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Dossier
#36
RÉSUMÉ > Du Cap Fréhel à Cancale, ce sont une quarantaine de kilomètres de côtes qui dessinent une façade maritime singulière où sans cesse la terre et la mer s’interpénètrent. Cette alliance inédite a façonné les paysages et orienté les activités humaines. Tour d’horizon introductif.

     Le long de la Manche, entre la pointe du cap Fréhel et la pointe du Grouin (commune de Cancale), s’étire cette façade maritime qu’en 1894, Eugène Herpin avait dénommé « Côte d’Émeraude », à cause, disait-il, de la « symphonie de verts des plus verts » qui caractérisait l’océan. Il n’a certes pas été le tout premier à utiliser ce type de métaphore très en vogue à l’époque pour promouvoir le tourisme d’un territoire : le vocable Côte d’azur ne venait-il pas d’être inventé ? En revanche il fut, à travers ses nombreux écrits, celui qui a largement fait connaître cette étrangeté de la couleur de la mer, et qu’au même moment, Debussy, en orchestrant son poème, la Mer, fit apprécier au Tout-Paris.

    À cheval sur deux départements, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes d’Armor, la Côte d’Émeraude, dont les limites exactes peuvent varier au gré des guides touristiques, s’étire, à vol d’oiseau, de cap à cap, sur près de quarante kilomètres… Il est loin ce temps où, dit-on, l’immense forêt de Scissy aurait recouvert une grande partie de cette baie géante, de sorte qu’on aurait pu se rendre à pied jusqu’à des contrées lointaines qui sont aujourd’hui devenues des îles (Cézembre, voire Chausey ou même Jersey, dit-on). Le Mont-Saint-Michel aurait été sur le continent, et breton ! Mais depuis, selon la légende, d’immenses razde-marée seraient passés par là ou, tout au moins, la mer aurait progressivement gagné sur les terres. Nombreux seraient les villages engloutis et les vestiges de civilisations anciennes recouvertes par les flots…

Aujourd’hui, la Côte d’Émeraude est une côte échancrée, souvent déchiquetée et divisée par la Rance en son milieu. C’est une succession de pointes avancées dans la mer (pointe du Décollé, de la Garde-Guérin, du Chevet, du Moulinet, du Meinga, du Grouin…) qui sont autant de points de vue très courus ; c’est une suite de grèves et de baies profondes (la Fresnaye, le Havre de Rothéneuf), de plateaux (Fréhel, Matignon), une succession de plages et d’anses abritées et de toutes profondeurs (la Guimorais, l’anse du Guesclin). C’est aussi un ensemble d’espaces naturels où on identifie des éléments d’un patrimoine très varié : caps et bandes littorales primaires, recouvertes d’ajoncs et de bruyères (Fréhel), pelouses aérohalines, en bout de pointes rocheuses, dunes de toutes tailles, agressées par la montée des eaux (et par les campings !), îles et îlots rocheux multiples (les Ébihens, l’île Agot…).

C’est finalement un ensemble de sites remarquables, de réputation internationale : les cités de Saint-Malo, Dinard et Dinan, le Grand Site du Cap Fréhel, le MontSaint-Michel, la vallée de la Rance…

De Notre-Dame du Guildo à la pointe du Grouin, un massif de granulite feuilletée forme le corps de la côte, dont il dessine la façade ciselée. Il est interrompu à l’est par les marais de Dol, vers l’ouest, au-delà de l’Arguenon, jusqu’à Fréhel, les schistes et grès rouges succèdent aux granulites… Deux fois par jour, le jusant découvre de larges étendues de sables et de rochers qui recèlent une incroyable variété d’organismes marins… Le paysage contraste avec les rivages qui l’entourent : à l’est, la baie lisse et plate du Mont-Saint-Michel, à l’ouest, les plages et hautes falaises de la baie de Saint-Brieuc.

