Le renouveau des gares, sous l'impulsion du réseau à grande vitesse, s'accompagne de projets urbains emblématiques d'un dynamisme métropolitain et porteurs d'une forte charge symbolique pour les acteurs du territoire, comme c’est par exemple le cas aujourd'hui pour Eurorennes. Le positionnement des villes sur le réseau TGV apparaît alors d'autant plus significatif qu'à la différence du réseau autoroutier qui homogénéise la desserte de l'espace national, le réseau TGV crée – et même accentue – les écarts entre les villes comme l'illustrent bien les représentations cartographiques proposées dans l'ouvrage de Laurent Chapelon et Ronan Leclerc.
C'est ainsi que, dès le milieu des années 1980, la réalisation du TGV nord-européen a constitué un temps fort de la mobilisation des acteurs régionaux du Nord- Pas-de-Calais. Elle a permis de placer Lille – jusque-là à l’écart des grandes liaisons internationales – comme un noeud important du système TGV nord-européen et d’ajuster ainsi l’armature urbaine et l’organisation des réseaux de transport ferroviaire.
La création d’une gare de passage (Lille-Europe), au coeur de Lille, s’est accompagnée d’un grand projet d’urbanisme (Euralille) qui occupe une partie des terrains des anciennes fortifications où de nombreux documents d’urbanisme – depuis le Plan d’extension et d’embellissement de Lille (1921) – avaient déjà projeté l’ouverture d’une gare de passage remplaçant puis, à partir des années 1970, s'ajoutant à la gare terminus Lille-Flandres qui date de 1848. Symboliquement, la gare nouvelle et la première phase du projet Euralille ont été inaugurés conjointement, le 6 mai 1994, témoignant ainsi de l'étroite relation entre projets de transport et d'urbanisme, tandis que physiquement la construction de deux tours au-dessus de la gare (l'une due à Claude Vasconi, l'autre à Christian de Portzamparc) a matérialisé l'intégration des bâtiments au réseau et l'alliance du mobile et du statique.
Lille-Europe fait partie du "club" des dix-sept gares nouvelles sur lignes nouvelles ouvertes ou en construction. Elle se singularise par trois caractéristiques majeures.
D’abord, il s'agit d'une gare centrale, en pleine ville, alors que toutes les autres sont des gares de périphéries. Elle constitue, avec la gare historique de Lille-Flandres, un « espace nodal » qui regroupe deux gares SNCF, deux stations de métro Val et deux stations de tramways. Bus urbains et suburbains ainsi que les autocars qui s'y ajoutent en font le noeud majeur des transports publics lillois.
Deux enquêtes sur l'accès à la gare, réalisées à onze ans d'intervalle, montrent la prépondérance des transports collectifs et l'importance de la marche pour rejoindre la gare ainsi que la forte croissance de ces modes de déplacements entre 1997 et 2008. 30 % seulement des enquêtés y accèdent en voiture en 2008, nettement moins qu’en 1997, principalement pour les automobilistes passagers (ce que l'aménagement déficient des déposes-minutes peut contribuer à expliquer). On peut considérer que ces éléments revêtent un caractère vertueux dans un contexte de promotion de modes alternatifs à l'automobile.
Ensuite, Lille-Europe est la gare la plus fréquentée de sa catégorie. En 2008, elle a accueilli 3,9 millions de voyageurs quand Charles-de-Gaulle-TGV en recevait 3,4 millions. De plus, un million de voyageurs séparent Lille-Europe de la troisième gare de ce type en termes de fréquentation, celle d'Avignon (2,9 millions de voyageurs en 2008).
Enfin, la polyvalence des services constitue la troisième particularité de Lille-Europe. Initialement pensée pour accueillir les dessertes internationales en Eurostar vers Londres et Bruxelles, sa fonction s'est progressivement étendue avec le développement des liaisons intersecteurs (relations province – province sans desservir les gares centrales parisiennes), avec la mise en service de certains TGV radiaux pour Paris et avec l'innovation que représente les services régionaux de TER-GV.
