Bien loin – en apparence – de la polémique de la Samaritaine, il y a quelques semaines disparaissait sous les coups des démolisseurs une villa du boulevard Volney. Le cas de cette énième (et pas dernière) victime de la densification urbaine est intéressant car sur le site internet du promoteur responsable de cette destruction, la publicité qui expose le programme immobilier appelé à succéder à la vieille demeure bourgeoise vante… la qualité du patrimoine rennais1. Cruelle ironie. Certes, on comprend bien que par « patrimoine », les communicants qui ont conçu cette publicité pensent d’abord au Parlement ou à la place des Lices. Ils n’ont pas tort, et même s’il ne faut quand même pas beaucoup d’esprit critique pour constater que le traitement de la place du Parlement est assez médiocre, ou pour s’étonner de ce qui va advenir place Saint-Michel, on doit le reconnaître : l’hyper-centre, et singulièrement celui qui est enserré dans le secteur sauvegardé, est l’objet d’une certaine attention de la part des autorités. Du coup, le contraste n’en est que plus grand avec ce qui se situe au-delà de ce secteur, dans ce qu’il faut bien qualifier de « zone grise patrimoniale », sorte de limbes au statut incertain, terre promise des démolisseurs et bâtisseurs en tout genre qui font la ville de demain sans visiblement beaucoup d’égards pour l’émotion citoyenne que leurs initiatives peuvent susciter, et moins encore pour le paysage urbain qu’ils légueront aux générations futures.
Les enjeux relatifs à cette « zone grise » ont commencé à apparaître il y a une dizaine d’années avec la tristement célèbre affaire de la Visitation, située précisément juste en dehors du secteur sauvegardé. On s’en souvient, c’est alors que l’on célébrait avec éclat la reconstruction quasi-intégrale du parlement qu’on détruisait avec fracas en 2004 une chapelle, oeuvre d’un des architectes du même parlement, Corbineau, dont les autres réalisations, à Laval ou La Flèche, sont dûment référencées. Certes, la chapelle avait subi bien des injures du temps, mais la surprise fut réelle quand on comprit, en regardant les démolisseurs agir, qu’il restait bien plus que l’on ne l’avait imaginé. Les autorités, embarrassées, expliquèrent que c’était de toute façon trop tard, et qu’il y avait de toutes les manières un impératif urbain supérieur : il fallait rééquilibrer le commerce du centre-ville vers le nord.
Même si les années Hervé avaient déjà vu des destructions fâcheuses hors du secteur sauvegardé (ferme du Grand Cucillé, hôtels rue de Redon), beaucoup alors se demandèrent si la municipalité socialiste qui avait fait des combats patrimoniaux un de ses marqueurs initiaux – songeons à la « bataille des Lices » des années 702 – n’était pas en train d’opérer un retour aux années Fréville. Le temps du grand maire historien inspiré par les intendants urbanistes des Lumières auxquels il avait consacré sa thèse, avait en effet été marqué, au nom de l’intérêt supérieur du développement urbain et de la modernité triomphante, non seulement par l’intention de détruire les pavillons des Lices, mais aussi par la destruction des châteaux et manoirs de Bréquigny (1958), de Maurepas (1967) et de la Motte-au-Chancelier (1971). L’antique passage des Carmélites (1970) et la chapelle des Missionnaires de la rue de Fougères (1964) tombèrent aussi3. Quant aux restes de l’ancien couvent des Visitandines du Colombier, ils furent remontés au Bourg l’Evêque – cette grande victime de la tabula rasa modernisatrice – et à Maurepas, acte de charité patrimoniale auquel faisaient écho, en 2004, les promesses de garder ce qui pourrait l’être de la Visitation, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais dans le même temps, les années Fréville avaient été aussi celles de la mise en place du secteur sauvegardé.
Les années qui suivirent ce splendide ratage virent naître, non loin de là, les projets liés à l’aménagement de la place Sainte-Anne dans un esprit néo-haussmanien. L’idée discutable – mais peu discutée – de mettre une deuxième station de métro en ce lieu aboutissait à celle de détruire deux immeubles témoins de l’ancien faubourg, l’un d’eux datant du 18e siècle. Son intérêt patrimonial avait d’ailleurs été relevé par les services de l’Inventaire. Les discussions aboutirent à sauver ce dernier, mais pas son voisin, plus récent, sur lequel figurait la fameuse publicité « Dubonnet ». Mais on était là encore en dehors du secteur sauvegardé, et le maire Daniel Delaveau construisait un métro un peu comme Clemenceau faisait la guerre. Il est notable de voir que c’est alors que s’exprimèrent au grand jour les rêves de détruire Saint-Aubin, jugée par certains comme une monstrueuse butte-témoin héritée du temps du triomphalisme clérical, et par là apparaissait combien il était difficile pour toute une partie du bâti du 19e et du 20e siècles d’accéder de manière consensuelle au statut patrimonial.