    Ici, ce n’est pas n’importe où : les marées y sont tellement puissantes que la Côte d’Émeraude est l’endroit de France (et même l’un d’Europe) où le grand océan court Richard volante juillet-août 2015 | Place Publique | 11 côte d'émeraude | dossier dossier le plus loin des terres, puisque des amplitudes de 13,5  mètres sont calculées entre les plus basses et plus hautes marées… Mais cette côte n’est pas qu’un trait maritime : quand on s’éloigne des rivages, c’est aussi une large bande de terrains où s’interpénètrent les milieux maritimes et terrestres, grâce à la présence de rias et de larges estuaires. En maints lieux, se marient les eaux qui viennent des prés, des marais et des champs et celles qui viennent de la mer. Enfant du pays, Chateaubriand n’écrivait-il pas : « Entre la terre et la mer, s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises de deux éléments ; l’alouette des champs y vole à côté de l’alouette maritime, la barque et la charrue sont à un jet de pierres l’une de l’autre ; le marin et le berger se côtoient » ?

Aux rythmes des marées, se trouve ainsi prolongée la relation intime entre la terre qui se perd dans l’eau et l’eau qui se faufile en terre. Ici, c’est le « petit » Frémur d’Hénanbihen qui alimente les marais côtiers de Port-à- la-Duc. Là, c’est la rivière de l’Arguenon, alimentée par le Montafilan, qui rejoint la mer, à la hauteur du Guildo. Plus loin encore, c’est le Frémur ouest qui se jette dans la baie de Lancieux-Saint-Briac. Enfin, c’est la rivière Rance qui vient de bien en amont de Dinan et qui rencontre la Manche, là où s’est installée la fameuse usine maré- motrice, moderne copie des très nombreux moulins à marées qui peuplent les terres environnantes. De surcroît, une multitude de ruisseaux, tels le Routhouan et le Cré- velin, viennent alimenter les vallées fluviales et gonfler ces rivières. Ainsi, l’eau est partout en Côte d’Émeraude, et toutes les ramifications des cours d’eau dispersés sur la frange côtière forment un remarquable réseau de zones humides interconnectées.

   La Côte d’Émeraude, c’est aussi un chapelet de villes, de taille inégale, qui constitue une frange littorale urbanisée et discontinue, entrecoupée de sites naturels. On dénombre ainsi une dizaine de communes « les pieds dans l’eau » : ce sont, pour la plupart, des « stations balnéaires » (Dinard, Saint-Malo, Saint-Cast, Saint-Lunaire, Lancieux, Saint-Briac, Saint-Enogat, Rotheneuf…), depuis que, sous le Second Empire, des résidents de luxe, étrangers bien en vue et rivalisant de démonstrations d’élégance, dans les faubourgs patriciens des villes, ont découvert les vertus des bains de mer. Saint-Malo créa le premier établissement de bains sur sa plage, Dinard devint vite le lieu de ralliement des têtes couronnées d’Europe et de la haute société internationale. L’embouchure de la Rance était même appelée le « Bosphore de l’Occident » ! Par la suite, une vogue plus populaire du tourisme viendra dynamiser la vie sur la côte. Digues, promenades, débarcadères et boulevards de type « Haussmanien » structurent ces petites villes qui, autour de lotissements balnéaires, s’étendant le long des plages, servent d’écrins à de coquettes villas, à des hôtels, à des « maisons de villégiature » ou autres folies architecturales aux allures de châteaux ou de manoirs.

À l’arrière de cette bande côtière, on remarque des communes plus « rurales », dont l’image et les activités se confondent avec celles des communes de la côte ; même à Matignon, Plancoët ou Pleurtuit, la mer paraît à deux pas ! L’histoire nous apprend que bon nombre de ces communes ont souvent voulu se créer à l’écart des bords de mer, effrayées par les tempêtes et les vents marins… Des matériaux de caractères, issus des ressources locales (granulite, granite, schiste, grès…), marquent le bâti de ces cités qui a ainsi conservé un fort caractère d’authenticité… Autrefois, reliées entre elles par des liaisons ferroviaires désormais abandonnées, ces communes côtières et rurales sont désormais unies par un réseau dense de routes, chemins et autres voies vertes ou pistes cyclables. 

