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Initiatives urbaines
#11
Villes d’ailleurs :
Le Caire, les raisons d’une révolution urbaine
RÉSUMÉ > La révolution égyptienne a aussi des causes proprement urbanistiques. Le Caire, la plus grande ville d’Afrique, s’est soulevée parce que des millions de familles craignaient la démolition de leur quartier et souffraient de la privatisation des services urbains par les affairistes proches du pouvoir. C’est aujourd’hui un nouveau modèle urbain qu’il faut réinventer.

     Le mal-développement dont souffre la plus grande ville d’Afrique (20 millions d’habitants déjà), au moins depuis trente ans, vient-il expliquer à sa façon la chute de Hosni Moubarak ? Cette interrogation sous-tend ce texte qui livre un regard d’observateur urbain, et non de politologue. En effet, on peut faire l’hypothèse que la « révolution » de 2011, dont la jeunesse a pris l’initiative sur la place Tahrir, a puisé également son énergie dans les frustrations d’une majorité de familles menacées par la démolition de leur cadre de vie et subissant au premier plan la médiocre qualité de vie, les effets négatifs de la privatisation des services urbains et la captation des ressources de la capitale par une oligarchie affairiste proche (et même aux commandes) du régime de l’ex-président Moubarak.

     L’occasion est ainsi toute trouvée pour évoquer l’essoufflement d’un régime créateur d’injustices, l’historique des contestations déjà multiformes avant la révolution et les défis qui s’ouvrent pour refonder un nouveau modèle de développement urbain, une nouvelle gouvernance métropolitaine et la reproduction d’expériences pionnières réussies.  

     Derrière le chaos à quoi l’on résume si (et trop) facilement la capitale égyptienne, un certain ordre urbain, fruit de logiques néolibérales bien identifiables, doit être décrit pour comprendre les événements récents. Deux points saillants méritent qu’on s’y attarde : la vente en masse du désert environnant Le Caire pour loger les plus riches ; les menaces des politiques publiques à l’égard des quartiers « informels » qui regroupent au moins six Cairotes sur dix.
     Peu avant l’accession au pouvoir de Moubarak en 1981, des « villes nouvelles » avaient été dessinées (sur les conseils de la coopération technique française de l’époque) pour absorber la croissance à venir et la canaliser non vers les terres agricoles, mais au-delà, vers le désert qui commence à une vingtaine de kilomètres de part et d’autre du Nil. Après les premières opérations de logement public et l’arrivée des industries, la venue, dès le début des années 1990, de promoteurs privés désireux de développer des produits immobiliers de luxe a été extrêmement bien accueillie (le mot est faible) par le régime. À ses yeux, l’installation des riches constituerait un appel à s’installer en masse dans le désert, ainsi que cela avait été imaginé au départ mais d’abord sans grand succès en l’absence totale de transports en commun.
     Le désert est ainsi devenu une rente foncière phénoménale cédée aux hommes d’affaires (dont une majorité d’Égyptiens, d’autres provenant du Golfe) eux-mêmes visant les familles fortunées. La responsabilité des gouvernements successifs est immense ; elle est à l’origine d’une élitisation des périphéries. Hosni Moubarak est venu lui-même inaugurer certaines gated communities (villages fermés) louant au passage l’audace des entrepreneurs égyptiens.

Shopping malls et resorts à l’américaine

     Les chiffres sont ahurissants. « En une quinzaine d’années 1 200 km2 ont été attribués à la promotion immobilière privée, soit une surface équivalente à plus de deux fois et demie l’agglomération du Caire qui a mis cent ans pour passer de 35 à 480 km2 en 2000 », a calculé le chercheur Éric Denis. Ainsi pendant les quinze dernières années du régime de Hosni Moubarak, tous les terrains publics des marges désertiques du Caire les plus accessibles sont devenus un chantier à ciel ouvert dans un rayon de 60 km. Ces périphéries sont aujourd’hui composées d’une bonne centaine de gated communities, habitées par la riche bourgeoisie du pays et quelques étrangers.
     Ces « communautés » sont conçues bien à l’écart des autres programmes publics de logement collectif et des zones industrielles ou d’activités plus high-tech comme le Smart Village, dédié aux télécommunications. Le compartimentage est extrême et un modèle urbain à mi-chemin entre l’Amérique du Nord et les pays du Golfe se reflète à travers le développement rapide des shopping malls climatisés et autres resorts de loisirs (golfs, piscines). La consommation des ressources est intense et facilitée par le coût de l’électricité, du pétrole et de l’eau, qui reste extrêmement bas (les subventions profitent bien aux familles aisées !). L’air est sans doute un peu plus sain, comme les habitants se plaisent à le penser, mais le manque de services et d’emplois très qualifiés oblige les ménages à se rendre malgré tout dans les quartiers centraux pourtant honnis pour leur saleté et leurs encombrements.

