plus encore du rôle éminent du port malouin dans les plus grands trafics océaniques (Amérique espagnole, océan Indien notamment), sous l’égide d’une élite négociante d’envergure internationale dont les grands noms – les Magon, Le Fer, Danycan – n’apparaissent que dans les interstices de cette histoire sélective… C’est comme si on écrivait une histoire de Détroit sans citer Henry Ford !

     Mais ces choix, plus ou moins inconscients, renvoyaient, non seulement au contexte idéologique de l’époque, mais surtout aux fonctions que peut remplir l’élaboration d’une telle mythologie urbaine par rapport à la conjoncture spécifique que connaît alors la cité portuaire dans ces années 1825-1860.

     Il est clair que cette reconstruction du passé exprimait une volonté de mémoire teintée de nostalgie pour une époque glorieuse qui s’éloignait rapidement.  

     La fuite dans la nostalgie d’un passé mythifié, telle est donc la réponse – en forme de fuite en arrière, « réactionnaire » au sens propre du terme – d’une large partie des élites locales par rapport au déclin et au déclassement au rang de port régional et port de pêche de ce qui avait été jadis une grande cité portuaire marchande.

     Cependant, au cours du 20e  siècle, cette vision mythique de la ville, solidement constituée et largement partagée par la société locale va connaître une évolution subtile, combinant les apparences de la continuité avec un glissement progressif des représentations allant dans le sens d’une simplification et de la polarisation de celles-ci vers l’image unique et schématique – le « cliché » – de la « cité corsaire ».

     On ne peut manquer de souligner la perpétuation de la tradition de l’érection de statues dédiées aux « grands hommes », initiée on le sait dès 1829 avec l’inauguration de la statue de Duguay-Trouin, et qui se prolongera durant tout le 20e  siècle, dès 1905 avec l’érection d’une statue monumentale de Jacques Cartier, sur le bastion de la Hollande face à l’océan, financée par une souscription commencée dans la ville et prolongée jusqu’au Canada par l’entremise de Théodore Botrel… Lui succéderont d’autres « plantations » de statues, aux quatre coins des remparts, comme celle de Robert Surcouf, face à l’Angleterre, ou la seconde statue de Duguay-Trouin, la première ayant disparu dans les bombardements de 1944, pour finir par celle de Mahé de la Bourdonnais dans les années 1980. Avec pour chacun de ces « événements », selon une tradition bien ancrée, une dimension – voulue – de manifestation collective visant à entretenir la flamme du souvenir au sein de la société locale.  

     Il convient aussi de souligner la bataille farouche menée par les Malouins, sous la conduite de leur maire Guy La Chambre, issu lui-même d’une famille d’armateurs remontant au 18e  siècle, pour obtenir de l’État que la reconstruction de leur ville « intra muros », détruite à 90 % par un incendie lors des combats de la Libération fin août 1944, fût reconstruite selon un plan et des modèles architecturaux reproduisant au plus près les modèles classiques du bâti ancien.

     Or, seule parmi les villes portuaires françaises de la façade maritime détruites en 1940-1944, de Dunkerque à Saint-Nazaire, Saint-Malo a réussi à arracher et mettre en œuvre un type de reconstruction – conduite sous l’autorité du grand architecte Louis Arretche – permettant, sinon bien sûr une reconstruction à l’identique, du moins une reconstitution du tissu urbain et architectural permettant, grâce il est vrai à la conservation de sa ceinture de remparts (et du château), de ressusciter l’image et le décor de la ville ancienne, et de maintenir – pour les Malouins et plus encore les visiteurs – l’illusion de la continuité physique avec son glorieux passé.

     Mais à travers ce triomphe architectural d’un « devoir de mémoire » sincèrement assumé par Guy La Chambre, on glissait déjà, plus ou moins inconsciemment, vers une autre finalité, beaucoup plus utilitariste.

     La nostalgie, dès cette époque, n’était plus ce qu’elle avait été en 1840…

     Car depuis la fin du 19e  siècle, la représentation primitive pluraliste de la « cité des grands hommes » s’était contractée et cristallisée sur une image plus ciblée, dont un publiciste malouin, Eugène Herpin, avait produit dès 1894, dans une brochure destinée au grand public vantant les charmes et le pittoresque du pays malouin et les fastes de son histoire, la cristallisation verbale à travers la formule-choc : « Saint-Malo, la cité corsaire ».