   Alors que le long des falaises littorales et des dunes qui bordent la mer, s’étendent des landes primaires tout à fait naturelles, voici qu’en retrait de la mer, alternent des paysages des plus variés : ici, ce sont des roselières et des prés-salés, des vasières que sont les slikkes et les schorres ; là, ce sont des polders, des salines, des landes secondaires (issues de la déforestation), des marais et des prairies humides où poussent des espèces floristiques remarquables (et même uniques en France) et où vivent des espèces animales diverses et parfois rares.

Tandis qu’on s’éloigne de la côte, le bocage, constitué d’alignements de chênes et de hêtres, entoure des prairies ou des parcelles cultivées, de taille encore souvent modeste. Atout très remarquable de ce rétro-littoral, ce bocage constitue un corridor apprécié et un réservoir important de la biodiversité. Malheureusement, il est en nette régression depuis les années cinquante, et les obstacles à sa reconquête sont nombreux, malgré les dynamiques lancées (notamment le programme régional Breizh Bocage) : qui se souvient qu’avant les remembrements, la Côte comprenait des centaines de kilomètres de talus qui protégeaient les sols du vent et du froid, et constituaient de véritables réserves naturelles pour toutes sortes d’animaux ?

Un territoire de monuments et d’artistes

   Tout au long des rivages et à l’intérieur des terres plane l’ombre de Gargantua : selon Rabelais, son personnage, né à Plévenon, aurait bouleversé tous les rochers de la côte pour ériger le Grand Bé de Saint-Malo ou bâtir les Pierres Sonnantes du Guildo… Si les richesses artistiques de la Côte d’Émeraude ne sont pas toujours plus fournies qu’en bien d’autres lieux de Bretagne, il faut tout de même noter que cette terre est marquée par une grande densité de patrimoines préhistoriques et protohistoriques, par d’importants vestiges gallo-romains et vikings, ainsi que par des constructions originales de périodes plus récentes : au premier rang, les malouinières, ces fameuses maisons de plaisances des riches armateurs du 18e siècle, mais aussi une kyrielle de logis, de manoirs et de châteaux. Bon nombre de ces édifices témoignent du souvenir des époques du transport des toiles, de la course des fameux corsaires ou des aventures de la « Grande pêche » à la morue vers les bancs du nord… La Côte a longtemps été protégée de l’ennemi (souvent anglais !) par de nombreuses architectures de défense, avec ses chapelets de forts, sur terre (fort de La Latte, fort de La Varde, Cité d’Alet), sur terre ou sur des îlets (Conchée, Petit-bé, Grand bé, Ebihens, fort National, Harbour…). Les impressionnants et nombreux ouvrages du Mur de l’Atlantique (Garde Guérin, île de Cézembre, Cité d’Alet…) ont constitué la version moderne de cette protection.

Doit-on ici rappeler que, tout au long de ces derniers siècles, la Côte a été une source d’inspiration inépuisable pour toutes sortes d’artistes qui y sont nés (Chateaubriand) ou qui y ont séjourné, très peu d’entre eux, en vérité, étant natifs de cette côte ? On a ainsi vu résider, signe d’une forte attractivité, des écrivains, comme Vercel, Flaubert, Hugo, Richepin, Colette, Service…, des sculpteurs, comme Beaufils, Baudin, Manoli…, ou des peintres, comme Sérusier, Fujita, Picasso, Loiseau, Gauguin, Renoir, Turner, Signac… Ne dit-on pas que l’École de Pont-Aven est d’abord née en Côte d’Émeraude (grâce à Émile Bernard, notamment) ?