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Histoire & Patrimoine
#24
« Une ville supérieurement administrée » Janvier, le maire de la Guerre
RÉSUMÉ > Cela peut paraître incroyable. Alors que la Grande Guerre écrase le pays, « Rennes est une ville heureuse », ainsi que l’écrit un journal de l’époque. Le prix des denrées flambe moins qu’ailleurs et les Rennais ont de quoi se nourrir. Cela, grâce à une gestion de la ville due à son maire radical Jean Janvier. Il instaure une sorte de socialisme en acte en créant par exemple une « boucherie municipale » et en encadrant strictement le cours des denrées.

     Dans son numéro de juin 1917, La Revue hebdomadaire, une revue parisienne, consacre, entre deux articles sur « L’âme suisse pendant la guerre » et « La vie rurale en France », une vingtaine de pages à « une ville supérieurement administrée »: Rennes.
     Présentée comme une indiscutable réussite, la politique mise en oeuvre par Jean Janvier, maire de la ville depuis 1908, y est encensée: « le triomphe de l’organisation à Rennes constitue à la fois un exemple et une preuve », écrit notamment l’auteur de cette étude ; « l’exemple à suivre, la preuve que nous n’avons pas besoin d’aller chercher en Allemagne un esprit d’organisation qui se trouve chez nous et y triomphe sans peine ». Un esprit d’organisation comparable à celui qui caractériserait les Allemands ! En pleine guerre, le compliment pourrait surprendre: il est pourtant justifié par l’auteur, Léon Berthaut, qui entend dénoncer l’« admiration aveugle » pour cette « organisation allemande », infirmer aussi l’idée selon laquelle « les Français ne sont pas des organisateurs » et ne peuvent pas l’être.
     Berthaut n’est cependant sans doute pas le plus objectif des analystes de la politique mise en oeuvre à Rennes par Jean Janvier. C’est en effet un proche du maire, qui le qualifie, dans ses mémoires, de « cousin et ami »: c’est d’ailleurs à ce journaliste du Petit Rennais, journal républicain proche de la municipalité, qu’il a remis les manuscrits successifs de ces mémoires, rédigés pour ses enfants pendant la guerre.
     Faut-il pour autant dénier tout intérêt aux analyses publiées dans La Revue hebdomadaire, y voir simplement une opération de communication menée par un proche? Rien n’est moins sûr.

La guerre et le problème de la vie chère

     Au coeur de l’article de Léon Berthaut, l’on trouve en effet un constat : celui de la préoccupation majeure que constitue l’inflation pour les Français – et les autorités – depuis 1914, ce « problème de la vie chère » ainsi que le nomme la presse.
     « Le prix de la viande est-il trop élevé? » s’interrogeait par exemple L’Ouest-Eclair dans son édition du 3 septembre 1914, alors que le maire de Vitré avait dénoncé, par un avis du 3 août, le fait que « certains commerçants de la commune auraient déjà augmenté dans une notable proportion le prix de certaines denrées et de matières de première nécessité ». L’accaparement, la spéculation de quelques-uns cherchant à profiter du malheur du plus grand nombre deviennent des thèmes récurrents dans la presse locale et nationale, un souci quotidien pour la population, plus particulièrement en ville: dans les campagnes d’Ille-et-Vilaine, les premières semaines du conflit ont été au contraire marquées par une baisse des prix… lorsque les produits trouvaient preneurs, venant accréditer l’idée que les difficultés urbaines ne sont dues qu’à la malveillance de quelques-uns.
     Et les chiffres parlent d’eux-mêmes: le prix de la viande multiplié par deux à Vitré en l’espace de quelques mois, croît dans de plus fortes proportions encore à compter de fin 1916. Dans les Côtes-du-Nord, le beurre subit une hausse de 450 %, les oeufs de près de 600 %, les augmentations allant de 4 à 500 % selon les produits.

     Face à cette situation, lourde de conséquences pour les populations urbaines qui n’ont pas la possibilité de produire de quoi subvenir à leurs besoins, les autorités ne restent pas inactives.
     Autorités étatiques tout d’abord: les services de l’État cherchent tout d’abord à veiller au ravitaillement des armées et, dès le premier jour de la mobilisation, des commissions cantonales de ravitaillement ont été mises en place. Parallèlement, l’État tente, autant que faire se peut, d’organiser les marchés: il en va en effet de l’indispensable stabilité sociale à l’arrière, des grèves ou des mouvements sociaux pour cause de prix trop élevés ne pouvant être envisagés. Les préfectures agissent donc, pour l’essentiel, en amont de chaque filière, de manière à améliorer les conditions de production: des permissions agricoles sont par exemple accordées aux soldats cantonnés dans les dépôts de l’arrière, tandis que des prisonniers allemands sont mis à la disposition des exploitants agricoles, sous la responsabilité des maires.
     C’est en effet à l’échelle municipale que sont mises en oeuvre les décisions les plus concrètes en matière de prix. Les premières relèvent de l’incitation: à Rennes, à Fougères, à Vitré comme ailleurs, les édiles ne manquent pas d’appeler commerçants et producteurs au civisme qu’imposent les circonstances. L’on passe ensuite, en général, à la « taxation » des denrées, autrement dit à la fixation d’un prix maximal par arrêté municipal. Ces mesures ne sont efficaces qu’un temps cependant, les fraudes se multipliant. L’ultime étape, en 1917, est donc la mise en place de cartes de rationnement: les « carnets de sucre » sont les premiers en janvier, suivis par d’autres, notamment sur le pain ou sur le charbon qui, lui aussi, vient à manquer, tandis que des « jours sans viande » sont instaurés.

