Ce n’est pas moi qui parle de « ville névrosée »! Je ne me permettrais pas. Ce sont les gens de là-bas qui le disent, ceux qui l’habitent et peuvent y travailler – garder un travail, veux-je dire – intellectuels, profs, pédagogues, psys, éducateurs, bref, des personnes que j’ai pu régulièrement rencontrer durant une décennie.
Ils vivent là, travaillent dans la ville, subissent des heures et des heures de transports, dans des trams ahanants et cahoteux, dans des trolleys fatigués. Et pour prouver le bien fondé du mot « névrose », l’exprimer au plus près, ils disent qu’il quittent la ville dès qu’ils le peuvent, aux vacances, en « ouiquande », pour fuir, se ménager, se protéger, car ils n’en peuvent plus des trolleys qui calent, des gens si tristes, si tristes.
Les Bucarestois disent que les Bucarestois sont tristes. Ils le disent tristement, commentent cette tristesse qui n’est ni saudade lisboète ni blues du Bronx, une tristesse, disent-ils, à l’état pur.
Alors, on est un peu surpris que des jeunes femmes belles et fines, peu souriantes sauf quand la confiance est lentement mais sûrement acquise, lorsque ces jeunes femmes aux lèvres rougies de fard, aux yeux soulignés mais pas trop, ces brunettes magnifiques nous disent que leur village, voilà où est leur attache, leur vraie de vraie attache, leur havre. Une jeune psychothérapeute trentenaire n’a de cesse que d’espérer passer son permis, tout est si cher ici. Et quelques mois plus tard, le permis en poche, une bonne partie du salaire y étant passé, son espoir pour cette jeune femme en petit tailleur pantalon moulant, impeccable sous ses signes d’european way of life, est de s’acheter la voiture. Une voiture pour quitter cette ville le vendredi, abandonner ses carrefours fous, quitter ses immeubles ternes. Une ville fuit la ville.
Reste « le Petit Paris » comme on surnomme Bucarest depuis longtemps. Cette nostalgie. Il reste une ville suffisamment grande pour s’y perdre, suffisamment petite pour qu’on la parcourt d’est en ouest, de nord en sud sans que trop de temps se passe. On la comprend. On repère assez vite les grandes artères, on saisit mal le quartier des gares, mais ensuite on voit qu’elles sont à certaines heures comme toutes les gares de toutes les villes des lieux de couchage, des cartons qui s’entassent, des cris fusent, des duvets se partagent ou d’autres s’arrachent, et le deal bien sûr, pas moins pas plus de deal qu’ailleurs.
Vite on pige que cette ville est un chantier, un immense chantier un peu bloqué, un peu en panne. À l’instar de l’Europe! Il y a eu, ici c’est plus que sûr, cette jubilation européenne puis sont venues, plus dures qu’ailleurs, les désillusions, les tours de verre en cours, les chantiers stoppés. Ont déferle des kilotonnes de règlements, et cette jeune femme de me dire que ses parents, au village, ne peuvent même plus tuer le cochon dans leur cour.
Il reste ce qui se voit partout : les grandes enseignes lumineuses, celle de Coca-Cola qui coule sur dix mètres de néons tout en haut d’un immeuble un peu moche, son jet lumineux remplit le verre depuis des années depuis la fameuse bouteille américaine que tout le monde reconnaît. Ces néons empêchent de voir, au centre des grands carrefours hostiles aux passants, trois minuscules croix de bois, humble signal d’un pays très croyant. Ou, plus loin, Remus et Romulus tétant la louve, la nôtre, l’universelle, romaine et impériale louve dont on a tous un peu de lait en nous.
L’hostilité? La névrose? Allons sur ce chapitre. Ce qui frappe le passant à Bucarest c’est le regard sans regard des passants. Expliquons-nous. Les rues sont creuses, noires, striées de rails ou huileuses sous les axes filaires des trolleys. La rue automobile est un enjeu compliqué, réservé jusqu’il y a peu à l’étrange jubilation d’aller au plus vite. Et désormais pour économiser l’essence, on roule au point mort. Lorsqu’un taxi vous prend sous ce régime, il vous faut une petite dose de philosophie: à fond d’abord, pied au plancher, pour que l’accélération et le coup de jus dans le carbu soient rentabilisés. Imaginez ensuite la voiture au point mort, traversant les carrefours, évitant les trottoirs tout en les frôlant au mieux, bondissant de bosse en bosse, trouant les trous, dénichant les poules de leurs nids, franchissant les feux avec la seule idée d’aller au bout du bout de la décélération inévitable sans que la voiture profite d’autre chose que de sa propre énergie… Bref, trouillomètre à zéro pour celui qui découvre la méthode.
Parlons du trottoir puisque nous sommes, en cette occurrence, piétons.
