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Dossier
#11
Les gares et leur architecture : à nouveau des connivences entre le train, le rail et la ville
RÉSUMÉ > Cathédrales de la modernité, les gares étaient devenues après la Seconde Guerre mondiale des lieux hostiles, froids et peu accueillants. Avec l’arrivée de la grande vitesse, elles plongent à nouveau leur racine dans le mythe et renouent des connivences entre le train, le rail et la ville. Prolongements de la vitalité urbaine de la rue, elles intègrent des fonctions commerciales. Monuments à la prouesse technique, elles abritent des machines aussi imposantes que sophistiquées.

     Quelques images issues de la littérature contemporaine suffisent pour évoquer la perception négative de l’architecture ferroviaire telle qu’elle s’impose au cours des décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Aux yeux de ses observateurs ordinaires – grands voyageurs, pendulaires, mais aussi flâneurs ou simples accompagnateurs d’amis en partance – la gare semble se définir comme un lieu hostile, froid et peu accueillant.

     Le romancier allemand Winfried Georg Sebald décrit dans ce sens la gare centrale d’Anvers du début des années 1970 : son protagoniste et ami Austerlitz la perçoit comme un immense « Nocturama », peuplé d’ombres noires qui se détachent dans l’atmosphère grisâtre du grand hall des pas perdus. Ses gigantesques salles d’attente sont perçues comme des espaces carcéraux aux ambiances piranésiennes , capables de faire émerger toutes sortes d’oppressions latentes aux confins de la conscience .

     Ces images rappellent les descriptions d’Anna Maria Ortese relatives à la gare centrale de Milan, dépeinte comme un immense bâtiment ténébreux dont les espaces suscitent un mal-être profond. Les faisceaux de rails qui s’y étoilent offrent l’image d’un corps devenu étranger à la ville : on y voit presque un visage, « les détails d’un visage courroucé, dur, étrangement vieilli ». Et les travaux de modernisation de ces structures entrepris dès les Trente Glorieuses au nom d’un nouvel esprit fonctionnaliste, n’ont pas suffi à convaincre les usagers ou les simples observateurs du nouveau type d’accueil et de déplacement qu’elles offrent.
     Ainsi on comprend pourquoi l’anthropologue Marc Augé souligne que la gare est un non-lieu où se croisent, sans se rencontrer, des milliers d’itinéraires subjectifs. Ces perceptions offrent un contraste très marqué avec les valeurs de modernité sociale et d’exploits technologiques dont la grande gare centrale, terminus des trains à longue distance, a été l’expression au cours de la deuxième moitié du 19e siècle et du début du 20e. Les écrivains tout comme les peintres avaient transmis la symbolique forte liée à l’édifice de la gare, lieu d’attente, de retrouvailles, de départ pour des destinations lointaines, à la fois espace public majeur au coeur de nouveaux quartiers et monument aux progrès de la technique et de l’architecture.

     Dans cet article qui reprend le fil d’une réflexion que je mène depuis longtemps sur l’architecture des gares et leur rapport à la ville, j’essaierai de montrer que ce lieu public urbain s’est formé autour de deux lieux spécifiques, l’un destiné à l’abri des voyageurs, l’autre à l’arrêt des trains. Ces deux lieux caractéristiques de l’architecture des gares, intégrés dans un seul bâtiment ou définis comme deux corps autonomes, ont évolué en relation à l’espace public alentour en permettant une forme toute particulière d’« urbanité ». Ils représentent, d’un côté, la grande vitalité urbaine de la rue et de la place condensée dans des espaces couverts, fortement dilatés et articulés entre eux, et, de l’autre, la prouesse technique qui s’impose non pas comme ornement mais comme signe constructif.
     Depuis l’arrivée de la grande vitesse et la construction d’une nouvelle génération de gares urbaines, à partir des années 1980, les signes distinctifs des lieux de l’arrivée et du départ des trains se renouvellent. Et l’édifice de la gare plonge à nouveau ses racines dans le mythe : celui d’un espace aux formes colossales, abritant une foule aux sentiments contrastés, faits de désirs, de silences, d’euphories, de plaisirs et d’impatiences, et abritant des machines hors du commun, sophistiquées bien que démesurées.