     Rennes n’échappe pas à ces tensions économiques. Pourtant, la capitale bretonne est, selon un article publié dans Le Matin, grand journal parisien, le 4 février 1918, « une ville heureuse, qui traverse la grande tourmente sans trop de souffrances matérielles »…
     « À Rennes, les oeufs, les meilleurs, coûtent 3,50 F la douzaine et 3,25 F la livre de beurre », explique le journal. Dans le même temps, « à Paris, pour dix sous, on a un oeuf qui consent quelquefois à être à la coque. Quant au beurre… ». Et de poursuivre: « à Rennes, le bois de chauffage vaut 24 francs le stère. A Angers, on doit le payer 45 francs. A Rennes, ceux qui ont des poêles à combustion lente trouvent de l’anthracite à 6,50 F les cinquante kilos. A Paris et dans le reste de la France, l’anthracite est devenu diamant ».
     L’explication de cette situation est simple pour le journaliste qui, en cela, rejoint l’analyse de Léon Berthaut, un an plus tôt: « elle doit tout cela à un homme, son maire, M. Jean Janvier ». Et de dresser la liste des différentes facettes de la politique municipale de l’édile.

La solution: la municipalisation des services…

     Cette politique, que Janvier veut avant tout « pragmatique », s’est comme imposée au maire au gré des événements, de l’évolution de la situation. Point de grand principe semble-t-il derrière ce que l’on pourrait qualifier de « municipalisme » ou de « dirigisme municipal », une « économie municipale de guerre » tournée vers la seule satisfaction des Rennais.
     Dès les premières semaines de guerre, un Comité central des secours de guerre a été mis en place en ville, afin de coordonner l’action des différentes institutions locales au profit des réfugiés qui débarquent par milliers à compter de fin août 1914 en gare de Rennes, mais aussi des soldats blessés, des orphelins de guerre ou des travailleurs qui affluent en ville où l’arsenal embauche. L’action caritative ne pouvait suffire cependant.
     La ville se fait donc régulatrice des prix des denrées dans un second temps, en fixant les cours de certains produits, notamment de la viande ou du pain, afin de limiter les effets de l’inflation. Faute cependant aux bouchers et charcutiers rennais de respecter les termes implicites du contrat, Janvier va plus loin, en proposant, en décembre 1915, la création d’une boucherie municipale. Sans se substituer au secteur privé, la ville, par ce biais, lui impose, par le libre jeu de la concurrence, des prix plus bas qu’ailleurs en France.

Des « patates municipales » pour la population

     La viande n’est pas la seule concernée en effet. En mars 1916, alors que le prix des pommes de terre ne cesse de croître, la municipalité décide de mettre en culture de vastes terrains appartenant à la ville. Les pelouses du Thabor sont notamment concernées par ce que l’on va rapidement qualifier d’« oeuvre des patates municipales ». La main-d’oeuvre est fournie par les employés municipaux qui n’ont pas été mobilisés, dédommagés par quelques dizaines de kilogrammes du précieux tubercule. Quant au reste de la récolte – 40 tonnes! –, il sert à approvisionner les cantines, les soupes populaires et les différentes oeuvres au profit des blessés ou des réfugiés.
     Surtout, ainsi que l’explique Jean Janvier dans un entretien au Matin, en janvier 1917, « le principal rôle de nos potagers [et] de notre boucherie municipale est d’être de grands régulateurs de cours dans notre ville. C’est ainsi que j’aperçois déjà le moment où, étant donné le bénéfice que nous laisse notre boucherie, j’abaisserai encore de quelques sous le tarif, et nous vendons à 10 % moins cher que ne vendaient les bouchers »… De la même manière, « bien que nous ne vendions point nos légumes, le seul fait que nous pourrions les mettre en vente empêche toute spéculation », d’autant que les pommes de terre municipales, une fois arrachées, avaient laissé leur place à des choux, des navets, des oignons, des poireaux et des salades, dégageant en l’espace de quelques semaines un bénéfice net de plus de 7000 francs, l’investissement initial n’ayant pas dépassé 1900,00 F