Pour le piéton, c’est une autre affaire qui peut aussi tenir de l’enfer. Les trottoirs étant dédiés aux voitures en stationnement. Des Logan par centaines à la queue leu leu, des vieilles R12 que Dacia a continué à produire jusqu’à la récente aventure du low-cost, bref il y eut beaucoup d’acheteurs, les subprimes roumaines se sont vengées sur des carlingues. Or voilà toutes ces centaines de voitures pour une ville sans parcage ni garage. Le pouvoir d’avant n’avait évidemment pas pensé une telle poussée individualiste!
Où les mettre, Où les poser ? Où les garer, ces voitures? Il y a dix ans, elles remuaient encore, descendaient de temps en temps la marche du trottoir, ce n’est plus le cas. Les Logan sont sous bâche ou pas, leurs propriétaires attendant des jours meilleurs ont enlevé les jantes, les bagnoles sont donc statufiées sur les trottoirs, sur cale.
Résumons nous. La rue est un lieu de roulette russe1. Le trottoir est un long purgatoire à voitures. Et le piéton, puisque c’était la question? Il se faufile, le piéton! S’il est adolescent, en bande ou trompe-la-mort donc, il descend sur la chaussée, à ses risques et périls.
Gardons raison et avouons un âge où l’instinct de conservation prévaut. Donc, comment se débrouille le piéton raisonné et raisonnable à Bucarest ? Le passage s’effectue sans signe, code apparent ni attouchement. A priori aucun excès de politesses mais une file indienne. On tente de passer entre les bas d’immeubles un peu gras ou béants, entre les grillages plus ou moins agressifs, on passe là. À raison d’un à la fois, en file indienne. On avise en face la file indienne adverse pourrait-on dire, celle qui vient, et c’est là que sans se regarder ni se dire pardon, allez y, passez, sans connivence aucune. Un code des passages alternés s’établit, chacun son tour, et si d’aventure une bouche d’égout depuis longtemps sans capot de fonte est un risque supplémentaire sur le passage à emprunter, entre les voitures garées et les murs, dans ce goulot d’étranglement, il y aura, signe fort de solidarité, un bâton qui dépasse ou, on l’a vu, un manche de parapluie dont les baleines avaient été vidées de tissu. C’est le signal, on enjambe, ça passe.
La rue est complexe. Les feux tricolores font fonction d’arrêt, de temps en temps. Un décompte des secondes à vivre est offert au piéton, le décompte de sa mort lorsqu’il se lance dans la traversée d’une avenue. Ce compte à rebours macabre est précieux plus que tout. Demandant à des amis, psy ou pédago, si par hasard, en tant que piéton, en patientant au petit bonhomme rouge, si l’on voyait venir en courant un enfant, qui, dans son élan allait se lancer imprudemment, on posait la question en précisant que cet enfant n’est pas le nôtre, ni le vôtre, un inconnu en quelque sorte et qu’un trolley justement débouche à ce moment, quel serait votre geste?
Aucun me répondent unanimement ma vingtaine d’interlocuteurs. Aucun. Aucun m’étonné-je? C’est son destin m’a-t-il été rétorqué.
C’est que Bucarest sent encore le poids de ses destins fatals (excusez le pléonasme, il semblait nécessaire !). Nombre de mes interlocuteurs âgés de moins de cinquante ans me précisent qu’ils sont là, devant moi, formellement vivants mais si l’on peut dire victimes de la loi anti-IVG imposée par le pouvoir totalitaire. S’il n’y avait eu que la responsabilité de leurs parents… nous n’eussions pas fait connaissance! Car Bucarest reste sous l’ombre portée de Ceaucescu, celui qu’on ne nomme plus, qui divise les générations, percute les familles. Il a son palais fou, plus bas près de la rivière Dâmbovita. Pour l’édifier il a fait raser une partie de la ville. On ne redira pas que l’ambition de l’innommé fada était que son palais fût visible de la Lune. Il semblerait qu’il le soit. Les guides l’affirment même si feu Armstrong, en foulant la terre d’en haut et en parcourant son grand pas d’humanité ne le formula pas.
Il y a de cela quinze ans, lors de mes premiers pas dans Bucarest, malgré les mises en garde de tous ceux qui me voulaient du bien, bader dans le Vieux Buca. Où vivaient encore des populations déportées. Le fada en chef ayant pensé malin de mettre dans les maisons orientales du centre, les plus typées, près du dernier caravansérail, les Roms. Les maisons se dégradaient à grande vitesse et à coup de pompes et de fonds européens, les Roms ont été à nouveau déplacés.
Ces quartiers dégradés ont retrouvé du lustre. Même des fondations de remparts romains (la Dacie donc!) ont été mis sous verre et l’on marche sur ce passé éclairé d’en bas, c’est plus que beau et l’on descend désormais vers le Caravansérail par deux ou trois petites rues merveilleusement restaurées. Là où les pavés disjoints retenaient les sacs plastiques, les poches détroussées et les rebus de repas, il y a désormais comme dans toutes les villes européennes des terrasses toujours saturées. L’hiver chauffées au gaz. L’été sous parasol. Le design est en général de bon ton et ce qu’on y mange sent bon tout ce qui est bon.