Au 19e siècle, des cathédrales des temps modernes

     Il est presque inutile de rappeler à quel point, au cours de la seconde moitié du 19e siècle, l’architecture de la gare a été associée à l’atmosphère fantasmagorique de ses espaces d’arrivée et de stationnement du train. Ces espaces forment des galeries couvertes d’amples voûtes et suscitent fascination et peur à cause de leur immensité et de leurs matériaux nouveaux : la guise, le fer, le verre. Perçue comme un lieu d’attente qui précède ou suit de longs parcours, la gare est par ailleurs décrite comme une cathédrale des temps modernes et une véritable porte de ville, située au croisement de plusieurs réalités géographiques et sociales. Elle devient une destination particulière qui permet au voyageur d’accéder à de nouveaux mondes à travers un parcours riche en émotions et non sans inquiétudes. Théophile Gautier souligne qu’elles apparaissent comme « le point de rencontre des nations, le centre vers lequel tout converge, le corps d’étoiles gigantesques dont les rayons d’acier atteignent les extrémités du globe ».
     À l’instar d’une cathédrale, elles permettent la pratique d’un nouveau culte, celui du voyage en chemin de fer, symbole de la modernité et du progrès lié à l’industrialisation. A la même époque, les peintures de Claude Monet de la gare Saint-Lazare transmettent la signification presque sacrée de ces grandes galeries ferroviaires couvertes de voûtes ; ce sont de vastes nefs pleines de vapeur, de lumières, d’ombres, de reflets, espaces où le voyageur s’attarde, converse, se montre, avant de prendre le départ.
     Dans les tableaux de William Powell Frith et de George Earl représentant une foule hétérogène qui circule dans les espaces des grandes gares de l’époque, apparaît un autre élément, également présent dans les pages d’Émile Zola6 : la gare est une immense fabrique, un lieu de travail, d’échange et d’habitation. Elle est peuplée d’une foule hétérogène, où chacun vit à son propre rythme et joue un rôle particulier : coursiers, mécaniciens, conducteurs, employés, voyageurs, flâneurs. Et cette nouvelle place urbaine, entourée de vastes verrières et dotée non seulement de services destinés à la vente des billets ou au dépôt des bagages, mais aussi de bibliothèques, de buffets, de salons au décor raffiné, sert de toile de fond aux idées, aux passions, aux rêves, aux projections de tout un imaginaire individuel et social.

     De point de vue typologique, dès son arrivée au coeur de la ville la gare se révèle comme une agrégation de plusieurs volumes conçus comme des lieux de halte à l’abri, extension de l’espace collectif urbain à l’espace architectural de l’édifice. Si, dans un premier temps, les modèles de référence sont les lieux de la civilisation préindustrielle affectés à l’hébergement temporaire, comme les pensions et les hôtels de poste, ou encore les ports et les embarcadères, très vite la gare trouve son expression architecturale dans l’association de vastes nefs et voûtes en fer et verre, rivalisant avec les nouvelles grandes halles des expositions universelles.
     Dans la recherche du caractère architectural le mieux adapté au type de la gare, les traités de la deuxième moitié du 19e siècle soulignent l’importance de l’ouverture d’une grande fenêtre thermale au coeur de la façade principale, capable de traduire la forme des espaces internes. Ainsi Auguste Perdonnet déclare-t-il à ce sujet que « les gares ferroviaires ont elles aussi leur architecture particulière. Dans les gares de tête, comme dans tous les édifices destinés à accueillir un public nombreux, il existe souvent un péristyle autour duquel s’ouvrent des portes et des fenêtres de grandes dimensions destinées à éclairer d’immenses vestibules. […] Ce qui caractérise la façade principale est une grande arche ou une immense lunette qui révèle la forme de la couverture du hall des voyageurs ».