Des budgets municipaux excédentaires, malgré la guerre

     Une gestion rigoureuse des finances municipales: telle est en effet la seconde caractéristique majeure de l’action de Jean Janvier au cours des années de guerre. Son obsession est le maintien, a minima, d’un strict équilibre budgétaire. En fait, malgré le déficit laissé en 1908 par la précédente administration, conduite par le sénateurmaire libéral Eugène Pinault, la nouvelle équipe municipale de la « liste d’entente républicaine », rassemblant républicains, radicaux et socialistes, assure un premier exercice excédentaire en 1909. Sans remettre en cause la poursuite des grands travaux d’aménagements que connaît alors la ville de Rennes – le Palais du Commerce, la halle centrale, le réseau d’égouts –, en dépit de l’entrée en guerre, le budget municipal reste bénéficiaire de plusieurs centaines de milliers de francs au cours des années suivantes… Sans augmentation de la pression fiscale, insiste Janvier dans ses mémoires.
     Cet argent procure au maire une indéniable marge de manoeuvre alors que la guerre engendre de nouveaux besoins, de nouvelles difficultés. Outre la boucherie municipale, outre les « patates municipales », l’administration Janvier établit ainsi une boulangerie municipale qui permet de réguler le prix du pain. À compter de 1916, un parc à combustible municipal permet, par l’achat de centaines de tonnes de charbon et de bois ensuite revendues à la population, de peser à la baisse sur le prix des combustibles. Et l’on agit de même avec le blé noir ou les céréales, enfin avec le lait avec la création d’une laiterie municipale en 1917.

Rennes, un modèle pour les autres villes de France

     Un modèle: c’est ce que tendent à faire de Rennes les différents articles concernant la gestion de la ville publiés en 1917-1918. Car celui du Matin en février 1918 ou de La Revue hebdomadaire ne sont pas les seuls. On en relève régulièrement, entre autres, on l’imagine, dans L’Ouest- Eclair, le grand quotidien breton. Mais la presse nationale n’est pas avare, elle non plus, de louanges pour le maire de Rennes et la politique mise en oeuvre ici. En janvier 1917 déjà, Le Matin avait consacré un article titré « L’exemple à suivre », expliquant « comment la ville de Rennes a su échapper à toutes les crises économiques ». Quelques jours plus tard, c’est La Libre Parole qui présente les initiatives du maire de Rennes. Et l’on trouverait dans le Soleil du Midi, journal marseillais, Le Démocrate ou Le Petit Niçois en 1918 des articles tout aussi laudateurs.
     Les autres maires, les hommes politiques s’intéressent eux aussi au cas rennais. En janvier 1918, Paul Deschanel, alors président de la Chambre, écrit à Jean Janvier pour le féliciter: « La ville de Rennes peut être donnée en exemple aux plus grandes villes de France ». Quelques mois plus tôt, c’était Clemenceau ou encore Edouard Herriot, député-maire de Lyon, tandis qu’à Saint-Malo, Vannes, Cherbourg ou Levallois-Perret, l’on s’inspire directement de l’exemple rennais.

     On l’a vu: ce « modèle rennais » est avant tout l’oeuvre du maire. Né en 1869 à Saint-Georges-de-Reintembault, en pays de Fougères, fils d’un plâtrier qui meurt alors que Jean n’a que 10 ans, le futur édile doit quitter l’école à 12 ans pour devenir apprenti plâtrier, à Saint- Brice-en-Coglès tout d’abord, à Rennes ensuite, avant de se lancer dans un tour de France. Incorporé en 1880, il participe en 1881-1883 à la campagne de Tunisie et y gagne ses galons de sous-officier. Revenu à Rennes en 1885, il épouse en 1886 la fille du maire de Cesson-Sévigné puis crée sa propre entreprise dans le bâtiment, participant notamment à la restauration du parlement de Bretagne.
     Dès 1898, il devient président du Syndicat des entrepreneurs de Rennes, contribue à la création de la fédération des syndicats patronaux du Nord-Ouest de la France en 1902 dont il devient le premier président lors du congrès fondateur d’Angers, tout en exerçant de hautes responsabilités au tribunal de commerce. Dans le même temps, le réserviste qu’il est aussi est devenu officier, commandant une des compagnies du 75e RIT, le régiment territorial de Rennes. Promu chef de bataillon en 1911, il est mobilisé à ce grade en août 1914 et sert, jusqu’en septembre 1915, comme commissaire militaire, commandant d’armes à la gare de Rennes, contribuant à la gestion d’un trafic ferroviaire de première importance pour la défense du pays tout en gérant les affaires de la ville. Une modification de la législation, en août 1915, le conduit finalement à délaisser ses tâches militaires pour se consacrer à ses fonctions municipales.

Une « ville régulatrice » face à la crise

     « L’invention de l’humanitaire »: c’est ainsi que Jean- Yves Andrieux et Catherine Laurent titrent l’un des chapitres des mémoires de Janvier, mémoires qu’ils ont édités aux PUR en 2000. L’action du maire radical de Rennes entre 1914 et 1918 va au-delà me semble-t-il : en mettant en oeuvre une sorte de « socialisme municipal » de temps de guerre, une « économie dirigée urbaine », en municipalisant toute une série de services afin de garantir les conditions de vie de ses concitoyens, il a fait de sa ville une « ville régulatrice ».
     Il a fait en cela de cet échelon municipal le premier « amortisseur de la crise », apte à investir dans le mieux-vivre de chacun grâce aux excédents budgétaires dégagés par une rigoureuse gestion des deniers communs.