Ainsi, progressivement, Lille-Europe est devenue une gare polyvalente hébergeant des services internationaux, nationaux (radiaux et diamétraux) et régionaux, comme sa voisine Lille-Flandres, deuxième gare de province par sa fréquentation avec 16 millions de voyageurs dont plus de 4,7 millions utilisant les TGV. Aujourd'hui, à Lille-Europe, la répartition de l'offre (nombre de TGV en gare) est la suivante : 19 % d'Eurostar, 29 % de TER-GV et 52 % de liaisons inter secteurs (avec quelques radiales). En fait, l'offre internationale de Lille-Europe est plus importante et le profil des services plus équilibré que ces chiffres le montrent pour deux raisons : d'une part, 12 % de l'offre inter secteurs est aujourd'hui prolongée vers Bruxelles, ce qui accroît le nombre de liaisons entre Lille et la capitale de l'Europe et, d'autre part, les TGV inter secteurs s'arrêtent tous à la gare de Charles-de-Gaulle-TGV permettant l’accès à des destinations européennes et intercontinentales.
Pour différentes raisons (centralité, inter modalité et polyvalence), l'intuition de "l'espace nodal" des gares lilloises, émise dans les années 1990, s'est donc confirmée au fil du temps et confère plus que jamais une réelle portée stratégique à l'aménagement de la liaison entre les deux gares. Dans cet ensemble, la dimension européenne de la desserte ferroviaire n'est qu'un élément parmi d'autres et les interrogations qu'elle suscite ne doivent pas faire oublier que, contrairement au discours en vigueur, l'achèvement de l'infrastructure TGV aux Pays-Bas ou vers Cologne ne peut expliquer une contraction de l'offre (trois liaisons en moins vers Londres et une vers Bruxelles) qui s'est produite auparavant. On retrouve ici une autre application de l'idée maintes fois exprimée selon laquelle le TGV ne serait qu'un amplificateur de tendances préexistantes.
Sur la question du projet urbain associé à la gare, Rem Koohlaas prédisait qu' "Euralille ne serait pas fait pour les Lillois, mais pour les Anglais, les Japonais, les managers du monde entier". Ce discours de marketing a vite trouvé ses limites dans la réalité de l'occupation du site. Après des débuts difficiles liés à la crise économique (1995-1998), les bureaux se sont remplis essentiellement de filiales de grands groupes nationaux (AG2R, Cetelem, Gan, MMA, Macif, Finaref, Oseo, Gras-Savoye…), d'entreprises régionales qui ont rationalisé et étendu leur activité, d'opérateurs, agences ou collectivités publiques (SNCF, RFF, EDF, Agence d’urbanisme, siège du conseil régional – moteur d'Euralille 2…).
Si les hommes d'affaires internationaux ont boudé la nouvelle gare TGV, en revanche, le tourisme urbain s'est développé avec une dimension européenne, aiguillonnée par l'active politique culturelle lancée par Lille capitale européenne de la culture en 2004 et poursuivie depuis par une série d'événements majeurs (comme Bombayser de Lille en 2006 ou Europe XXL en 2009).
L'erreur de casting originelle n'est pas sans effet sur le fonctionnement global du site et le centre commercial en pâtit avec des galeries marchandes aux nombreuses surfaces fermées, tandis que se renforce l'attrait des voyageurs pour les quartiers historiques du Vieux-Lille. Actuellement, Euralille connaît une importante mutation qui s'exprime, tant par la colonisation de ses franges avec de nouveaux programmes mixtes où le logement prend un place majeure que par les perspectives de densification du secteur central (Cité des affaires dès 2002 …) soutenues par la modification du Plan local d'urbanisme.
Les relations de Lille avec les métropoles européennes proches se sont développées depuis les années 1990 mais l’« effet-frontière » est encore puissant comme l’indiquent les chiffres de fréquentation des TGV : les échanges avec Paris (plus de 4,7 millions de voyageurs par an) sont près de dix fois supérieurs aux échanges avec Londres ou avec Bruxelles ; par ailleurs, avec des fréquences TGV comparables, la liaison Lille-Lyon (trois heures) d’une durée pourtant plus de deux fois supérieure, accueille davantage de voyageurs que la liaison Lille-Londres (une heure vingt). A la lueur de ces données, la dimension internationale de Lille apparaît donc encore bien fragile et, ces dernières années, les dessertes proposées par Eurostar ont même eu tendance à diminuer. Ce signal négatif alors que, dès les années 1990, la stratégie de métropolisation s'est appuyée sur le triptyque des 3 T (Tunnel – TGV – Transfrontalier), a conduit des acteurs locaux, sous l'impulsion de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Grand Lille, à envisager la perspective d'une troisième gare lilloise, cette fois en périphérie.
