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Rennes des écrivains
#25
RÉSUMÉ > Frédéric Ciriez est né le 1er avril 1971 à Paimpol. À cause de son père administrateur maritime, il vécut aux Sables-d’Olonne, à Dunkerque et Rouen, avant de revenir à Paimpol en 1984. Il commença des études à Brest avant d’arriver à la fac de Rennes en 1991 pour suivre un double cursus de lettres et de sciences du langage. C’est là qu’il découvre les cours de Jean Gagnepain, le théoricien de la Médiation, qui le marqua durablement. Dans l’Abécédaire qu’il donne aujourd’hui à Place Publique il retrace les tumultes et rigolades de ses cinq années rennaises.

     Côté écriture, Frédéric Ciriez fut d’abord satiriste dans La Presse d’Armor, l’hebdomadaire du pays de Paimpol, puis fugitivement chroniqueur littéraire. On retiendra surtout les deux romans très originaux qu’il a publiés. Le premier Des néons sous la mer, paru en 2008 chez Verticales, est l’histoire apparemment loufoque d’un vieux sous-marin ancré dans la baie de Paimpol et transformé en bordel. Le second, Mélo, est paru au début de cette année 2013, toujours chez Verticales. Ce récit empreint de gravité et de sensibilité raconte l’histoire de trois personnages parisiens malmenés par le destin. Un « formidable miroir de notre époque », écrivions-nous dans Place Publique n°22 (mars-avril 2013).

Arvor : excellent souvenir de ce cinéma de la rue d’Antrain à la programmation arty, à deux pas du bar Le Chien jaune, où l’impeccable Caryl Férey, l’homme fort de Monfort (-sur-Meu), nous servait des bières de temps à autre (avant de se lancer dans le polar). À l’Arvor, j’ai vu Théorème, de Pasolini. Je n’oublierai jamais cette séance durant laquelle j’ai dû changer de place parce que mon voisin, galant inconnu, avait essayé de me prendre la main. 

Baston : j’aperçois en plein après-midi place Saint-Anne, à une dizaine de mètres de moi, un zonard furieux qui lève soudain sa main armée d’un marteau au-dessus de la tête d’un type en train de retirer de l’argent et ouf, en une fraction de seconde, un de ses collègues l’en empêche.

Cité d’Aleth : nous logions à trois au bout de la rue de Saint-Malo dans un F4 neuf loué par un petit entrepreneur du bassin rennais. Ah, nous y fûmes heureux, le lit bordé de bistrots électriques... Une image : un soir je rentre et vois une lointaine connaissance trégorroise en train de compter les champignons hallucinogènes sur la moquette avec des chaussures pleines de terre. J’ai quitté les lieux avant mes camarades mais je sais qu’ils n’ont jamais récupéré leur caution.

Droit (fac de) : la fête annuelle de la fac de Droit était assez prisée, un piège à filles... On se pointe à dix, joyeux mix de mecs de Villejean (fac de lettres et de socio) et de Beaulieu (math et biologie). L’entrée coûte l’équivalent de quinze ou vingt euros actuels. On demande pourquoi c’est payant et si cher pour une fête étudiante : « Pour que les pouilleux de Villejean ne viennent pas... »

Exhibition : nous allions peu au théâtre mais beaucoup à la caféteria de Villejean, pour voir et y être vus. La scène sociale était avant tout celle du désir. Deux schizos (l’un déguisé en officier de marine anglais du 18e siècle avec tricorne et bottes de cuir noires, l’autre en pull de laine et sandales) y avaient leurs appartements et y faisaient les cents pas toute la journée, sous un ciel de tabac.

Faculté (agence des) : sise dans le haut de la rue Le Bastard, cette agence immobilière n’avait rien à voir contractuellement avec les facultés de la ville. “Ce nom, on l’a pris parce qu’il y a plein d’étudiants à Rennes, et du coup, ils viennent chez nous”, m’avait dit l’un des types qui y travaillait et qu’un jour j’avais rendu fou de rage en refusant le studio minable qu’il me proposait. “Je m’en fous, je le louerai dans la journée”, m’avait-il assuré. Dans le même genre de perversion langagière, j’étais tombé par hasard sur les quais sur un promoteur immobilier qui, lui, proposait carrément des appartements à la vente dans deux résidences en construction, “Arthur Rimbaud” et “Camille Claudel”. Pour un poète vagabond mort unijambiste et une sculptrice internée, quelle postérité ! Quel repos !