En Allemagne, le modèle des gares centrales

     À partir de ces caractères distinctifs différemment interprétés et adaptés suivant les cas, au cours des années 1880 s’affirme en Allemagne le modèle de la grande gare centrale – le Hauptbahnhof – qui dominera comme croiseexemple emblématique de la gare terminus jusqu’à la fin des années 1930. Dans ce modèle, représenté avant tout par le Hauptbahnhof de Francfort et suivi par ceux de Leipzig, de Bâle, de Stuttgart, de Milan, le traitement des volumes révèle l’usage auquel chaque lieu est destiné et crée un parcours réglé et hiérarchisé.
     Ce parcours n’est pas dicté uniquement par l’organisation fonctionnelle interne de l’édifice ; il est engendré par le rapport avec l’espace urbain alentour. Depuis la place jusqu’à l’intérieur du bâtiment, le parcours du voyageur se déroule ainsi à travers une succession de lieux spécialisés. En traversant le grand hall des départs sur lequel s’ouvrent les services de la vente des billets, on arrive à la galerie des passagers, nouvel espace autonome né de la transformation du marchepied transversal aux quais. Cette galerie se présente comme un lieu public relié à la ville : une sorte de passage couvert sur lequel s’ouvrent les magasins et les services destinés aux voyageurs.
     La gare n’est plus enfermée dans son enceinte, séparée de la ville par ses cours d’arrivée et de départ : ses salles et galeries des passagers s’ouvrent sur la ville et définissent un prolongement de l’espace public à l’intérieur de l’édifice. Ce sont ces grands espaces dilatés et dépouillés de tout ornement superflu, ces grandes galeries des passagers en liaison avec l’espace extérieur, c’est cette connivence entre le train, le rail et la ville, cette dialectique entre le fer, le verre et la pierre, ce travail sur la lumière et le bruit qui séduisent les mouvements artistiques du début du 20e siècle et qui permettent de consolider le mythe du rail et de la gare comme symbole de modernité.

     Au cours des années 1980, on assiste en Europe à ce qui sera défini par la littérature spécialisée comme la renaissance des gares. Les discussions autour de l’arrivée de la grande vitesse – en projet déjà depuis quelques décennies – imposent dans les grandes villes européennes une révision des modèles de gare hérités du 19e et du début du 20e siècle, pour la plupart endommagées par la guerre et par les interventions subies au cours de la période fonctionnaliste.
     Des concours internationaux sont organisés pour les gares de Bologne, de Lucerne et pour le nouveau terminal entre les gares King’s Cross et St. Pancras à Londres. Le monde de l’architecture, de l’art et de la technique, ainsi que celui de l’urbanisme et de la sociologie urbaine se mobilisent : si la plupart des concours n’ont pas d’issue concrète, ceux-ci auront du moins permis l’éclosion de nouvelles idées et réflexions sur la symbolique et la forme de la gare à l’âge de la grande vitesse. Cette symbolique est relatée par des expositions et de nombreuses publications sur le sujet.

     Si l’on analyse les projets de renouvellement d’anciennes gares ou de construction de gares nouvelles, urbaines ou exurbaines, qui ont lieu au cours des années 1990 et 2000, on s’aperçoit que le thème porteur est encore celui de la représentativité de ce lieu public majeur au travers de ses deux espaces emblématiques: l’espace du voyageur, aux formes dilatées et qui renvoient à la vitalité de la place urbaine, et l’espace des trains dominé par la prouesse technique.
     Parfois, ces deux noyaux typologiques sont articulés en un seul édifice: la grande halle de couverture des trains devient alors l’emblème de l’ensemble et se définit comme symbole fort de ce nouveau monument dont la fonction majeure est celle de pôle d’échange. Parfois, ces deux noyaux sont séparés et articulés entre eux par des vastes galeries : ils composent alors soit un édifice compacte à la jonction de plusieurs axes du tissu urbain, soit un édifice à plusieurs corps de bâtiment, chacun en relation avec une partie distincte de la ville.
     Avec le travail sur la lumière naturelle qui irrigue les espaces jusqu’aux entrailles de la ville, ce qui est commun à l’ensemble de ces propositions est que la gare est de plus en plus amenée à intégrer des fonctions liées au commerce, dont la présence ne devrait pas cependant nier celle du monde de la mobilité et du voyage.