En fait, la question du positionnement de Lille sur le réseau TGV nord-européen s'est trouvée réactivée par la conjugaison de trois facteurs indépendants :
– L’achèvement de la ligne nouvelle en direction d’Amsterdam (ouverte fin 2009) qui a nourri un discours sur le déplacement des rentes de situation, pour les liaisons internationales, au détriment de Lille et au profit de Bruxelles. En réaction à cette évolution, l’implantation d’une autre gare lilloise, sur l’axe du Thalys (Paris- Bruxelles-Amsterdam) qui ne dessert pas actuellement Lille, a été portée à l'agenda politique local.
– L’idée de desservir directement l’aéroport de Lille par une gare TGV située sur l’axe Paris-Bruxelles-Amsterdam. La problématique n’est pas nouvelle (cf. un rapport du CETE Nord-Picardie datant de 1990) mais elle s'est trouvée réactualisée sous la pression de la CCI du Grand Lille, par ailleurs actionnaire principal de la Sogarel qui exploite l'aéroport ;
– L’évocation de la saturation des gares lilloises existantes et de leurs difficultés à absorber un trafic en croissance qui pourraient bénéficier d’une troisième gare TGV pour voir les fréquences lilloises se renforcer.
La conjonction de ces trois éléments tend à faire passer l’ouverture d’une troisième gare TGV lilloise comme une option possible et sa localisation a été examinée sur plusieurs sites, au sud de Lille.
L’ambition initiale était de faire arrêter les TGV à l’aéroport de Lille-Lesquin et de relier ainsi le ferroviaire et l’aérien comme à Lyon Saint-Exupéry. Mais les études de Réseau ferré de France ont mis en évidence l’incompatibilité du tracé en courbe de la ligne nouvelle, au niveau de l’aéroport, avec la décélération et l’accélération des rames, nécessitées par les arrêts en gare.
Dans un second temps le projet s’est orienté vers le sud de Lille, à une douzaine de kilomètres, près de la petite ville de Seclin (12 000 habitants). Un tel glissement n'est pas seulement géographique : il modifie aussi la fonction assignée à la gare puisque l’on passe d’une gare de connexion à une gare porte de région urbaine. Dans ce cas, une desserte performante de l'aéroport devient illusoire car la liaison entre le TGV et l’avion devrait être réalisée au prix d’une rupture de charge supplémentaire, par autocar, pour acheminer les voyageurs entre la gare TGV périphérique et l’aéroport. De plus, distante de plus d’un kilomètre du centre de Seclin afin qu’elle soit raccordée à l’axe ferroviaire régional, cette gare ne s’accompagne pas d’un véritable projet de ville.
Troisième projet : le glissement de la gare de connexion à la gare porte de région urbaine a contribué à justifier l’intérêt d’une gare internationale pour l’exbassin minier sur la vaste friche industrielle de Sainte- Henriette, à 25 km au sud de Lille. Mais cet argument n’apparaît pas sans risques pour la desserte de cette région où les liaisons sont fragiles et ont été réduites « temporairement » en 2007 : l’ouverture d’une nouvelle gare périphérique pourrait offrir un argument supplémentaire à la SNCF pour ne pas restituer des liaisons supprimées qui desservaient les villes-centres de l’ex-bassin minier au nom de l’existence d’une alternative. Il faut alors se demander si une gare périphérique à la vocation internationale incertaine vaut mieux que des relations directes avec Paris pour les agglomérations en grande difficulté de l’ex-Bassin minier !
Une autre approche du même problème consiste à s’interroger sur la desserte internationale des gares périphériques françaises qui existent déjà sur le tracé du TGV nord européen. La Haute-Picardie n’accueille aucun Thalys, tandis que Calais-Frethun – qui aurait pu devenir la grande gare internationale du littoral – ne dispose que de trois arrêts quotidiens sur la liaison Paris-Londres. Cette faiblesse rappelle que ce n’est pas seulement l’équipement qui compte mais bien, avec lui, le service associé : or ce sont les opérateurs de réseaux qui définissent l’offre et non la présence d’une gare. Si les gares périphériques en place sur le réseau nord-européen n’ont aucune vocation internationale, pourquoi l’introduction d’une nouvelle gare changerait-elle quelque chose au modèle français de la grande vitesse ferroviaire ?
Pour bien comprendre le caractère aléatoire d’une offre internationale dans une gare lilloise située sur l’axe Paris-Bruxelles-Amsterdam, il faut aussi revenir au seuil des trois heures de transport où s’équilibre la répartition des voyageurs entre avion et TGV.
C’est ce seuil que les opérateurs cherchent à atteindre et qui impose des contraintes très fortes. Elles ont conduit les Pays-Bas à renoncer à desservir La Haye pour favoriser un tracé plus rectiligne de la voie nouvelle vers Amsterdam et à en financer une partie en territoire belge, au nord d’Anvers, alors que les Flamands avaient initialement opté pour la réalisation d’une ligne classique aménagée ne permettant pas des vitesses de 300 km/h.