Ne nommons pas le fou d’avant, le conducatore qui avait voulu vider la ville de son histoire. Francophone notamment. Il a fait raser le musée que les mécènes roumains Anastase et Ana Simu avaient dédié à notre sculpteur Bourdelle sur un modèle identique à celui de la Maison Carrée de Nîmes. Plus trace! Alors, allons au Palais Royal, retrouvons-y une fascination bretonne. Au début du 20e siècle, tous les peintres bucarestois, sont venus au Faouët, à Pont-Aven, Roscoff ou Morlaix et l’on retrouve ici nos paysages, l’exactitude du Raz à sa pointe ou les marchés avec nos aïeux coiffés haut ou largement embragoubrazés. Bucarest est à découvrir. Nous y insistons. Pour ses palais retors, ses maisons basses, posées perpendiculairement aux rues, les coursives entreillées de grappes jaunes où continuent de se jouer des parties de cartes qui font brailler la nuit.
La nuit ne tombe pas à Bucarest. Pas seulement parce que les chiens continuent de hanter les jardins, les friches et de tourner autour des églises, fussent-elles minuscules et cachées derrière de hauts blocs en béton, pas seulement parce que la jeunesse est étudiante et a besoin des nuits pour photocopier le jour, mais aussi parce que c’est à ce moment-là que les trolleys se calment, que les bus brinquebalants arrêtent de trinquailler. On n’entend plus alors que les hommes. On croit qu’ils se disputent mais Bucarest est une porte de l’Orient. Ils parlent fort tout simplement, les Bucarestois. Ils rient, ils gueulent et souvent en buvant ils font des fêtes au pied des maisons, là où pousse depuis toujours une végétation insensée.
Bucarest est moins monumentale que végétale. Les arbres traversent les murs, poussent les grilles, crevassent les sols, ouvrent des brèches. Les jardiniers ont renoncé, trop peu nombreux ou ils font deux ou trois autres métiers comme la plupart des Bucarestois pour survivre et manger.
Alors, faute de jardiniers, les gens de Bucarest, à l’automne, se rendent service et font devant chez eux des tas immenses de feuilles dorées, c’est beau et pas question qu’un môme s’amuse à shooter dedans. Quand la neige paralyse la ville, ça arrive chaque année, les ornières de la rue permettent au trolley de passer, et les gens de Bucarest montent un talus de neige pour qu’on puisse le long des maisons, entre les voitures, continuer à se faufiler.
Mettons que le trolley tombe en panne. On l’a vu, c’est pourquoi on le dit. La plupart des passagers ne pestent pas. Ils regardent ou ils attendent. Destin fatal, redisons- le. Quand le dépanneur arrive avec un truck antique et immense, les passagers hommes se remontent les manches. Il s’agit de ne pas faire de gaffe en déplaçant le bras qui a déraillé et ne touche plus le 10000 volts. Il faut faire gaffe, tout le monde hurle et aide, et ils donnent tous la main et pour peu que le trolley redémarre, les klaxons de joie braillent et les hommes aussi en s’essuyant les fronts avec le revers de la chemise.
Bucarest reste un rêve de ville. Et donc un cauchemar! Ceux qui la disent névrosée ne vont pas tous les jours à la rotonde des poètes du Parc Çismigiu, ils ne regardent pas sur chaque colonne le buste du passé, ils attendent une autre poésie et sans doute qu’ils ont du mal, dans le vacarme du jour et les abois de la nuit, à la trouver. Alors parlons névrose! Bucarest ne l’est ni plus ni moins qu’une ville dont les transformations sont violentes et les silences assourdissants. Ceux qui s’occupent des Roms disent ne s’occuper de personne. Il y a dans cette ville des quartiers d’apparence, certains d’apparat, et il y a dans cette ville de clivage plus que de névrose, ceux qu’on ne nomme pas, qu’on ne voit pas, ceux qui n’ont ni droit de cité – au sens propre ni de raisons d’exister y compris aux yeux des travailleurs sociaux, des pédagogues ou des psychologues. Il leur faut du temps et beaucoup de rencontres pour les convaincre que ceux avec lesquels ils traitent chaque jour, sont sans doute issus de cette communauté des Roms. Bucarest, petit à petit, s’interroge. Un conseiller municipal est issu de cette minorité, qui n’en est pas une, un ministre du gouvernement aussi.
Bucarest est belle et jolie comme le Petit Paris. Bucarest a son arc de triomphe, ses palaces et ses places. Ses bouquinistes ont des placards de bois2 qui s’ouvrent dès l’aube et jusqu’au soir comme des grands livres le long de l’Université. L’Université est ici un mythe, celui des recommencements, de l’espoir !
Il y a, pour la révolution de 1989, deux monuments : un grand, dit « de la patate », et un minuscule, fleuri tout le temps: une croix colorée que les gens ont bricolée en mémoire de l’un d’eux tombé là. Bucarest est un Petit Paris qui dit tout et clive beaucoup! Guérissable donc!