Gagnepain (Jean) : le père de la théorie de la Médiation était un grand épistémologue doublé d’un aristocrate de la pensée. J’assistais régulièrement à ses séminaires à Villejean, en plus des cours iconoclastes et vivifiants dispensés à l’UFR des Sciences du langage. Il était déjà la retraite quand j’étais étudiant. Il arrivait toujours à la minute près dans un amphi bondé sur le coup des 17 heures, vérifiait l’heure sur une montre gousset, et c’était parti pour une heure et demie de show oral parfait – le Signe, le Travail, le Droit, la Liberté –, on ressortait toujours un peu sonné de ses interventions. C’était un gourou génial, avec un côté Beckett bourgeois, un physique et un visage ascétique, tout en maîtrise. Face à lui, les turbo-profs parisiens et les post-structuralistes locaux que j’avais en lettres faisaient figure d’enfants de choeur. Rennes a Citroën mais il ne faut pas qu’elle oublie qu’elle a eu Gagnepain, la plus belle concession intellectuelle de l’époque. J’ai également une pensée pour le professeur de psychopathologie Hubert Guyard, dont j’ai appris la disparition. Un esprit redoutable, précis, plein d’humour, dont j’appréciais beaucoup l’enseignement. Si un étudiant me demandait aujourd’hui si ça vaut la peine d’aller écouter les Médiationnistes parler du langage et de “la diffraction de la rationalité sur base clinique”, je lui dirais : fonce !

Histoire : le siège de Sarajevo et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie sur fond de purification ethnique constituent l’événement historique majeur du début des années 1990. Place de la Mairie, les socialistes manifestent en pleurant, espérant une intervention européenne forte. Sur le fond, ils ont raison, sur la forme, ils sont naïfs. Libertaires, situs, anars et autres zombies soiffards de la ville perçoivent la plainte au comptoir des bistrots mais au fond, s’en foutent un peu.

Inkermann (rue) : au milieu des années 90, je cesse la colocation et cherche un studio. Je me retrouve dans l’agence immobilière la plus extraordinaire qui soit : le lugubre salon Henri III d’un quasi vieillard qui recevait chez lui et qui me demande avec beaucoup d’à-propos : « combien qu’il gagne le jeune homme ? » Pas grand-chose (j’étais maître auxiliaire à mi-temps dans un collège, parallèlement à un DEA des Sciences du langage) mais suffisamment pour qu’il me fasse visiter un deux-pièces rue Saint-Georges, propriété d’un autre vieillard, encore plus vieux et plus laid que lui, et qui me sort l’argument suivant : « Vous n’aurez pas besoin de chauffer, c’est au-dessus d’une pizzeria. » J’ai mis les bouts.

Jeudi (soir) : hystérique et juvénile beauté de la rue Saint-Michel et des alentours sur le coup des une heure du matin, à la fermeture des bars. Grappes de filles bras dessus, bras dessous, la bave aux lèvres et le bas-ventre nerveux. Vu ça nulle part ailleurs depuis... Pour le meilleur et pour le pire, la société de la jeunesse nocturne contre l’État de droit. Une sorte d’émancipation lyrique pour les étudiants venus étudier à Rennes et découvrant Babylone. Que cela soit toujours, malgré les lances à eau des pompiers !

Kanaks : les Kanaks qui faisaient leur Service national à Rennes cumulaient souvent leurs perms’ pour rentrer plus vite à la maison, dans l’hémisphère sud. Un été, on prête notre appartement à un copain qui lui-même faisait son service. Généreux, il invite des potes kanaks à lui tenir compagnie. évidemment, ils ne se sont pas privés pour utiliser le téléphone et appeler Nouméa dans son dos, nous laissant une facture astronomique à régler...