L’affaire du Jeu de paume de la rue Saint-Louis, toujours en dehors du secteur sauvegardé, semble avoir marqué une nouvelle étape. On remarquera qu’il s’agissait encore du même quartier, futur nouveau coeur de ville à la faveur de la réhabilitation des Jacobins dont la restauration suscite moins de débats que l’usage qui y est prévu. Il faut dire que l’édifice est notoirement patrimonial et sa restauration envisagée depuis la fin des années 70. Concernant le jeu de paume de la rue Saint-Louis, on peut regretter qu’à partir du moment où on comprit que nous avions à Rennes un des plus anciens jeux de paume conservés en France (et donc en Europe) on n’ait pas imaginé des solutions comme nos voisins britanniques savent si brillamment les envisager en matière patrimoniale, et qu’on en soit resté à un projet d’équipement certes utile, mais assez petit-bourgeois dans son principe. L’essentiel est cependant que dans l’affaire, et non sans mal, acteurs patrimoniaux et décideurs municipaux semblent avoir fini par trouver un compromis.
Pourtant, ce qui semble bien marquer, sur l’ensemble de la décennie écoulée, un progrès en matière de concertation, ne doit pas masquer l’ampleur du massacre que subit l’espace en arrière des marges immédiates du secteur sauvegardé. L’exemple type est celui de l’hôtel des Demoiselles, édifice des 17e et 18e siècles, dont l’intérêt patrimonial est considéré comme élevé sur les documents du PLU. En annexe de celui-ci figure en effet un remarquable travail d’inventaire présenté d’ailleurs comme non exhaustif (détail important, qui prend en compte l’évolution possible du concept de patrimoine), dont le but est « de mettre en place un dispositif complémentaire [de la politique de l’État en ce qui concerne la protection du patrimoine national] de veille vis-à-vis d’édifices repérés comme de qualité pour éviter leur dénaturation, voire leur démolition éventuelle, en lien, bien évidemment, aux enjeux de développement de la ville et de son agglomération ». Élaboré entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, ce travail ne semble guère servir de boussole aux décideurs actuels.
Le bel hôtel particulier du 69 avenue Aristide Briand présente un cas comparable. Indiqué sur le document annexé au PLU comme d’un intérêt patrimonial « élevé », et malgré une pétition lancée par les Amis du patrimoine rennais, il est promis à la démolition. Dans ces conditions, comment s’étonner que des édifices comme la villa du boulevard Volney, et tant d’autres, qui se situent en deçà de la reconnaissance officielle, soient démolis ? Nous sommes donc bien là dans une sorte de « zone grise patrimoniale », où le rapport de force semble être la seule règle. Force est de constater qu’il n’est pas en faveur des défenseurs du patrimoine, nous y reviendrons. Tout cela sonne en outre comme un aveu d’échec pour ceux qui ont oeuvré pour faire comprendre que le patrimoine n’était pas que le grand et bel édifice si possible antérieur au 19e siècle.
On pourrait multiplier les exemples de ces destructions jamais discutées, et qui suscitent au mieux des murmures désapprobateurs. Beaucoup de ces opérations frappent des édifices relativement récents, qui sont abattus avant d’avoir obtenu la pleine et entière reconnaissance patrimoniale. L’auraient-ils jamais eue ? On peut en douter concernant la rue de l’Alma ou le quartier de Plaisance – mais est-ce si sûr ? – mais que dire de l’immeuble de la Fonderie, promis à la démolition alors qu’il s’agit d’un témoignage pour le moins intéressant de l’histoire industrielle de la ville ?
Dans les mois et les années qui viennent, d’autres édifices seront visés. Qu’adviendra-t-il par exemple des bâtiments du collège de l’Adoration ? Dans le contexte actuel, on imagine mal que se lève une réprobation généralisée pour défendre ce grand vaisseau typique de l’architecture scolaire de la Reconstruction. Mais quid alors de l’ancienne chapelle qui se trouve dans la cour et a bénéficié de l’aide de la Fondation du Patrimoine ?
