Anthony Doerr a 42 ans et pas un seul cheveu sur la tête. Natif de Cleveland, fils d’un patron et d’une prof de SVT, l’écrivain a tout de l’Américain typique. Il enchaîna les petits boulots (cuisinier, garçon de ferme) avant de publier deux recueils de nouvelles remarqués et un roman À propos de Grace paru en 2006 chez Albin Michel. C’est à cette qu’occasion qu’invité par le festival Étonnants Voyageurs, il découvrit SaintMalo qui inspira son nouveau roman All the light you cannot see. Doerr vivait tranquille dans l’Idaho avec sa femme et ses jumeaux quand soudain son pavé de 600 pages explose dans la liste des meilleures ventes. La presse et Obama l’adulent. Il décroche le prix Pulitzer fiction. Déjà deux millions d’exemplaires vendus, quarante traductions et un démarrage en trombe chez nous où Doerr fut la vedette du dernier festival de SaintMalo. Calme et souriant, l’Américain n’a pas fini de faire parler de lui, d’autant que All the light you cannot see, acheté par la Fox, devrait crever les écrans.
Le récit démarre dans la fureur et le bruit en août 1944 quand l’aviation américaine pilonne Saint-Malo. Deux héros qui s’ignorent se trouvent terrés à quelques mètres de distance. Marie-Laure, jeune française de 16 ans, aveugle, réfugiée en Bretagne, qui se cache dans le grenier de la vaste maison de son grandoncle, au 4 de la rue Vauborel. Elle est la fille d’un serrurier du Muséum d’histoire naturelle, dépositaire à son insu d’un énorme diamant habilement dissimulé. L’homme a été envoyé en camp sur dénonciation d’un parfumeur de la ville.
L’autre personnage est Werner, 18 ans, jeune allemand de la Ruhr, pauvre et orphelin, enrôlé à son corps défendant dans la Wehrmacht à cause de son génie des ondes radio et des transmissions (Doerr nourrit lui-même depuis l’enfance une passion de la TSF). Partant de là, l’auteur remonte l’histoire parallèle de leurs deux destins, en jouant l’alternance de courts chapitres (il y en a 189 en tout). À cette structure savante, s’ajoute un va-et-vient permanent entre la vie passée des deux héros et le présent de la guerre. Totale réussite. Marie-Laure et Werner vont-ils se rencontrer ? Pour quelle aventure ? Le récit nous tient en haleine. Force documentaire imparable, belle musique humaniste, réflexions sur la guerre, appétit pour le mystère de la vieille cité et le sortilège de la mer. La palette est parfaite et l’efficacité au rendez-vous.
« Saint-Malo : l’eau cerne la cité de toutes parts. Son rattachement au reste de la France est ténu. Une chaussée surélevée, un pont, une langue de sable […] Par temps d’orage son granit prend des reflets bleus. Les jours de grande marée, la mer s’infiltre dans les sous-sols jusqu’au cœur de la ville. Lorsqu’elle se retire, on peut voir émerger une multitude d’épaves aux flancs colonisés par des anatifes. »
« Partout en ville, les derniers habitants non évacués se réveillent, gémissent, soupirent. Vieilles demoiselles, prostituées, hommes de plus de soixante ans. Indécis, collaborateurs, incrédules, ivrognes. Religieuses de tous ordres. Les pauvres. Les entêtés. Les aveugles. » « Décembre 1943. Les ruelles entre les maisons sont des ravins glacials. Le seul bois qui reste est vert, et toute la ville sent le brûlé. »
« Sur les îles au large, des batteries antiaériennes lancent des éclairs, et dans la vieille ville les grosses pièces d’artillerie allemande crachent des obus qui miaulent audessus de la mer […] »
« Ce dont je désire te parler aujourd’hui, c’est de la mer. Elle a tant de couleurs. Argent à l’aube, verte à midi, bleu foncé le soir. Parfois elle est presque rouge, ou bien elle prend la nuance des vieilles pièces de monnaie. En ce moment, les nuages passent au-dessus d’elle, et des carrés de lumière se posent un peu partout. Des ribambelles de mouettes y font comme des colliers de perles. » (lettre de Werner à sa sœur)
« Ici, à Saint-Malo, les herbes dunaires poussent, longues et bleues ; les marins allemands continuent à manœuvrer dans le port, les artilleurs à stocker des munitions dans les galeries souterraines du fort de la Cité d’Alet. »
À la Pentecôte, Anthony Doerr a reçu des mains du maire Claude Renoult la médaille de la Ville de Saint-Malo avant de dédicacer son livre à des milliers de festivaliers tout au long du week-end. Hommage justifié par la promotion inattendue que le succès de Toute la lumière que nous pouvons voir offre à la cité portuaire. Tout est parti d’Étonnants Voyageurs 2006 où Doerr était invité. Ignorant tout de la ville, y compris où elle se situait, l’Américain est monté sur les remparts, le jour de son arrivée, à la nuit tombée, après le dîner d’accueil et quelques verres de blanc. Il raconte avoir été totalement fasciné par le spectacle : les lumières de la ville, l’ombre des îlots, le poids de l’histoire, ignorant alors qu’il s’agissait d’une ville reconstruite. L’imagination était en branle pour ce qui allait devenir un roman fabuleux nourri par un gros travail de documentation et deux autres visites sur place. La ville est très présente dans les 600 pages du roman. L’intra-muros d’avant les bombes. Un hôtel dit « des Abeilles » où se cache le radio allemand sous l’apocalypse de ces jours d’août 44. Une drôle de niche à chiens battue par la marée dans un fondement du rempart et surtout la vieille maison de cinq étages située 4, rue Vauborel, avec tous ses occupants : le grandoncle un peu fou, le père ingénieux et attentif, la servante résistante et la jeune Marie-Laure baignant dans un monde tactile. On reste marqué par les recoins de cette mystérieuse bâtisse. L’adresse, à deux pas des remparts, est appelée à devenir un « must » dans les circuits des Tour Operators américains.