Quartiers informels : plus de la moitié des espaces résidentiels bâtis

     L’injustice de l’action urbaine du régime qui vient de tomber est criante. Le désert cairote a été le théâtre d’un surinvestissement des pouvoirs publics à l’endroit des « villes nouvelles » : plus du cinquième du budget du ministère de l’Habitat et de l’Aménagement, rien qu’entre 1998 et 2002, pour des espaces qui abritaient à l’époque moins de 500 000 habitants. Inversement, pour la même période, la dépense s’établit à 115 livres égyptiennes par tête (soit pas même 15 €) pour les 12, 13, voire 15 millions d’habitants vivant dans les quartiers informels. À défaut d’offrir assez de logements aux plus démunis, l’État indépendant a été très tôt dépassé par la croissance de ces quartiers. Ils forment aujourd’hui plus de la moitié des espaces résidentiels bâtis, installés le plus souvent sur des terres agricoles, parfois aussi sur des sites avantageux non loin du centre, en front de Nil, mais également sur des sites à risques, comme l’a tristement révélé l’éboulement de la falaise du Moqattam dans le quartier de Duweiqa en septembre 2008.
     Le désintérêt total du régime a cédé le pas à une régularisation a minima sur certains sites en lien avec la coopération technique étrangère. Une abondante littérature scientifique souligne l’absence de politiques sociales et du logement pour les pauvres : de nombreux chercheurs ont mis en relief à quel point les familles doivent se débrouiller elles-mêmes pour accéder à l’électricité ou à l’eau potable. Les habitants doivent également assurer la propreté de leur rue là où les compagnies privées de collecte des ordures ne passent pas, s’organiser et, pour s’en sortir, faire jouer chaque jour leurs réseaux communautaires et familiaux. Les ménages investissent des sommes considérables, au regard de leurs revenus, pour améliorer leur habitat et leur quartier alors même que plane la menace de la démolition, couplée à une perspective de relogement dans les « villes nouvelles » loin des réseaux de proximité.

     Depuis 2008, l’élaboration d’une stratégie métropolitaine appelée « Grand Caire 2050 » a renforcé l’insécurité foncière et immobilière des familles vivant dans les quartiers informels. La stratégie était pilotée par un conseil suprême lui-même présidé par Gamal Moubarak jusqu’à sa mise à l’écart récente des affaires. L’idée de départ était de placer la capitale égyptienne sur la carte des « villes mondiales » – une première en Égypte et pour le régime. Il fallait dès lors identifier des sites pour accueillir des activités de prestige, de tourisme international et de résidences luxueuses.
     Cette commande s’est traduite en 2009 par une première identification de territoires à conquérir. Certains quartiers informels bien situés ont ainsi été visés comme Imbaba bordé par le Nil et situé en plein centre face à l’île huppée de Zamalek, ou encore le quartier Nezlet al Semman aux abords des pyramides de Giza. Un méga projet touristique a également visé la Cité des Morts, cimetière habité, unique par son patrimoine funéraire islamique. Enfin, les perspectives de déménagement des familles ont touché aussi les agriculteurs des îles du Caire encore non construites (Dahab, Qursaya et Warraq), espaces promis à la spéculation immobilière.
     La faisabilité de l’ensemble de ces projets n’a, à ce jour, pas été établie par de solides études techniques alors même qu’elles impliquent des démolitions et relogements considérables. En revanche, des images de synthèse ont largement circulé dans la presse. Elles ont suffi pour inquiéter et susciter des critiques acerbes de certains experts égyptiens dans les médias en 2009 et 2010. Aussi ne peut-on guère s’étonner que les habitants des quartiers visés soient descendus sur la place Tahrir dès les premiers jours des manifestations. Injustice, insécurité, invisibilité, autant de carburants pour alimenter la remise en cause générale du système politique.

