La localisation des gares a été et demeure une question vive car c’est un équipement qui transforme la ville. Au 19e siècle, la construction des gares a donné lieu à de très fortes réorganisations urbaines, aux conséquences paradoxales. D’une part, elle a ouvert des voies d’accès et construit de larges boulevards, et d’autre part elle a provoqué une profonde coupure urbaine de part et d’autre des voies ferrées. La gare détermine ainsi une partition sociale de l’espace, plus ou moins marquée selon les caractéristiques du site et les capacités de franchir les voies par des ponts ou passerelles. Les cheminots se sont logés en nombre dans ces nouveaux espaces connectés à la gare et ont rapidement formé de nouveaux quartiers d’habitat, qui ont pris le plus souvent la forme de lotissements constitués de maisons petites et peu confortables, accolées le long des voies. La plupart sont pourvues de jardins potagers à même de nourrir les familles. La vie sociale qui se développe est profondément imbriquée avec le monde cheminot.
À Rennes, il existait un nombre très élevé de bars et d’épiceries- buvettes tenus par des épouses de cheminots ou d’anciens cheminots, commerces dont l’on trouve la trace précise dans les angles des rues du quartier sud. Représenté politiquement au conseil municipal par des cheminots, anciens cheminots ou enfants de cheminots , ce quartier correspond assez exactement à la vision idéal-typique du village qui s’incarne dans une vie communautaire idéalisée. D’ailleurs, pour signifier sa singularité dans la ville, la partie est du quartier sud-gare de Rennes a longtemps utilisé une dénomination propre, celle de « Commune libre Sainte-Thérèse », nom de la paroisse catholique . Les logements sont occupés par des familles nombreuses et la population du quartier va culminer à 27 886 habitants en 1968. Ce quartier situé au sud de la gare reste donc un quartier populaire jusqu’aux années 1990.
L’évolution des quartiers de gare souligne les dynamiques urbaines et sociales emblématiques du renouvellement urbain dans les centres-villes. Cela concerne le devenir des emprises foncières libérées par la SNCF, la continuité ou la rupture urbaine, et surtout l’évolution de l’habitat. Le cas rennais permet d’esquisser un schéma général et quelques tendances caractéristiques des nouvelles centralités urbaines. Le tout dans un contexte de vive croissance, la population de Rennes étant passée de 151 000 habitants en 1962 à 217 000 en 2012 .
Cette caractéristique d’habitat populaire et de propriété modeste provoque, lors des premières transmissions entre générations, l’arrivée d’habitants différents. À propos de cette substitution de population, on peut parler d’un processus de gentrification, de remplacement des ménages ouvriers par des ménages occupant des positions plus intermédiaires dans la hiérarchie des professions et catégories sociales. Cependant ce constat doit être rapporté, d’une part à la modification simultanée de la structure des emplois, et d’autre part à l’investissement croissant sur leur logement de la part des classes moyennes, observation clé de la sociologie. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’arrivée dans le quartier sud-gare de ménages « pionniers » à partir des années 80. Ces ménages sont jeunes, bi-actifs, mais disposent de revenus insuffisants pour accéder aux quartiers neufs (Patton, La Poterie), et même aux maisons cossues des communes de première couronne. Le parc ancien et obsolète du sud-gare va leur servir de lieu d’accueil.
L’étanchéité de la coupure ferroviaire devient peu à peu plus poreuse, surtout lorsque la gare est remodelée en 1991 pour accueillir le TGV. Tout en conservant son entrée principale au nord, dans la continuité du bel axe 19e de l’avenue Janvier, le nouveau bâtiment traverse les voies en les surplombant et ouvre également au sud. De plus, l’accès au parking automobile se réalise par le sud. De ce fait, le quartier sud-gare devient un quartier de passage pour accéder à la gare.
Après les « pionniers » des années 80, les « consolidateurs » des années 90 qui deviennent propriétaires ne sont pas seulement attirés par le prix modéré des maisons. Ils perçoivent clairement les atouts fonctionnels du quartier. Ils pensent rationnellement leur mobilité et à plusieurs échelles : l’îlot où leurs enfants peuvent se déplacer à pied ; le quartier où ils peuvent se rendre au collège à vélo. L’usage revendiqué des « modes actifs » de déplacement – marche et cyclisme – convient à l’organisation du quartier, dont les voies de desserte sont longtemps restées privatives. Aujourd’hui, la ville de Rennes les a remodelées de telle sorte que la circulation automobile y est limitée à 30 ou 20 km à l’heure. Comme l’organisation commerciale, en très fort déclin depuis 1970, fait défaut, l’idéal de proximité doit s’adapter, en se connectant aux supermarchés de quartiers voisins plus denses et en fréquentant le marché Sainte-Thérèse. Ce marché hebdomadaire, vaste et très attractif, a résisté à l’essor de la grande distribution et permet de réunir classes d’âge et classes sociales autour de produits extrêmement variés, dont l’agriculture locale et/ou biologique que réclament les nouveaux habitants.