     Cette assimilation – réduction de la cité malouine au cliché de la cité corsaire – pouvait évidemment s’appuyer sur une réalité historique indéniable, et sur une large adhésion de la société locale. Et cette mise en valeur de l’image corsaire de la ville a été pleinement assumée jusqu’à nos jours par de multiples acteurs locaux, comme l’exprime la constitution d’une « Association des descendants de capitaines corsaires », suscitant travaux généalogiques, conférences ou manifestations diverses à la gloire de ces « héros ».  

     De même, doit-on mettre en exergue le choix éminemment significatif fait par la ville, sous l’égide du pouvoir municipal, pour illustrer son patrimoine naval dans le cadre du concours lancé par la revue Le ChasseMarée pour le grand rassemblement naval des « vieux gréements » de « Brest 92 » : ce choix collectif se porta « spontanément », sans contestation aucune, sur la reconstitution en grandeur réelle du « cutter » Le Renard, dernier corsaire armé par Surcouf en 1813, qui s’était illustré de manière glorieuse dans l’un des derniers combats conduits par les corsaires malouins contre la Marine anglaise. C’était un choix légitime assurément, mais il y aurait pu y en avoir d’autres, tout aussi représentatifs du passé maritime de la cité, comme la reconstruction possible d’une goélette ayant pratiqué la pêche morutière sur les bancs de Terre-Neuve jusqu’aux années 1930.

     Cette alternative ne fut même pas posée, ce débat ne fut même pas esquissé, tant s’imposait désormais comme une évidence, admise de tous, l’identification de la cité malouine à son passé corsaire, ou plutôt à ce passé sélectionné érigé en représentation mythique dominante.

     Le triomphe sans partage de cette image-choc renvoie à un changement progressif de cible et de fonction de la mythologie urbaine, de l’interne vers l’externe, d’une fonction de plus en plus utilitariste accompagnant le développement de la vocation touristique de la ville et de sa région. C’est dans une brochure destinée à ce public touristique, et intitulée « La Côte d’Émeraude » – autre appellation contrôlée mise simultanément sur le marché pour qualifier le littoral breton entre Cancale et le cap Fréhel – qu’Eugène Herpin avait forgé la formule de la « cité corsaire », à sa suite reprise depuis lors par tous les acteurs de l’industrie touristique, et déclinée ou monnayée sous toutes ses formes, jusqu’aux plus triviales : guides touristiques et brochures du syndicat d’initiative, affiches, gravures et cartes postales « pittoresques », souvenirs et enseignes d’hôtels, restaurants ou tavernes…

     Point de mystère à ce triomphe. Le Saint-Malo contemporain avait su (ou avait eu la chance) de pouvoir tirer de son histoire réelle et de son histoire mythique primitive une représentation concentrée répondant pleinement, par sa simplicité et son caractère spectaculaire, aux exigences de la communication médiatique contemporaine et aux attentes d’un public de masse nourri de références tirées du roman populaire, du cinéma hollywoodien ou de la bande dessinée, sur ce monde mythique des pirates, flibustiers ou corsaires.  

     Avec cette image-choc de la cité corsaire, fonctionnant bientôt comme un cliché, Saint-Malo s’était dotée, sans avoir besoin de faire appel aux services d’une société de communication, d’une mythologie urbaine constituant un « produit d’appel » particulièrement efficace sur le marché touristique, avec une double valeur de logo et même de label, d’autant plus crédible qu’il pouvait s’appuyer sur les réalités matérielles d’un décor naturel et architectural à l’unisson, et sur les « mises en scène » réitérées des grands rassemblements de voiliers, anciens et modernes, au pied de ses remparts et de ses hôtels d’armateurs restaurés. Au point d’ailleurs de réussir à opérer, avec la complicité des médias audiovisuels et des sponsors, et de la polysémie ambiguë du terme « course », un nouveau glissement de cette image mythique de la cité corsaire, avec élargissement de la course historique jusqu’à la course au large à l’occasion du départ des courses à la voile transatlantique.

     On est là, il est vrai, à la limite de l’abus d’appellation contrôlée. Mais ce glissement ultime démontre à quel point, au terme de cette évolution de près de deux siècles, l’image mythique de la cité, née dans un contexte romantique de nostalgie compensatrice, a pu devenir, à travers ses transformations et sa réorientation vers l’extérieur, une composante majeure du « fonds de commerce » de la cité portuaire, désormais livrée de plus en plus à cette vocation touristique au risque de la mono-industrie. Dernier legs imprévu – mais bienvenu – de Duguay-Trouin et Surcouf à la cité qui les vit naître…