     La presse égyptienne se fait depuis une décennie le relais d’une critique tous azimuts de l’inaction du régime de Moubarak. Elle dénonce sans répit une crise généralisée et la menace d’une explosion sociale qui s’est concrétisée début 2011 compte tenu du niveau des salaires et d’une forte inflation au cours des années 2000. La presse s’est également fait l’écho de mouvements multiples de contestations. L’ouvrage collectif Cairo contested coordonné par Diane Singerman et paru en 2009 donne une bonne idée des luttes multiples qui ont eu lieu au Caire bien avant la révolution.
     Un faisceau spontané de mouvements de résistance contre la globalisation néolibérale et plaidant pour la justice spatiale, la participation et l’équité sociale était déjà à l’oeuvre depuis bien longtemps. On y croise ainsi les négociations des conditions de relogement des habitants des quartiers informels, les protestations des derniers agriculteurs des îles nilotiques4 encore non construites (un succès d’ailleurs après un sit-in de femmes sur le périphérique, les appels des intellectuels emmenés par feu Youssef Chahine et un procès remporté contre la vente des terrains à des promoteurs), les mouvements sociaux de contestation directe du pouvoir central, les revendications des réfugiés africains, les grèves ouvrières et des employés et leurs manifestations récurrentes devant l’Assemblée du peuple en centre-ville (depuis le 8 avril 2008, jour de « colère populaire » massive). On peut y ajouter l’action d’associations pour contrer un projet, comme le comité qui s’est constitué depuis 2008 pour proposer des perspectives au quartier d’Imbaba, des ateliers avec les habitants et des agences de coopération étrangère comme ceux qui se sont tenus en 2010 dans le cimetière habité de la Cité des Morts, etc.
     Par rapport à d’autres mégapoles comme Bombay ou Istanbul, il conviendrait sans doute de relativiser les effets de ces mobilisations. Elles surprennent toutefois les analystes peu habitués à autant de contestations dans cette région. Le gouvernement était une cible privilégiée, mais aussi l’ex-président lui-même et son fils (pressenti jusqu’aux révoltes de 2011 pour la succession) bien avant le « 25 janvier ». L’étranger en est une autre à l’instar de l’entreprise française Carrefour qui a fait face en janvier 2010 à une violente manifestation des habitants du quartier du Moqattam opposés à l’ouverture d’un nouvel hypermarché. Pourquoi les autorités ont-elles laissé émerger ces contestations ? L’impression est celle d’un régime qui finalement a permis une certaine liberté d’expression à la « rue arabe » tout en ne changeant rien au gouvernement métropolitain tout entier mobilisé pour servir les intérêts d’une oligarchie.

     On a beaucoup commenté ce qui s’est passé place Tahrir. La surprise, d’abord, fut au rendez-vous. Voici une place, certes centrale, au nom emblématique (l’indépendance !) et proche des symboles d’un pouvoir confisqué (ministères, Assemblée du peuple, bâtiment du quasi État-parti appelé Parti national démocrate, d’ailleurs mis à feu le 28 janvier), mais une place quand même pas si grande que cela et réunissant les meilleurs jours un million de personnes dans une capitale en comportant près de vingt. Ainsi la victoire est-elle sidérante ! Une place et ses alentours (pont Qasr al Nil, Maspero, Qasr el Aini et secteur Talaat Harb) ont fait tomber le dirigeant du plus grand peuple du monde arabe, même s’il ne faut pas ignorer les théâtres plus secondaires à Alexandrie, Suez, Mahalla, Assouan, Louxor...
     Au Caire, l’hyper-concentration des révoltes a été extrême et a favorisé la couverture médiatique des événements. La place est devenue mythique et déjà les premiers ouvrages vont être publiés sur « l’Égypte de Tahrir ». L’Égypte tout entière s’est retrouvée sur la place. Le centre-ville resté l’un des rares espaces publics cairotes encore socialement un peu mixtes a été le théâtre de retrouvailles par delà les classes sociales aux frontières pourtant bien épaisses. On l’a beaucoup écrit : les familles se sont parlées, les religions ont été célébrées ensemble, le combat a été celui de tous. Cette veille du départ de Moubarak avec les chaussures brandies par la foule au désespoir en a été un des moments forts.
     L’organisation de la place durant les événements a donné lieu à toute une solidarité et une discipline conduites et assurées par la coalition des jeunes de la révolution. Ravitaillement, sécurité, nettoyage, soins, tout a été géré avec talent, a-t-on pu lire et relire. Et au lendemain du départ, les jeunes se sont lancés dans un grand nettoyage : remise en place du mobilier, peintures sur les trottoirs, balayage, etc. Des SMS ont circulé appelant à respecter à présent l’Égypte nouvelle en commençant par les rues. À travers toute la ville, des groupes ont répondu « Présent ! » pour prêter renfort, installer des poubelles, repeindre, enlever les gravats. Du jamais vu !