Lices (marché des) : un jour on s’y traîne vers 13h30 avec une sacrée gueule de bois et on trouve que le dernier boucher qui accepte de nous vendre un steack sur son étal minuscule a une drôle de tête, avec des canines pointues et un sourire de débile : « vous verrez, elle est tendre... » On rentre à l’appart’ et on comprend soudain que c’est de la viande de cheval.

Meurtre : une pensée pour Cécile, gentille et délicate jeune fille avec qui j’ai passé mon bac en 1989 à Paimpol, au lycée Kerraoul (le véritable H4 de Bretagne, loin devant Zola ou Chateaubriand à Rennes). Un vendredi, elle a fait du stop à la sortie de Villejean pour rentrer au bercail, comme beaucoup d’étudiants. Elle est tombée sur un routier cinglé. N’aurait jamais dû monter à bord.

Nourritures terrestres (Les) : la librairie intello de Rennes, rue Hoche. La taulière était sympathique, un poil bijoutière dans son approche de la littérature. Un jour je lui prends Giacomo Joyce, de James Joyce, et elle me dit d’un air affecté, serrant le livre entre le pouce et l’index, « c’est une toute petite chose... » Effectivement, ça faisait quinze pages ! Je la taquine rétrospectivement, mais elle connaissait bien les livres et ça m’a fait bizarre le jour où, de passage à Rennes, j’ai vu que cette librairie n’existait plus.

Off (festival) : le festival off des Transmusicales n’était pas un vain mot et c’était musique à gogo dans tous les bistrots de la ville, nerveuse comme jamais, pluvieuse et froide comme toujours début décembre. Pas de bars officiels avec une programmation “off” sur flyer rutilant comme aujourd’hui... Je suis passé à la dernière édition, tout cela m’a semblé bien aseptisé.

Parlement (incendie du) : j’ai vu flamber le Parlement en 1994. Grand silence religieux sur la place, après une journée de rixes dans la ville entre les pêcheurs et les forces de l’ordre, avec les étudiants comme témoins fascinés. La violence et le sacré. Du René Girard appliqué à la chose architecturale et au symbole politique. Une jolie brune pleurait à côté de moi et trouvait ça “stupide”.

Qualité de vie : Rennes a toujours eu une patine bobo, un côté “qualité de vie” pour palmarès du Nouvel Obs’. Pourtant, nos vies et nos désirs n’étaient pas Label Rouge.

RU (restaurant universitaire) : je me pointe un soir au sinistre RU de la rue de Fougères et ça a l’air aussi mauvais que d’habitude et je regarde la quadra aux cheveux décolorés qui prend les tickets et elle me regarde aussi et on se sourit et je passe gratis.

Stade Rennais : j’aime bien le Stade Rennais, que j’allais voir jouer de temps en temps. Mais désolé de le dire, c’est une équipe de losers. Comment se faire taper par Guingamp en finale de la coupe de France (j’y étais, au Stade de France, en 2009, avec Alan Stivell en guest à la mi-temps) ?! Qu’en pense d’ailleurs l’ancien patron du Bar Antic rue Saint-Michel qui m’avait dit, il y a bien longtemps, que “les petites équipes fauchées comme Guingamp n’ont rien à faire en ligue 1 car elles appauvrissent le championnat ” ? Ben voyons, mon ami... La vraie ville de foot en Bretagne, c’est Guingamp, Liverpool rural (et la ville des écrivains, Saint-Brieuc, et celle des galettes, Pont-Aven, etc.). Sympatic (for the devil) : l’un des sommets du bar rennais au début des années 90... Sabbat de bières blondes autour du baby, sous les riffs survitaminés de Nirvana. Moment d’énergie pure sous la lumière faible du lieu. Le reste n’est que littérature, un truc d’après.

Thabor / Trinquette : si j’allais rarement aux jardins du Thabor, j’allais parfois au bar la Trinquette, avec ses figurines de cyclistes collées au plafond, la tête à l’envers.