Quid aussi du cimetière où reposent les soeurs victimes du bombardement de 1944, et de l’allée d’arbres qui y conduit, ultime témoignage de toute une ambiance qui était celle des couvents de faubourgs caractéristiques de l’ancienne France ? Ceci vient poser une autre question, qui est celle de l’insertion dans des programmes nouveaux d’éléments anciens. La Folie Guillemot ou la maison Crespel (rue Saint-Martin), belles au bois dormant qui attendent on ne sait trop quoi d’ailleurs, ont échappé à la destruction, mais paraissent comme ces épaves de vieux gréements au milieu des ports de plaisance. Quid aussi, plus loin dans l’avenue Patton, de cette ancienne et pittoresque école Sainte-Jeanne d’Arc, qu’un panneau de promoteur désigne comme condamnée, et dont chacun considérera avec raison qu’elle n’est pas un chef-d’oeuvre. Pourtant, elle est repérée comme intéressante sur les annexes au PLU. Il faut dire que son histoire est pour le moins singulière : pour éviter la saisie promise par la République radicale qu’il abhorrait, l’entrepreneur Huchet démonta l’école qu’il avait édifiée un peu plus loin et la fit remonter dans son jardin des Gantelles, où elle est toujours. En fait, on touche ici, avec cet exemple, à la complexité d’une notion, le patrimoine, qui oscille entre histoire et histoire de l’art, cette dernière ayant tendance à cannibaliser la première, le critère esthétique tendant à devenir premier.
La polarisation de la notion de patrimoine sur l’esthétique, au détriment de la valeur historique (dont la matière de référence demeure moins le bâti que l’archive) constitue sans doute une des clefs pour comprendre bien des destructions. On a beau dire « cet élément est historiquement intéressant », s’il est jugé laid, ou banal, il pourra être livré aux démolisseurs. Le caractère évolutif du concept n’aide pas non plus au discernement, mais l’argument justifie précisément de solliciter des avis « éclairés ». Mais d’autres arguments jouent contre la défense du patrimoine, à commencer par la délégitimation dont sont victimes ceux qui se font militants de cette cause-là. Ces gens qui s’étonnent, s’inquiètent, s’interrogent, peuvent en effet être vite taxés du syndrome Nimby. Ils refuseraient de voir leur ville changer, quand ils ne sont juste intéressés que par le soleil qui ne poindra plus dans leur jardin après l’érection d’un immeuble voisin. On leur reproche aussi d’être des nostalgiques, des conservateurs, voire des réactionnaires, et, bien sûr, des irresponsables qui n’ont pas compris que l’esprit de la Ville est « de se construire sur elle-même » et donc de se densifier – mais alors pourquoi s’acharner sur les vieilles demeures alors que des kilomètres de rues à pavillons uniformes aux Longchamps ou à Cesson pourraient être densifiés ? La délégitimation peut aussi, de manière plus ou moins voilée, passer par le reproche de s’attacher à des causes qui ne sont pas essentielles : à l’heure où la planète se réchauffe et où nombre de nos contemporains crient famine, n’y a-t-il pas mieux à faire que de s’occuper de vieilles pierres, dont la défense nuit justement au bien commun mené à coup de bétonneuses créatrices d’emplois directs et indirects et salvatrices de terres agricoles ?
Les défenseurs du patrimoine sont aussi surtout bien faibles car le rapport de force n’est pas en leur faveur. La sainte alliance d’un pouvoir oint du suffrage universel – même avec un fort taux d’abstention – associé à la volonté des propriétaires eux-mêmes, alléchés par les propositions des promoteurs, pèse bien plus, souvent, « qu’une certaine idée de la ville » qu’ils entendent promouvoir. Pourtant, hors quelques intégristes probablement minoritaires, la plupart d’entre eux entendent privilégier un développement urbain plus harmonieux – « durable » diront les modernes –, plus respectueux de l’existant, dans lequel l’ancien et le nouveau communient, et non s’affrontent, où la modernité sait s’imprégner du contexte, de l’esprit des lieux, de son histoire. Arriveront-ils à faire entendre leur voix à l’heure de la compétition métropolitaine ? Rien n’est moins sûr.