     Les révoltes de 2011 ont révélé l’épuisement de l’ordre imposé par le régime Moubarak. Un nouveau modèle de développement est à inventer et tout reste à faire. En premier lieu, une révision des priorités des politiques publiques est urgente, ainsi qu’une moralisation des pratiques après des années de passations de marchés et de cessions de terrains bien souvent frauduleuses.
     Des collectifs de professionnels commencent à se mobiliser, à rédiger des manifestes pour une refonte des politiques de l’habitat. Les forces armées donnent dès le lendemain du 12 février des signes forts et la presse relaie bien sûr l’information sur les listes noires d’hommes d’affaires corrompus, sur les arrestations, le démarrage de commissions d’enquête, les millions, voire milliards de livres égyptiennes à rembourser à l’État.
     Une dernière nouvelle réjouissante : plusieurs journaux dont Al Ros Al Youssef ont fait savoir que la stratégie « Grand Caire 2050 » était purement et simplement annulée au regard des inquiétudes qui ont circulé sur le « nettoyage » des quartiers centraux du Caire, compte tenu aussi de l’état des finances qui impose de se concentrer sur le programme national du logement et celui dédié aux jeunes ménages, deux actions lancées il y a cinq ans par Moubarak lui-même. Le Caire a besoin plus que jamais d’une stratégie et d’une gouvernance rénovée au lieu d’un pouvoir « local » fragmenté en cinq gouvernorats dirigés par des personnes elles-mêmes désignées par le Président.

Des atouts pour une nouvelle politique urbaine

     Une autorité métropolitaine unifiée serait une première avancée avec des compétences en transports collectifs et en gestion de services urbains. Les politiques sociales et d’accès au logement seraient une seconde priorité. Les familles solvables, mais peu fortunées, sont un marché énorme et les promoteurs sont encore bien rares. Troisième chantier, la gouvernance des villes nouvelles autour du Caire gagnerait à être revue : renforcement des cahiers des charges de cession des terrains avec des objectifs de mixité sociale, révision des droits à construire vers davantage de densité pour optimiser les réseaux et équipements, etc. Un premier travail de révision avait été engagé depuis 2008. Si les études sont reprises par les nouvelles autorités, une planification plus juste et plus respectueuse de l’environnement pourrait se mettre en place.
     Enfin, pour les quartiers centraux, l’hyperdensité pourrait être vue par les décideurs et les planificateurs comme un atout et non plus comme une seule nuisance ; l’enjeu étant de trouver la meilleure façon de gérer un grand nombre d’habitants dans les quartiers centraux très compacts. L’intensification des projets de transports collectifs de masse est une partie de la solution. Un changement de regard sur les quartiers informels serait également un pas supplémentaire. Au lieu de les voir comme une menace, les futurs décideurs auront intérêt à partir du potentiel qu’ils constituent : compacité de la trame urbaine (et donc économie du foncier), polyfonctionnalité, forte part de la mobilité piétonne pour les déplacements entre le domicile et le travail, système intraquartier de transports (tricycles motorisés appelés tuk tuk et microbus), etc.
     Des expériences pionnières de développement durable existent et pourraient également être capitalisées. Des ONG et autres collectifs émanant de la société civile témoignent que des alternatives au modèle néolibéral et autoritaire sont possibles. Un tissu de jeunes associations s’est constitué ces dernières années sur des thèmes nouveaux : le changement climatique, l’énergie solaire, le covoiturage ou encore le vélo en ville. Clairement en avance sur les politiques (bien occupés par d’autres priorités réseaux internationaux. Elles furent présentes dès la première heure dans les révoltes9. Leur action, même parfois symbolique, a posé des premiers jalons.
     Enfin, des expériences comme la régénération du Darb al Ahmar dans le Caire islamique conduite par la Fondation de l’Aga Khan avec un réel apprentissage de la participation des habitants à la transformation du quartier, les méthodes d’intervention de la coopération technique allemande dans les quartiers informels ou encore les efforts déployés par la nouvelle agence de « l’harmonie urbaine » (tout un programme au Caire !) pour protéger et valoriser le patrimoine des quartiers d’urbanisme européen, comme le centre-ville qui fut le théâtre de la révolution, devraient être soutenus, financés et relayés par les futures autorités.