Enfin, impossible de ne pas souligner l’importance de la proximité domicile-travail : la localisation dans le quartier sud-gare facilite les modes actifs et les transports collectifs, le tout sans empêcher l’usage éventuel de l’automobile comme c’est souvent le cas dans le centre ancien. Ce qu’expriment les habitants ainsi localisés, c’est une distinction nette du mode de vie périurbain basé sur l’automobile et un bilan avantageux de la centralité, sans ses inconvénients. L’arrivée du métro en 2002 achève de modifier la perception des déplacements : le centre-ville devient une destination de proximité et l’accès immédiat à la gare propose une offre d’une tout autre ampleur spatiale.
Ce ne sont donc pas les plus riches qui initient la gentrification, mais ceux dont les valeurs se rapprochent le plus de l’image du village dans la ville. En revanche, une fois que le processus est entamé, dans les années 2000 au sud-gare de Rennes, les « pionniers » en subissent les effets négatifs, car les prix immobiliers s’élèvent et sélectionnent de plus en plus la population des nouveaux habitants.
La dernière génération d’arrivants – les « néo-gentrifieurs » – est composée de familles aisées qui cherchent à devenir propriétaires en ville d’une maison avec jardin. Elles sont prêtes à supporter la charge de travaux importants pour agrandir des dimensions d’origine réduites. Les pavillons sont donc tous modifiés par des extensions, des aménagements de combles, des transformations de commerces en logement, voire par une destruction intégrale suivie d’une reconstruction, de manière à correspondre aux standards modernes du logement confortable. La morphologie urbaine, faite de maisons accolées, révèle des cœurs d’îlots agréables constitués des jardins contigus. Ainsi peut se développer une sociabilité de l’entre soi qui s’exprime par des associations d’artistes, des fêtes de rue6 , etc. L’association « Rennes-jardin », née en 1991 à l’initiative de nouveaux habitants, organise des visites de jardins et une vendange annuelle des vignes qui ont subsisté. Elle incite les habitants à planter sur les trottoirs et se préoccupe des évolutions urbaines, contestant notamment la construction d’immeubles collectifs qu’elle juge contraires à l’esprit des lieux. L’entre soi est facilité par le niveau élevé des prix d’acquisition, mais aussi par la manière dont se vendent les maisons car la plupart des transactions se déroulent sans visibilité. Ce qui confirme que la gentrification participe à la polarisation sociale de l’urbain plus par effet agrégatif que par volonté ségrégative.
La transformation sociale du sud-gare en quartier résidentiel aisé est donc effective et, en dehors du marché Sainte-Thérèse, le quartier n’est pas vraiment attractif pour les non-résidents. Cette évolution s’est réalisée au fur et à mesure de l’éviction des commerces traditionnels et de la disparition de l’industrie . Seuls quelques bâtiments d’activité se sont transformés et ont trouvé une nouvelle finalité à l’échelle de la ville, comme en témoigne l’implantation des « Restos du cœur » dans un ancien garage automobile, à proximité immédiate de la station de métro Jacques Cartier. Cette dernière a été localisée par les autorités municipales dans l’intention de permettre le développement du quartier, appuyé sur une polarité nouvelle qui accueille commerces, maison pour personnes âgées, crèche, jardin public . Ces équipements sont inscrits dans une ZAC qui suit le linéaire de l’axe principal du quartier sud, la rue de l’Alma, programme qui a détruit une vingtaine de maisons au profit de logements collectifs, ce qui a déplu à la fois à des habitants d’origine comme à des nouveaux, peu disposés à voir construire des immeubles. Ces derniers sont composés pour moitié de logements sociaux – en accession ou en locatif — dans le but de préserver la mixité en âge et en revenus des nouveaux habitants. Ce faisant, on observe que la population du quartier a cessé de décroître puisque, pour 2008, le recensement indique 18 232 habitants, soit la même valeur qu’en 1999, au moment où débute la livraison de ces logements. Rennes n’a donc pas lésiné sur la diversification des fonctions, stratégie qu’est venue couronner l’implantation de l’imposant siège de la Métropole à l’extrémité sud de l’axe Alma. Ce déplacement du pouvoir politique municipal, inscrit au cœur historique de la ville, vers un pouvoir politique d’agglomération situé au sud de la gare, symbolise l’extension de la centralité urbaine rennaise par-delà les voies ferrées et l’intégration du quartier sud-gare au centre-ville.