     Le premier cas de figure est explicité par la nouvelle gare de Berlin – la Lehrter Bahnhof – confiée à l’agence von Gerkan, Marg & Partner. Le bâtiment occupe le site de l’ancienne gare détruite, en face du Spreebogen et du quartier des ministères. L’édifice abrite l’un des noeuds ferroviaires les plus importants d’Allemagne, au croisement des lignes métropolitaines, régionales et longues distances et marque un important point d’arrêt sur l’axe nord-sud des lignes ferroviaires urbaines, en projet depuis plus d’un siècle.
     Ces lignes, situées à différents niveaux, se superposent formant un jeu de terrasses ouvertes les unes sur les autres et reliées entre elles par des rampes et des escaliers. L’ample voûte vitrée qui couvre ce vaste espace central distribué sur plusieurs niveaux et fermé par deux barres de bureaux, devient l’emblème de l’édifice et permet à la lumière naturelle de pénétrer jusqu’aux vastes souterrains.
     Le deuxième cas de figure est représenté par la gare de Santa Justa à Séville, construite par les architectes Cruz & Ortiz. Par rapport à la ville, la gare joue le rôle de nouveau bâtiment public situé à l’intersection de plusieurs quartiers et sur lequel convergent plusieurs boulevards. L’édifice a une forme compacte et reprend le modèle des anciennes gares terminus. Une marquise en saillie souligne l’entrée principale sur la place. Elle conduit à deux passages qui traversent la zone commerciale et qui ouvrent sur le grand hall des arrivées et des départs des voyageurs ; ce hall consiste en un volume unique, au dessin géométrique pur et élégant. Envahi de lumière, il évoque les anciennes galeries des passagers transversales aux quais.
     De là on rejoint la galerie des trains, dessinée par une succession de six nefs couvertes de voûtes métalliques de section ogivale. L’utilisation des matériaux et le dessin des espaces aux lignes pures et classiques rappellent, dans cette gare, l’architecture « rationaliste » des années 1920 et 1930.

Madrid : une serre pour salle d’attente

     La gare d’Atocha à Madrid, conçue par l’architecte Raphael Moneo, est une variante de ce deuxième cas de figure : l’édifice n’a pas une forme compacte mais dessine une articulation de plusieurs corps de bâtiment flanquant l’ancienne halle du 19e siècle. Au terme de la promenade urbaine du Prado, la vieille gare, restaurée et transformée en une serre-salle d’attente, impose à la vue sa forme basilicale avec une voûte centrale en fer et en verre et des corps de bâtiment latéraux en brique. Un mur d’enceinte et une rampe ferment la nouvelle place le long du flanc nord-est, située en contrebas. Une tour de l’horloge au volume simple et élancé assure la jonction entre le bâtiment du 19e siècle et la nouvelle galerie des passagers.
     Une seconde place, ouverte sur l’avenue, dessine un espace polycentrique, parcouru par le flot des voitures et des bus. Deux éléments architecturaux en composent le front : la rotonde d’entrée, aux lignes classiques et élégantes, qui alterne de grandes surfaces vitrées et une structure de colonnes en brique et d’architraves en pierre blanche ; les piliers en béton armé de la galerie des trains à grande vitesse.
     À l’intérieur, la gare comporte deux espaces principaux, aux dimensions exceptionnelles : cette nouvelle galerie des trains conçue comme une immense salle hypostyle ; la nef centrale de l’ancienne gare, transformée en jardin botanique avec aires de repos, cafés et restaurants. Conçue comme un ensemble d’espaces distincts, fortement caractérisés et reliés entre eux par des parcours publics lisibles aussi bien à l’échelle urbaine qu’à l’échelle de l’édifice, la gare de Moneo parvient à conférer unité et qualité à un site urbain longtemps marginalisé.

Un train dans le rayon de chaussures…

     Ces quelques exemples montrent que l’architecture de la gare peut retrouver aujourd’hui la mémoire et la vitalité des anciennes places couvertes qui formaient le noyau typologique des premiers grands terminus. Située au coeur de nouvelles centralités métropolitaines, la gare et ses rails pourraient renvoyer à nouveau l’image d’une charpente organique, en même temps vigoureuse et poreuse, autour de laquelle la ville et ses territoires s’articulent.
     À la fois à l’échelle architecturale et à l’échelle urbaine, la gare et ses rails obligent à prendre en compte, dans leur conception, les notions de « seuil », de « limite », de « frontière ». Dans les nouveaux quartiers de gares, cette question se pose d’autant plus que les projets de restructuration qui les concernent se fixent comme principal objectif de leur redonner cohérence et lisibilité à travers la couture des « fractures » existantes.
     Mais, il ne suffit pas de construire un nouveau paysage urbain séduisant, un joli cadre architectural, il faut que le bâtiment trouve sa raison d’être à la fois dans la spécificité des lieux où il s’inscrit et dans les images culturelles qui ont caractérisé sa propre histoire.
     C’est ainsi que l’on pourra contraire la tendance à transformer la gare en un grand centre commercial, où la banalité de l’architecture domine à tel point que, pour reprendre une heureuse image de Roland Barthes, un train semble parfois déboucher directement dans un rayon de chaussures.