Ubacs (éditions) : feues les éditions Ubacs avaient un sacrément joli catalogue (Mathieu Bénézet, Michel Butor, Frédéric-Yves Jeannet...) La première fois que j’ai mis les pieds dans une maison d’édition, c’est là, avec une copine qui cherchait un stage. On avait été chaleureusement reçus dans un atelier par le mec de la fabrication. Ce jour-là, j’avais confusément compris que l’édition, ce n’était pas simplement des bons à rien qui buvaient du thé et discutaient du “texte”.

Virginité : une amie l’a perdue à l’âge de 21 ans quelques minutes après avoir rencontré un marchand de bonbons du marché des Lices qui a su lui parler au moment de remballer... Casanova 35 ?

Week-end (à Rennes) : qu’eût chanté Daho s’il n’avait pas célébré Rome ? Que Rennes reprenait des forces en attendant le retour des étudiants le dimanche soir ? Le vrai week-end, c’était du lundi au jeudi. Se-mai-ne à Ren-nes !

Une pensée pour ma voisine du dessus, au troisième étage de la rue Joseph-Sauveur (ma dernière location rennaise), qui hurlait de plaisir tous les jours vers 13 h 20. Parfois, je la croisais dans l’escalier avec son petit ami, un gringalet qui marchait en canard et qui avait le regard bas.

(chromosome) : une quinzaine d’étudiants mâles seulement au milieu de trois cents filles en licence de lettres modernes. études en voie de féminisation intégrale, comme la magistrature aujourd’hui. Les postes clés de la société et les hauts salaires, on ne les obtiendra pas là. Un Capes, peut-être, ou un poste dans une bibliothèque. Dans mon souvenir, un peu plus de garçons en fac d’histoire, plus politisée. Je revois les amphis tellement bondés que les étudiants préparaient les concours d’enseignement dans les couloirs. Massification des études au mitan des 90’s. Administration économique et Sociale (AES), Langues étrangères Appliquées (LEA) : acronymes fonctionnels pour ascenseur social en pièces détachées. Des études de deuxième division couplées à des grèves au long cours. Enfant, le mot Université m’impressionnait terriblement par sa beauté austère – force, autonomie et idéal.

(série) : je refais le casting de l’époque en y ajoutant pêle-mêle quelques acteurs formidables, simples et fugitives visions parfois que quelques-uns reconnaîtront peut-être : le néo-retraité Francis Favereau, professeur de langue et de civilisation bretonne à Rennes II, qui était une part de l’âme celte des lieux, avec un coeur exhaustif comme ses dictionnaires breton- français ; Max, fou furieux derrière le comptoir du café Le 1929 - on m’a dit qu’il tenait aujourd’hui une librairie place Saint-Anne, bravo, toujours dans les alcools ; Pierrot, du Park Avenue, que les flonflons de la fête ont trop ébloui et qui un jour a décidé d’éteindre la lumière ; les voix de la radio Canal B ; Denez Prigent à la Cité ; une grande blonde perdue dans sa mégalo qui se baladait en ville avec écrit au dos de sa veste en jean : Qui a tué Laura Palmer ? ; le chanteur des Conics avec sa chevelure d’Indien, aux côtés des infatigables Bruno Dante Pia, Rudy et Iffik Le Guen ; Pierre-Yves Marzin, avant le voyage mexicain où il deviendra photographe ; Goulven, condisciple de la fac qui à l’époque lisait Spinrad et aujourd’hui chante et écrit sur le rock ; Katarina et Petra, deux Suédoises Erasmus qui ont eu de la chance de tomber sur des guides spirituels comme nous ; le clodo de la rue La Fayette qui roucoulait toute la journée, la main ouverte, “donne qui veut, donne qui peut !” ; le flic en survêtement au-dessus de chez moi, un quinqua qui carburait au Jack Daniel’s et qui soldait son divorce en collant des torgnoles à sa nouvelle copine, une étudiante en histoire de l’art ; quatre copains toujours sur place et à peine vieillis, DD, Ol’, la Gourve et le Martien... Cinq ans à Rennes. Je n’ai aucune nostalgie ou du moins préfère ne pas en avoir.