Ces interventions conduisent aujourd’hui à obtenir un temps de parcours entre Paris et Amsterdam de 3 h 18 ; l’enjeu essentiel pour Thalys est donc de parvenir à contracter ce temps afin de le ramener au seuil des trois heures ; ceci paraît accessible grâce à l’amélioration du matériel roulant, mais demeure incompatible avec l’idée de tout arrêt supplémentaire sur l’axe Paris-Bruxelles- Amsterdam.
La saturation des gares lilloises n’est pas une question simple. La SNCF s’appuie sur elle. Mais RFF évoque des difficultés nées du mode d’exploitation de Lille-Europe qui fonctionne comme une gare terminus (avec rebroussement des trains pour permettre leur stationnement sur un site voisin) et non comme une gare de passage. Pour y remédier, il suffirait de permettre aux TGV de poursuivre leur route en direction du site de Lomme- Délivrance (moyennant quelques aménagements) qui dispose désormais de capacités suffisantes en raison de l’éviction d’une grande part de son trafic fret. Une troisième gare TGV ne serait alors pas nécessaire.
Par ailleurs, la saturation des gares est une question très relative. Elle dépend des normes de sécurité adoptées et de l’avancée des techniques de régulation du trafic. Les Japonais, par exemple, font circuler beaucoup plus de trains rapides que les Européens dans des conditions de sécurité équivalentes.
Tous ces éléments viennent fortement tempérer l’intérêt d’une troisième gare TGV lilloise. Du point de vue du système de transport, des dessertes ferroviaires possibles, des enjeux d’urbanisme associés, elle apparaît comme une fausse bonne idée.
Quelle stratégie peut alors être défendue pour assurer la position lilloise sur le réseau TGV nord-européen à grande vitesse ? Quatre pistes, au moins, peuvent être suggérées pour conforter la place de Lille sur le réseau TGV international en misant sur le couple des gares centrales existantes et sur le renforcement d’un axe stratégique Lille – Bruxelles :
D’abord, il convient de relativiser le risque de remise en cause de la rente de situation lilloise sur le réseau européen. Si la position de Bruxelles se renforce grâce à l’achèvement de l’axe Paris-Amsterdam, Lille reste un noeud important sur l’axe Londres-Bruxelles et un lieu d’échanges particulièrement intéressant pour les Britanniques qui se rendent en France sans avoir le centre de Paris pour destination finale. Cet atout sur le réseau d’interconnexion devrait être mis en avant à travers une politique de marketing plus offensive. En fait, le véritable risque, pour Lille, serait que les opérateurs fassent de Charles de Gaulle-TGV, un "hub" ferroviaire international, ce qui n'est pas à l'ordre du jour de l'alliance ferroviaire Railteam.
Ensuite, le réseau TGV français tend à être de plus en plus dual : d’un côté un réseau centré sur Paris ; de l’autre, le réseau intersecteurs en plein développement qui effectue des liaisons de province à province en juxtaposant, sur ces parcours, des segments de clientèles différents. Ces services, en expansion, concernent aujourd’hui largement la gare de Lille-Europe ; davantage de trains intersecteurs pourraient être prolongés en direction de la Belgique, puis éventuellement des Pays-Bas (en fonction du matériel roulant mobilisable), renforçant ainsi le potentiel de liaison internationale lillois.
Une troisième piste pourrait être la création de services TGV à courte distance entre Lille et Bruxelles ; sortes de TGV-transfrontaliers à l’image des TER-GV développés dans le Nord-Pas-de-Calais depuis 2000 (voire dans leur prolongement, exemple : Dunkerque – Bruxelles). Ils pourraient alors contribuer à affirmer un bi-pôle Lille – Bruxelles, à condition toutefois, dans le système urbain euro-régional, que les synergies entre ces deux villes s’intensifient.
Enfin, et toujours sous la même condition, dans une approche plus ouverte de la question européenne, on peut imaginer le prolongement vers Lille des futurs services Fyra qui relieront Amsterdam à Bruxelles, à grande vitesse (250 km/h), à partir de la fin 2011.
Ainsi, les possibilités techniques pour renforcer la desserte internationale de la métropole lilloise ne manquent pas, sans recourir au mirage de l'ouverture d'une nouvelle gare, mais l'activation de ce potentiel dépend avant tout de l'évolution de l'attractivité du territoire concerné.